TU rêvais de devenir un homme volant, Walid. Tu disais : un jour, les hommes auront des ailes, et la terre ne les retiendra plus prisonniers. Je t’ai répondu que moi aussi, quand ma grand-tante m’emmenait admirer la chapelle des Anges, dont elle gardait précieusement la clé dans son buffet depuis la mort de son mari le dernier bedeau du village, je croyais que tous les êtres vivants deviendraient ailés comme ces créatures bibliques qui descendent de la belle voûte bleu turquoise et s’assemblent sur les remparts de la cité céleste. Lorsque j’ai compris que cette mutation génétique n’était pas pour demain, ni pour jamais sans doute, j’ai cru que je vivrais un jour dans un monde où tous les objets seraient volants ; un monde où seraient abolies la marche, la traction à cheval, la roue, la pesanteur et la gravité ; j’ai fini par admettre que ce monde-là n’existerait jamais.
Ce matin, comme on annonçait la marée du siècle, j’ai loué un gîte au bord de la mer pour assister à ce spectacle et revoir la chapelle et les falaises de mon enfance. Et j’ai emporté dans ma valise Iristan, ton cerf-volant : avec les grandes marées de l’automne viennent les grands souffles océaniques ; c’est le moment idéal pour jouer avec le vent ; autrefois, tous les enfants des environs se ruaient vers la plage à l’équinoxe ; sur les quais du port, les pêcheurs nous donnaient des pans de voiles usées dans lesquels nous découpions nos cerfs-volants.
En roulant vers la mer et les falaises de mon enfance, j’ai eu l’impression que tu avais pris place à mes côtés, Walid, j’ai cru voir mon pays natal avec tes yeux, j’ai imaginé ce que tu aurais pensé d’un pays si vert, si morne et si vaste, où l’on peut rouler pendant des heures sans tomber sur un barrage, une patrouille, un mirador, j’ai cru revivre le jour où nous étions partis longer les rivages interdits de ton pays, j’ai repensé à la pure folie de notre petite virée printanière. Je savais ce que je risquais si nous tombions sur un contrôle mais j’espérais que la plaque consulaire noire et l’habit blanc dissuaderaient les soldats de nous arrêter au franchissement des checkpoints. Néanmoins, ils n’étaient pas tout à fait dupes, les soldats : ils te dévisageaient à travers le pare-brise, ils fixaient le bandeau qui dissimulait ta blessure, on les entendait murmurer leurs soupçons ; si par malheur ils exigeaient tes papiers, nous avions mis au point tout un petit stratagème pour ne pas finir au poste…
Tu rêvais de voir la mer, Walid, et je t’avais promis de te la montrer. De t’emmener sur les côtes de la vraie mer, loin de cette mer morte qu’ils vous ont laissée, qui s’évaporait, se réduisait comme peau de chagrin ; aujourd’hui, ce n’est plus qu’un piteux marais salant balayé par les vents ; dans quelques années, le désert l’aura complètement effacée. Nous sommes partis le lendemain matin, à l’aube, avant les matines, pour ne pas éveiller les soupçons. Il fait très beau ce matin-là, tu portes un t-shirt vert, un short rouge, des baskets noires et blanches et ta casquette de Gavroche ; tes cerfs-volants sont pliés dans le coffre ; tu demandes s’il y aura assez de vent, si la mer sera assez chaude, je dis oui, je te promets que nous allons nous baigner, tu souris, tu demandes si je vais nager tout habillé comme le font les femmes de ton pays ou si j’ai emporté un maillot de bain sous ma soutane, je te dis ça ne s’appelle pas une soutane mais une robe, la soutane c’est pour les curés, tu ris, tu dis que les soldats seront bien étonnés de voir un moine et un gamin dans la même bagnole, en tout cas tu ne pourras pas passer pour mon fils, je réponds que les dominicains ne font pas vœu de chasteté, et que dans le fond rien ne m’empêcherait d’être ton père, tu me demandes si je suis puceau — tu dis vierge pour ne pas me choquer —, je rougis, je dis mêle-toi de tes affaires, Walid, alors tu boudes et tu regardes à travers la vitre ce paysage que tu vois pour la première fois.
