TU saignais, tu tremblais, tu toussais, tu crachais tes poumons ce soir-là, tu tournais en rond dans le labyrinthe de buis telle une bête traquée, un jeune cerf aux abois, et lorsque j’ai compris que tu n’irais pas plus loin, que tu cherchais un asile, je suis descendu à ta rencontre. Des rigoles de larmes et de sang te noyaient les joues, tu avais le front tuméfié, les yeux rougis par les gaz lacrymos, les genoux, les coudes et la paume des mains écorchés ; ton jean et ton t-shirt étaient déchirés. Sur le moment, je ne t’ai pas reconnu, Walid : je t’avais perdu de vue depuis des années, ton foulard maculé de sang te masquait la moitié du visage, et ta voix paniquée sonnait étrangement lointaine dans l’obscurité. Toute la petite bande de voltigeurs avait filé sans toi. Depuis la fenêtre grillagée de ma cellule, j’avais assisté à la scène : entendu les tirs, les cris, les sirènes ; vu leurs têtes cagoulées surgir au-dessus du mur d’enceinte ; leurs mains, leurs bras, leurs jambes écartent les barbelés, évitent les tessons de verre, franchissent le mur avec une étonnante souplesse ; ils s’élancent dans le vide tels des hommes-araignées, sautent à terre avec une adresse de félins, galopent à travers le jardin ; des grappes de sable et de poussière se soulèvent dans leur sillage ; le temps de me rendre à l’autre bout du couvent pour comprendre d’où ils venaient, qui ils étaient, ce qu’ils fuyaient, où ils allaient, ces inconnus avaient disparu…
Et il ne restait plus que toi, Walid, avec ton visage en sang, tes vêtements en loques. Toute la scène me revient à présent : tu es là, oui, dans le jardin du couvent, tu tournes en rond en te tenant la tête, tu répètes ton appel à l’aide. Alors je vérifie que nous sommes bien seuls, j’ouvre la porte du cloître, te fais signe de le traverser en silence, soulève la trappe de la citerne et te demande de descendre :
– Reste ici pour l’instant, je viendrai te chercher à l’heure du souper, quand ils seront tous au réfectoire : dans l’état où tu es, il vaut mieux que personne ne te croise.
Une demi-heure plus tard, je viens te délivrer de ta cache, je braque sur ton visage ma lampe de poche, et c’est alors que j’ai reconnu tes beaux yeux verts, tes longs cheveux châtains, ta fossette au menton et ton air mutin. Tu t’étais débarbouillé dans l’eau de la citerne et tu avais noué ton foulard autour de ton front, pour éponger le sang de ta blessure. C’était bien toi, Walid, l’enfant aux cerfs-volants, le gamin qui venait frapper autrefois au portail du couvent pour récolter des tiges de bambous. Mais tu n’étais plus tout à fait un enfant ; tu avais déjà la sveltesse d’un adolescent ; un liseré de duvet brun jetait une ombre sur la trace de l’ange ; la courbe de ton menton fendu s’était affermie ; tes joues creusées par la faim faisaient saillir tes pommettes ; il y avait dans ton regard un air de rage et de défiance.
– Walid, qu’est-ce que tu fais là ? Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?
Tu bafouilles quelques explications confuses. Je te fais signe de me suivre. En grimpant les marches menant à ma cellule, tu me racontes le début et la fin de cette histoire dont je n’avais saisi que des bribes, dont je n’avais perçu, comme souvent, qu’une rumeur indistincte : écho de cris, de sirènes et de détonations. Une manifestation se tient aux portes de la ville. Tu t’y rends avec quelques amis, pour vous défouler, passer le temps, hurler votre colère. Au bout de quelques minutes, la manifestation tourne à l’affrontement. Des poubelles brûlent. Des projectiles fusent dans l’air. Des pierres volent. Des cocktails Molotov explosent. Les soldats ne tardent pas à riposter. Premiers tirs. Grenades lacrymos, d’abord, balles de métal caoutchouté ensuite, pour disperser la foule dans la fumée. Enfin, c’est la police montée qui charge dans le tas et poursuit les plus déterminés d’entre vous. À la vue des chevaux, tu as la frousse, tu prends tes jambes à ton cou, tu dérapes dans la poussière, tu tournes au coin de la rue. Te caches derrière une benne à ordures. Attends que les tirs cessent. Mais les soldats se rapprochent, tu les aperçois là-bas, ils trottinent tels des robots sous leur casque à visière, s’accroupissent, se mettent en position de tir, épaulent leurs fusils — tu entends la détonation, la violence du choc te propulse en arrière, la balle ne fait qu’effleurer ton front mais tu chancelles, le sang t’aveugle, tu crois d’abord que tu as perdu un œil, les soldats vous poursuivent, la chasse à l’homme a commencé, tu cours au hasard en criant, les amis viennent t’aider, tu les suis péniblement, on te fait la courte échelle, vous escaladez le mur du couvent, ils traversent le jardin à la vitesse de l’éclair, tu trébuches contre une racine, tombes, te relèves, ils sont déjà loin, tu cries à l’aide de toutes tes forces… ils ne t’entendent plus, tu les vois prendre leur élan, se suspendre aux branches du vieux sycomore, là-bas, pour gagner l’autre versant du mur… Et tu renonces alors, car tu sais que si tu tentes ta chance à ton tour, les gardes-frontières — leurs sirènes déchirent le ciel, le halo bleu de leurs gyrophares rayonne dans la nuit — seront déjà là pour te cueillir : le couvent est cerné, tu es fait comme un rat.
