Samuel

– ILS sont devenus complètement dingues ou quoi ? Ils ne vont pas rester là comme ça, sans broncher ? Samuel, viens voir !

La voix de Khalil me tire de mes songeries — des fragments de souvenirs qui reviennent me hanter devant le nuage de vapeur s’échappant du bec de la bouilloire. Je suis descendu dans la cuisine pour préparer du thé à la menthe et avaler un morceau de pain, dans l’espoir de dissiper ma migraine. Quelques instants plus tard, je grimpe les marches de l’escalier qui mène au toit-terrasse du Belvédère, en apportant sur un plateau le service à thé. Je sers le thé comme Khalil me l’a appris, en respectant le rituel — délayer d’abord le sucre dans un verre, oxygéner la boisson pour magnifier l’arôme, soulever la théière plusieurs fois, verser le thé brûlant de très haut, en long filet, de manière à le faire mousser. Pendant ce temps, Khalil, visiblement préoccupé, scrute l’horizon la pipe au bec et le nez plongé dans ses jumelles. Au bout d’un moment, il me les tend en s’exclamant :

– Regarde, vieux frère, regarde !

Jusque-là, la situation était assez inédite. Il faut dire que les forces de l’ordre ne nous avaient guère habitués à ce genre de procédés. En principe, à chaque révolte de l’autre côté du grand barrage, la riposte était féroce. Ils se contentaient de tirer dans le tas. D’abord à coups de grenades lacrymos, de flashballs et de canons à eau. S’ensuivait une savante gradation qui allait des balles réelles et des grenades offensives au déploiement de clébards hybrides et de drones tueurs, avant l’emploi des bonnes vieilles méthodes : bulldozers et chars d’assaut, sous les tirs d’appui des hélicoptères. Mais cette fois-ci, les premiers pans du grand barrage sont tombés, toute une foule placide et compacte s’est engouffrée à travers les brèches, et les soldats ne bronchent toujours pas. Tirer dans le tas, cette fois-ci, signifie tuer des femmes et des enfants désarmés, et l’on sent bien qu’il y a comme un scrupule. Que des ordres venant du sommet de la hiérarchie militaire, peut-être même du gouverneur ou du chef de l’État, indiquent, pour une fois, de ne pas faire feu.

Sept heures. Passé la première flambée de violence de l’aurore, toute la zone est devenue subitement calme — étale comme une mer après la tempête. Il n’y a plus de feux, plus de fumée. Les drones et les hélicoptères qui ne se sont pas déjà retirés font du surplace. Les premiers nuages bourgeonnent dans le ciel bleu pâle, les rayons du soleil deviennent plus insistants, l’atmosphère se réchauffe, le vent faiblit, la pierre blanchit, on voit scintiller l’or des clochers, des coupoles et des minarets. Pour la première fois, je réalise à quel point la physionomie de la ville a changé depuis ma première visite il y a vingt-sept ans. Tous les détails que j’ai refusé de voir, les jours précédents, les minutes précédentes, dans la nuit, dans les trompeuses lueurs de l’aube, me sautent soudain aux yeux — et Khalil me les pointe du doigt un par un, disant regarde, Samuel, regarde ! Pendant quelques instants, j’ai l’impression de voir le paysage avec les yeux de mon ancien collègue, comme si sa ville natale était aussi la mienne. Rien de plus vrai que l’adage de Baudelaire : la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel ! Oui, perdu dans mes souvenirs, je n’ai pas vu, ou pas voulu voir, tous ces signes pourtant manifestes de l’occupation achevée, de la reconquête accomplie sous les auspices d’une arrogante hypermodernité.

La ville que me décrit Khalil en gardant le doigt pointé vers l’horizon est une immense carrière à ciel ouvert, un chantier entouré de murs. Partout s’élèvent des grues — plus hautes que les clochers et les minarets — qui scandent le panorama. Partout, les maîtres des lieux proclament leur volonté d’imprimer leur sceau, de marquer leur territoire, de remodeler le paysage de leur capitale ancestrale : ils ont détourné les rivières, ils ont pompé la nappe phréatique, ils ont raboté les parois de la montagne, ils ont nivelé des collines et comblé des ravins ; le torrent légendaire resté à sec pendant des millénaires est alimenté désormais par un réservoir artificiel, si bien que ses rives abruptes et rocailleuses sont devenues verdoyantes ; un grand parc archéologique à vocation touristique ressuscitant grandeur nature la cité antique des premiers rois se déploie en contrebas de l’hôtel sous une immense cloche de verre ; placée vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous la surveillance de ballons captifs, la vieille ville est désormais coupée en deux par une palissade blindée mais transparente de neuf mètres de haut qui prolonge le mur occidental et redouble le grand barrage oriental ; les habitants des quartiers nord ne peuvent aller et venir que par une seule porte, ce qui entraîne des embouteillages interminables sur les routes tortueuses ainsi que l’exil de tous ceux qui ne tolèrent plus de vivre dans ce dédale de venelles sans exutoire. Toutes les autres portes sont désormais murées ou interdites d’accès. Au sud et à l’est, un nouveau tramway contourne les remparts sur un gazon de golf bien arrosé qui dessine un long tapis vert irréel.