Quand nous laissons derrière nous les embouteillages des faubourgs, tu colles ta joue à la vitre et ne cesses de regarder le paysage. La route dévale brusquement vers le nord-ouest, s’enfonce entre des gorges, les parois des montagnes se rapprochent. Tu vois les chantiers mobiles, le viaduc inachevé, le dernier tronçon de ce grand barrage hideux qui s’enroule sur lui-même et se mord la queue tel un immense boa constrictor, un python de fer et de béton. Tu demandes comment s’appellent les villages qui s’accrochent là-bas à la pente, je décline leurs noms les uns après les autres, à mesure que nous les dépassons, Abou Ghost, Abou Zined, Wadi Manar, Al-Malara ; tu vois un minaret se dresser entre deux collines ; tu t’étonnes qu’ici aussi il y ait des mosquées ; je te réponds que le grand barrage ne sert qu’à séparer l’homme de son prochain. Le ciel est de plus en plus laiteux, l’air de plus en plus lourd, l’asphalte miroite devant nous, la chaleur monte de la route, emplit l’habitacle. Les pins, les eucalyptus, les cyprès, les oliviers, les murets, chaque élément du paysage paraît recouvert d’une poussière ocre ou grise, tirant parfois sur un vert sale, kaki ou caca d’oie, couleur d’une terre imprégnée par la guerre.
Comme la vieille camionnette n’est pas climatisée, tu ouvres la vitre, tu dis que tu préfères l’air des montagnes, ici il fait trop chaud, tu transpires, tu suffoques, et puis ce paysage est d’une tristesse, tous les bleds se ressemblent ; toutes les maisons, tous les immeubles paraissent inachevés, on dirait que les hommes ont tout laissé en plan, à moins que la guerre ne soit aussi passée par là, rabotant les murs, éventrant les toits. Je te promets que les paysages seront plus beaux dès que nous approcherons du rivage mais j’ai un doute, je me dis que tu trouveras peut-être tout cela très laid. Tu me réponds que tu as déjà vu ces paysages dans des manuels scolaires, sur des affiches publicitaires, je me souviens alors que leurs checkpoints, comme les stations de métro ou les halls d’aéroport, sont placardés d’invitations au voyage vantant la beauté de leurs cités balnéaires, ce supplice de Tantale, rien que pour vous narguer, comme si vous aviez souvent le luxe d’obtenir un laissez-passer jusqu’à la côte, comme si la plupart d’entre vous ne traversaient pas leur muraille médiévale pour embaucher dans leurs écoles, leurs usines et leurs hôpitaux, mais pour aller se prélasser sur leurs plages californiennes, à l’ombre de leurs palmiers !
Tu rêvais de venir vivre en France, Walid, et je te disais que tu serais déçu, que mon pays n’était plus que l’ombre de lui-même, que tu n’y serais pas très bien reçu, car nous avons perdu le sens de l’hospitalité, car nous nous sommes recroquevillés sur nos privilèges, car nous avons oublié les valeurs qui firent autrefois notre renommée dans le monde entier. Sur la route de mon pays natal, les images de notre voyage me revenaient par bouffées — je voyais se superposer ton pays et le mien, je comprenais à quel point tes Îles du Levant me manqueraient. Depuis mon retour en Europe, la nuit domine, les nuages sont noirs, le froid règne en maître : l’hiver est venu avec deux mois d’avance et je n’ai pas encore vu le moindre coin de ciel bleu. Il n’y aura pas de printemps l’an prochain, disent les vieux qui se sont résignés à la mort des saisons et à l’avènement de ce nouvel âge glaciaire.