– Walid, je croyais que tu m’avais promis de ne plus lancer de pierres…
Tu ne réponds pas. Tu ne cesses de regarder derrière toi, tu te méfies, tu as peur d’être suivi. Le couvent, heureusement, est désert : les frères ne sont pas encore de retour du réfectoire. J’ouvre la porte de ma cellule, je saisis sur mon lit une serviette, te la jette au visage et t’indique les sanitaires, là-bas, de l’autre côté du patio :
– Prends une douche, Walid, tu en as bien besoin. Mais dépêche-toi, si quelqu’un te croise, on aura de sérieux ennuis, toi et moi !
Le règlement intérieur était formel, et Michel, le frère hôtelier, veillait à ce qu’il fût respecté à la lettre : sauf permission exceptionnelle, il nous était interdit d’héberger des laïcs ; comme dans une prison, les personnes étrangères au couvent pouvaient être reçues au parloir, à condition d’informer à l’avance le père Maurice de leur visite. Je savais ce que je risquais si quelqu’un s’avisait de ta présence : je n’aurais plus qu’à faire mes valises en attendant qu’une enquête soit ouverte et mon excommunication prononcée. Lorsque tu reviens des sanitaires, je te demande de me laisser examiner ta plaie. Tu refuses d’abord, et comme j’insiste, tu finis par céder. Ton arcade sourcilière gauche est entaillée. La peau, gonflée par le pus, a jauni tout autour, bleui par endroits ; les poils qui n’ont pas été arrachés par le choc sont collés sous le sang coagulé.
– Ça doit être une balle de métal caoutchouté. Tu l’as échappé belle : un poil plus bas et tu pouvais dire adieu à ton œil gauche. Voilà ce qu’il en coûte, de vouloir voir les choses de ses propres yeux. Tu veux que je te raconte comment ils incisent l’enveloppe en caoutchouc de leurs balles et comment ils visent en priorité les yeux ou le ventre, pour que ces armes non létales fassent finalement le plus de dégâts possible ? Tu t’imagines avec un œil de verre ou un bandeau de pirate autour du front, à ton âge ?… Mais, dis-moi, Walid, c’est quoi, cette trace, là, sur ta joue droite ? Tu t’es battu ?
En examinant ton visage, je m’aperçois qu’il y a d’autres traces de blessures récentes… Ta joue droite est enflée.
– Non, je me suis cogné contre un mur.
– En principe, quand on se cogne contre un mur, ce ne sont pas les joues qui prennent. Dis-moi la vérité.
– C’est un interrogatoire, monsieur l’inquisiteur ? Fichez-moi la paix avec vos questions !
– Je parie que tu t’es battu. Taillé comme tu es, tu ferais mieux de jouer au cerf-volant, c’est moins risqué… Pourquoi tu ne viens plus jouer de l’autre côté du mur ?
– Parce que j’ai passé l’âge. Et puis ce n’est pas avec des cerfs-volants qu’on lutte contre une occupation militaire. Aujourd’hui, la terre leur appartient. La mer leur appartient. Le ciel leur appartient. Même le sous-sol leur appartient. Et si nous voulons reconquérir un de ces éléments, il nous faut des armes, des vraies.
– Ah oui ? Et quel type d’arme, s’il te plaît ? Après avoir lancé des cerfs-volants, tu veux lancer des roquettes ?
– Non, les roquettes appartiennent au passé. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, ce sont des drones.
– Le drone est l’arme des lâches.
– Le drone est une arme comme une autre.
– Tais-toi. Tu vas rester ici toute la nuit et demain je t’emmène à l’hôpital.
– Vous pouvez y aller sans moi. Pas question que je foute les pieds dans leurs hôpitaux.
– Tu as bien foutu les pieds dans leur lycée.
– Oui, mais justement, je me suis fait virer.
– Comment ça ?
Cette nuit-là, Walid, tu me racontas tes mésaventures et tes tribulations. Comment tu séduisis ta cousine Nida, grâce à tes cerfs-volants. Comment ton oncle Hassan fit tout pour t’empêcher de la voir. Comment tu fixas une minicaméra à un cerf-volant pour filmer ta cousine sur son balcon, lorsqu’elle enlevait son voile et dégrafait son corsage. Comment ton oncle découvrit les vidéos que tu regardais la nuit sur son ordinateur, avant de t’endormir. Comment il te chassa de chez lui, cessa de payer tes études, exigea ton renvoi immédiat du lycée. Comment il te gifla — d’où cette joue droite enflée — avant de brandir sa ceinture et de te fouetter jusqu’au sang — la boucle avait imprimé sur tes fesses des marques noires —, car la rumeur insensée courait, dans tout le quartier, que vous vous retrouviez dans des souterrains, des brèches, des anfractuosités, et que tu la tripotais, comme ils disaient, avec le consentement des gardes-frontières, ta cousine. Ensuite, tu te retrouvas à la rue, du jour au lendemain, à cause de ces persiflages. Tu avais la rage, tu voulais te venger, tu savais le nom de l’enfoiré, comme tu disais, qui vous avait calomniés. Tu le tuerais, si tu le retrouvais, ce mouchard. Tu vivais désormais tel un chien errant, dormant sous des porches, dans la rue. Te lavais dans la cour des mosquées. Te nourrissais de fruits et de légumes chapardés dans les jardins, volés sur les marchés. Parfois, tu fouillais les poubelles de la vieille ville à la recherche de vivres qui n’étaient pas encore avariés.
Je t’ai promis de t’héberger quelque temps. À une seule condition. Que tu te tiennes tranquille et que personne ne s’avise de ta présence. Tu passerais la journée dehors et regagnerais le couvent la nuit, en franchissant le mur grâce au grand sycomore, là-bas, dont les branches ployaient au-dessus de la rue. Tu dormirais dans une pièce secrète du cabinet d’archéologie — entre frères, nous appelions pompeusement cette maisonnette située au fond du jardin le musée car nous y avions entreposé tout ce que nos aînés rapportaient de leurs missions aux quatre coins du désert, à l’époque où la passion pour l’archéologie s’accompagnait d’une passion tout aussi grande pour le pillage. En tant que frère archéologue, j’étais le seul à posséder les clés du musée — tous les matins, j’étais chargé d’en ouvrir les portes, que je verrouillais et barricadais le soir, depuis que des petits malins faisaient régulièrement le mur pour puiser dans notre butin les pièces d’or, les fragments de chapiteaux romains ou les carreaux de mosaïque byzantine qui les aidaient, une fois revendus sur des marchés, à boucler leur fin de mois. Je n’oublierais jamais, Walid, ton regard émerveillé le jour où tu découvris, sous le tas de tapis turcs et de coussins brodés qui te servait de couche, les délicates arabesques et les magnifiques mais lacunaires scènes de chasse que nous avions arrachées à la terre : les ailes festonnées d’un vautour s’abattant sur les oreilles dressées d’un lièvre à la mine apeurée ; la gueule stylisée d’une hyène flairant le cadavre sanglant d’une gazelle ; une énorme patte de lion enfonçant ses griffes dans la croupe ocre d’une antilope.
Je te racontais alors l’histoire de ce prince qui portait ton nom, Walid, qui fut tué à trente-six ans, ne régna qu’un an et n’eut pas le temps d’achever son palais d’hiver, un des plus grands et des plus beaux de l’époque, dont les ruines se perdaient désormais dans le désert. Je te décrivais cette mosaïque, la plus grande mosaïque connue au monde, que nous avions recouverte d’une immense bâche et d’épaisses couches de sable pour la dissimuler à la vue des Barbures. Tu me faisais promettre que nous irions la voir, un jour — que je t’emmènerais dans le désert. J’opinais du chef, sans savoir comment je pourrais bien m’acquitter de ma promesse — en attendant, si tu voulais t’instruire, je te rapporterais des livres de la bibliothèque, mais en matière de lecture, il y avait déjà de quoi faire, sur les étagères du musée. Avant de t’endormir, tu lisais pendant des heures à l’aide d’une lampe de poche, pour ne pas éveiller les soupçons, mais avec une fringale de savoir extraordinaire, tout ce qui te tombait sous la main — des manuels d’histoire et d’archéologie, des recueils de poèmes soufis, quelques pages de la Bible — et tu griffonnais des notes sur un petit carnet noir que tu laissais par mégarde, que je feuilletais parfois, restant longtemps fasciné par tes nombreux dessins de cerfs-volants et d’archipels imaginaires. Quand je me levais à l’aube pour les matines, quand j’allais te délivrer du musée, tu dormais encore d’un sommeil profond d’enfant fourbu, un livre entrouvert, glissé contre ta joue. Avant de te réveiller, je t’écoutais ronfler, je regardais les premiers rayons de soleil caresser ta nuque, je passais la main dans ta belle toison châtain, je pensais au fils que je n’ai pas eu, je suivais des yeux le dessin délicat de tes lèvres, je lisais les secrets enfouis sous tes paupières closes, j’imaginais la saveur de tes rêves.