Dès mon arrivée, j’ai déposé mes bagages dans mon gîte aux jolis volets bleu lavande. Depuis les fenêtres du premier étage, on voit la mer qui s’étale par-dessus les essentages et les toits d’ardoises, les cheminées de briques et les chiens-assis. J’aurais aimé, Walid, te montrer ce spectacle que je croyais avoir oublié mais qui m’émeut toujours comme si je le voyais pour la première fois. À main gauche tu apercevrais le petit port de pêche derrière son grand phare blanc ; amarrés en quinconce, les barques et les chalutiers dessinent une mosaïque irrégulière de couleurs vives qui égaient un peu la grisaille géométrique de cette bourgade entièrement reconstruite après guerre. À main droite tu devinerais la chapelle des Anges, perchée là-bas sur la falaise d’amont ; son clocher d’ardoises est vrillé ; les uns disent que c’est l’œuvre du vent, les autres que c’est une des séquelles des bombardements allemands ; personnellement, je penche pour la première version, car si les Allemands détruisirent la quasi-totalité de la ville, chacun sait qu’ils prirent soin d’épargner les plus anciens édifices.
Si tu m’avais accompagné dans mon pèlerinage au pays natal, Walid, c’est par la chapelle des Anges que nous aurions commencé la visite. Depuis le décès de ma grand-tante, je savais qu’une autre vieille dame en gardait les clés mais j’ignorais son nom comme son adresse. Quand j’ai poussé la porte du café du Commerce pour me renseigner, tout le monde — même les vieux pêcheurs dont je n’avais pas oublié les gueules aux traits burinés — m’a regardé comme si j’étais un étranger : c’est une sensation bizarre, de passer pour un touriste étranger dans son propre pays. Au comptoir, on m’indique la maisonnette de brique où vivote cette vieille dame, au fond d’une impasse pavée qui a très peu changé depuis mon enfance, comme si le temps n’avait plus de prise sur la petite bourgade maritime, comme s’il n’y avait plus assez d’air ou d’espace pour laisser filer le cours de l’Histoire.
Quelques minutes plus tard, je frappe à la porte de la vieille dame. Elle me reçoit, je me présente, elle me dit :
– Cher monsieur, la chapelle des Anges est interdite aux visiteurs depuis qu’elle tombe en ruine et menace de s’effondrer avec tout un pan de la falaise, mais puisque vous êtes le petit-neveu de Madame Esquelbecq, je vais vous accompagner.
Nous grimpons ensemble le raidillon qui mène à l’abri du vent, entre les haies d’aubépine, les genêts et les fougères, au sommet de la falaise.
La petite chapelle trapue est toujours là, sous son lourd clocher d’ardoise qui se panache d’un nuage et la coiffe tel un heaume de chevalier. Les tombes du cimetière se blottissent contre les vieux murs boursouflés, troupeau figé de pierres moussues ; toutes les croix sont tournées vers le large ; sur les dalles de pierre, les inscriptions funéraires garantissent aux morts une vue éternelle sur la mer ; cependant, toute cette pierraille, comme la falaise, comme la chapelle, finira bien par s’effondrer et par être réduite, là-bas, en milliards de galets. Brandissant un énorme trousseau de clés, la vieille dame ouvre la porte qui émet un miaulement plaintif. Nous passons sous le porche de la chapelle. Traversons la nef aux colonnes de guingois. Grimpons les marches derrière l’autel.
Là, quel émerveillement ! Le bleu turquoise de la vieille voûte romane est encore plus beau, plus clair, plus vif que dans mon souvenir ; à sa vue, toute la tristesse qui ne veut plus me lâcher depuis mon retour en Europe reflue très loin dans mon esprit. Pendant de longues minutes, la vieille dame et moi, nous demeurons les yeux levés vers la fresque du XIe siècle qui se lézarde un peu plus chaque année. Sur les murs sont gravés en latin les derniers versets de l’Apocalypse de saint Jean à propos de la Jérusalem céleste :
« La ville peut se passer de l’éclat du soleil et de celui de la lune, car la gloire de Dieu l’a illuminée, et l’Agneau lui tient lieu de flambeau. Les nations marcheront à sa lumière, et les rois de la terre viendront lui porter leurs trésors. Ses portes resteront ouvertes le jour — car il n’y aura pas de nuit — et l’on viendra lui porter les trésors et le faste des nations. Rien de souillé n’y pourra pénétrer, ni ceux qui commettent l’abomination et le mal, mais seulement ceux qui sont inscrits dans le livre de vie de l’Agneau. »
Au zénith, le Christ en majesté trône dans sa mandorle, le Livre ouvert sur les genoux. Il écarte les bras et lève le médius et l’index de la main droite en signe de bénédiction. À ses pieds se tient la Vierge en adoration dans son manteau bleu roi. À sa tête qui se situe à l’est, resplendissante telle une pierre précieuse, la Cité sainte descend du ciel, portée par des anges qui brandissent le flambeau de l’Agneau mystique ; elle a des tours et des coupoles et ses murs sont troués de baies où l’on aperçoit les visages des élus. Tout autour, sur les remparts de la ville rehaussés de pierreries et percés de douze portes, se tiennent les nuées d’anges, d’archanges, de séraphins et de chérubins.
Parmi ces anges assemblés, il en est un qui porte des cheveux longs sous son auréole et arbore au niveau du buste et de l’entrejambe un étrange renflement patiné par les mains des fidèles : les gens du village l’appellent l’ange androgyne ; toutes sortes de légendes circulent à son propos ; on dit que l’homme qui dessina son visage a fresco et sculpta son corps dans la pierre souhaita résoudre ainsi le mystère du sexe des anges, qui me tourmentait tant dans mon enfance. En croisant son regard inquiet, j’ai pensé à toi, Walid : toi aussi, tu étais mon ange androgyne, Walid, depuis le soir où j’avais caressé tes rêves, dans notre petit musée qui te servait de cache. Et depuis ce soir-là, je tremblais pour toi tous les jours, je te voyais partout, ton nom peuplait mes prières, je me doutais que tu jouais à un jeu dangereux, mais je ne voulais pas me mêler de tes affaires, tu n’avais que faire de mes admonestations, tu te moquais des apôtres de la non-violence dans mon genre et je n’ai guère été surpris lorsque j’ai appris ta mort dans les journaux.
Le jour où ils ont violé l’enceinte du couvent pour mener leur perquisition, le jour où ils sont entrés en hurlant dans ma cellule et m’ont demandé de les mener dare-dare à ton repaire, j’ai tout fait pour dissimuler les preuves, j’ai tenté de leur soustraire ton petit carnet noir mais ils m’ont menacé, m’ont insulté, me l’ont arraché des mains, m’ont donné quelques coups de crosse au passage et m’ont craché au visage, en dépit des instructions de l’officier de réserve, qui leur avait demandé de ne pas me molester. Lorsqu’ils ont proclamé sur les ondes, à la télé, dans les journaux, quelques jours plus tard, que tu étais une graine de terroriste, un enfant-soldat, un tueur à distance, un pirate de la frontière ou je ne sais quelle racaille qui méritait la mort, j’ai su tout de suite qu’ils mentaient, qu’ils calomniaient ta mémoire, je savais que la rage d’en découdre et le goût du sang t’avaient traversé l’esprit comme il traverse l’esprit de tous les jeunes hommes révoltés par l’usage aveugle de la force, mais je savais aussi que tu n’avais blessé personne, Walid, que tu n’avais pas apporté l’épée, qu’ils ne t’en avaient pas laissé le temps, qu’ils t’avaient fauché dans la fleur de l’âge, sans te laisser le choix des armes.
Je savais qu’ils tentaient par tous les moyens de justifier ton exécution préventive. Alors oui, Walid, j’ai senti que c’était une partie de moi-même qu’ils avaient tuée, je me sentais coupable de n’avoir pas su te prévenir et te protéger, je divaguais, je perdais le sommeil et la raison, j’errais toutes les nuits dans les ruelles de la vieille ville, drapé de linge blanc de la tête aux pieds, je criais ton nom, Walid, Walid, Walid, je criais ton nom contre les murs, je confiais notre secret au silence des pierres, et c’est ainsi que je me suis retrouvé à l’hôpital où j’ai failli abjurer la foi s’il n’y avait eu le miracle de Son apparition et de Son pardon. Mais j’ai fini par la perdre, la foi, quelques années plus tard, lorsque j’ai compris que des milliers d’enfants innocents seraient encore tués dans la plus grande indifférence, malgré Sa volonté.
Tu rêvais de venir vivre en France, Walid, et tu sais combien j’aurais aimé te faire découvrir mon pays natal. C’est un plateau bocager perché sur la mer qui ressemble aux archipels imaginaires que tu dessinais sur les voiles de tes cerfs-volants ; lorsqu’on emprunte les routes parallèles au rivage, on ne sait jamais si c’est le ciel ou la mer qui se déploie au large, cette étendue gris-bleu qui tranche avec le vert des champs et des prairies ; pour s’en assurer, il faut s’aventurer dans des valleuses, ce sont des gorges verdoyantes nichées au creux des falaises ; il y a parfois au bout de ces valleuses une échelle métallique qui permet, à marée basse, d’accéder à l’estran rocheux et de faire face au grand mur blanc des falaises. C’est là, dans une de ces valleuses où je jouais enfant, que j’ai emporté Iristan, ton cerf-volant.
Tu n’auras pas eu d’enfance, Walid, dans ce pays où tous les hommes naissent inquiets, vieillissent vite et meurent trop jeunes. Quant à moi, je n’ai jamais su fonder cette famille qui me manque tant aujourd’hui, condamné que je suis à vivre dans cette solitude hautaine et pimpante à l’image du gîte que j’ai loué. À marée basse, ce matin, la mer s’était retirée très loin vers le nord, on n’entendait plus sa rumeur, et comme le vent soufflait très fort, j’ai lancé ton cerf-volant dans les airs. Les adultes — avides de crevettes et de bigorneaux — étaient partis à la pêche, chaussés de bottes en caoutchouc, un seau à la main, remuant des pieds les galets, scrutant tous les rochers des yeux ; les miens, ceux de quelques enfants, restaient levés vers le ciel. Nos cerfs-volants rivalisaient d’adresse avec les mouettes et les goélands qui nichent dans les anfractuosités des falaises et s’égosillent pour éloigner les gros prédateurs que nous sommes. J’ai imaginé ce que ces oiseaux pouvaient voir là-haut, et l’espace d’un instant, j’ai cru te voir perché sur la plus haute cime de ce rempart de craie, j’ai cru entendre ta voix de vif-argent : tu nous regardais, tu agitais les bras, tes cheveux flottaient dans l’air, tu dirigeais les cerfs-volants du regard, tu écartais les falaises, tu attrapais les nuées, tu galvanisais le vent…
Un instant, j’ai été pris de vertige et j’ai cru voir bouger les pans de la falaise, je l’ai vue se cabrer, ruer en avant puis en arrière, se coucher telle une grande jument blanche, à la fois fauve et docile. Puis je l’ai vue se plisser telle une immense peau vierge et j’ai vu se dessiner, grandeur nature, sur les flancs de la falaise, dans le ciel nuageux, ce nouveau pays dont tu rêvais, cet archipel que tu avais griffonné sur les ailes de ton cerf-volant. Oui, Iristan planait là-haut, au-dessus de nos têtes, comme une constellation diurne, un almageste géant, un atlas des nuées. J’ai vu sa silhouette déchiquetée, sa taille de guêpe, son long cou de girafe, sa tête de cyclope, ses mains de boxeur ; j’ai vu les névés du mont Perré et la forme lyrique du lac de Rekinnet ; j’ai vu Zaga, l’île rebelle en forme de cargo qui prenait la fuite à la pointe sud du grand triangle isocèle ; j’ai vu la poussière d’îlots disséminés dans le golfe de Saronie ; j’ai vu les milliers d’yeux bleus des étangs nouveau-nés qui me regardaient ; j’ai vu les méandres tumultueux des fleuves de vie qui brisaient leurs barrages, dévalaient des montagnes et traversaient les villages ; j’ai vu repousser les oliviers qu’ils avaient déracinés ; j’ai vu la verdure nouvelle envahir les ravins ; j’ai vu refleurir les iris sauvages ; j’ai vu surgir entre ciel et mer ta capitale imaginaire, la ville de Salujérem.
Elle n’avait plus la forme d’une kalachnikov pointée vers le nord, elle n’était plus captive des murs et des montagnes, elle n’était plus assiégée par les armées du monde entier, elle n’était plus brandie par les uns et les autres comme la marmite des origines ou la pomme de discorde internationale, son sous-sol n’était plus fouillé de fond en comble à la recherche des plus vieilles pierres. Elle s’offrait au ciel, elle donnait sur la mer, elle s’ouvrait à tous les vents dans les derniers feux du soleil couchant…
Soudain, une violente rafale de vent dissipe ma vision en m’arrachant le dévidoir des mains. Je le rattrape au vol, tente en vain de rembobiner le fil, mais ton cerf-volant tire trop fort sur son attache, part très haut dans les airs, me hale vers la marée montante, je trottine sur les galets, sautille de roche en roche, franchis des flaques d’écume et des barrières de varech et de goémon, enfonce mes pas dans des déserts et des oueds miniatures ; tout un archipel éphémère peuplé de crustacés s’éveille sous mes pieds ; ton cerf-volant tire de plus en plus fort sur son attache, tourbillonne vers la muraille rayée des falaises, les goélands attaquent l’oiseau de papier en gloussant leurs sanglots belliqueux et moqueurs.
Ton cerf-volant voulait rompre les amarres, partir à la poursuite du vent, te rejoindre là-haut dans le ciel bleu. J’ai lâché le dévidoir, j’ai vu ton archipel volant s’élancer d’un coup vers le large, revenir vers le rivage, effleurer de l’aile le gros bloc de béton d’un bunker perché là-haut sur la cime des falaises ; un instant j’ai cru qu’il allait s’abîmer contre ces vestiges du Mur de l’Atlantique mais il a viré vers l’horizon, mis le cap vers l’ouest — petite virgule bariolée vibrionnant vers le soleil couchant. Resté seul, hagard, épuisé, les bras ballants, sur la plage déserte, j’ai regardé la mer engloutir le disque rouge feu du soleil. La marée montante menaçait de me barrer le passage et de m’acculer au grand rempart de craie. Mais j’ai continué de marcher vers le large en regardant les vieux bunkers, toutes ces ruines de l’Histoire incrustées désormais dans le paysage, amalgamées à la craie et au silex, hérissées d’herbes hautes. C’est alors que j’ai compris, Walid, ce que signifiait la chute du grand barrage.
C’est le mur oriental qui est tombé la semaine dernière. Le Mur de l’Atlantique se dressait entre l’Europe nazie et le monde libre. Le Mur de Berlin se dressait entre l’Europe communiste et l’Europe capitaliste. Le Mur oriental que tu rêvais de saboter, Walid, ne se contentait pas de couper en deux un pays, une région ou un continent : il coupait en deux la planète, il se dressait entre l’Orient déserté par l’espoir et l’Occident déserté par la foi. C’était un des pans du grand barrage antiterroriste que l’Occident avait érigé entre nous et vous, entre notre nouvel âge glaciaire et votre nouvelle ère révolutionnaire, entre notre hiver européen et votre printemps arabe. Mais comme ce mur-là n’avait aucune fonction défensive, comme il ne pouvait pas nous protéger de la Grande Barburie qui essaimait partout ses kamikazes, étendait partout ses tentacules, menaçant le cœur même de nos villes — comme ce mur, en définitive, était un leurre, tout le monde savait qu’il était voué à s’effondrer. Cependant tout le monde savait aussi que sa chute précipiterait la région dans une nouvelle ère de troubles qui pourrait durer des siècles et des siècles.
Tu avais raison, Walid, de croire que s’ouvriraient un jour les vannes de l’espoir. Tu n’as pas eu le temps, Walid, de voir ta prophétie se réaliser. J’aimerais avoir encore la force de croire dans les utopies que tu dessinais sur nos vieilles cartes usées ; j’aimerais croire dans cet archipel d’Iristan qui s’envolera vers les mers septentrionales, rejoindra des cieux plus généreux et bénéficiera d’un climat plus tempéré, loin de ce soleil inclément qui brûle les fruits de la terre et saoule le cœur des hommes. Mais je suis trop vieux, Walid, l’espérance et la foi m’ont abandonné, et j’ai compris que la seule Jérusalem qui me convienne — à mi-chemin du ciel et de la terre — se situe ici, au bord de la vaste mer. Oui, j’ai compris, Walid, que c’est ici que je veux finir mes jours et être emporté.