Partout s’étend le grand labyrinthe façonné par les maîtres des lieux, à force de multiplier les murs, les barrages, les tranchées, les miradors, les checkpoints et les routes de contournement — un immense labyrinthe dont plus personne ne trouverait l’issue, au point que les derniers habitants de la vieille ville, me dit Khalil, font aujourd’hui figure de cobayes grouillant dans un accélérateur de particules qui menace à tout moment de sauter telle une poudrière, entretenant toute la région dans une agitation fébrile et démente. Leur réalisation la plus criante et la plus décriée, me dit Khalil en me la montrant du doigt, c’est un téléphérique qui part de l’angle sud de la vieille ville et grimpe à l’assaut de la montagne, conférant à cette capitale aux portes du désert des airs de station de sports d’hiver.

Ainsi, grâce à ce téléphérique, les fidèles téléportés d’église en église et de temple en temple peuvent désormais narguer les fidèles priant à leurs pieds devant leurs mosquées pleines à craquer. Cependant, suite à des jets de pierres meurtriers entre pèlerins terrestres et pèlerins célestes, les autorités municipales ont pris la décision de suspendre le téléphérique jusqu’à nouvel ordre ; là-bas, les cabines aux couleurs criardes et aux vitres teintées, figées dans leur ascension, désespérément vides, se balancent au bout de leur poulie, au gré du vent, comme des pierres de colère ou plutôt comme d’énormes grêlons bibliques prêts à s’abattre au jour du jugement dernier sur la grande marmite rouillée des origines.

Partout les colonies gagnent du terrain et des étages tandis que les familles d’indigènes s’entassent dans des bicoques délabrées et survivent grâce à leur petit lopin de cultures vivrières. L’hôtel Belvédère est définitivement cerné par l’extension des cimetières car le monde entier veut être enterré sous la porte du ciel. Les derniers villages d’irréductibles Gaulois qui résistaient vaillamment au grignotage implacable de l’espace par les maîtres des lieux ont été rasés, les vieilles mosquées dynamitées ou conservées comme des vestiges anecdotiques du passé. Les ambassades de presque tous les pays du monde sont revenues s’installer dans la capitale éternelle et indivisible de l’archipel. Suite à la réquisition des locaux de la rue Saint-Georges, notre ancien QG s’est déplacé en lisière de la ville : il n’y a pas de symbole plus éloquent du recul et de l’échec des Nations unies. Désormais complètement court-circuité et enclavé, le couvent Saint-Jude dépérit ; découragés par les tracasseries administratives, les frères dominicains ne sortent plus de leur enceinte, déambulent dans leur cloître en récitant leurs prières ; leur stock de livres ne se renouvelle plus ; cet ancien fleuron de la ville qui faisait jadis la fierté de l’Église catholique et de sa fille aînée, avec son institut d’archéologie et sa prestigieuse bibliothèque, n’est plus qu’un mouroir.

Même les pires projections que nous avions imaginées, à l’époque où nous numérisions les cartes de la frontière, me dit Khalil, se sont réalisées : les dernières maisons médiévales de la vieille ville sont reconquises une à une par des colons fanatiques qui profitent de prétendues fouilles archéologiques pour surgir à travers les murs et les planchers, lorsqu’elles ne sont pas tout simplement abandonnées par leurs propriétaires las d’essuyer des crachats, des injures et des jets de pierres. Enfin, Khalil me rappelle qu’un dernier chantier pharaonique avance à grands pas : en 2048, la première ligne de métro de l’archipel sera inaugurée pour célébrer le jubilé de l’indépendance ; elle passera sous la montagne et reliera les implantations pionnières du Far East au nouveau central business district édifié sur l’ancienne zone tampon, ce qui signifie qu’à l’heure où nous regardons le grand barrage tomber, des ouvriers creusent un tunnel sous nos pieds.

Tout cela a été réalisé en un temps record. Les maîtres des lieux ont exaucé tous leurs vœux à l’exception du plus grand d’entre eux : ils n’ont pas encore fait table rase du passé, ils n’ont pas encore édifié le Temple du futur, mais ce n’est plus qu’une question de temps, me dit Khalil, chaque année surviennent de nouveaux incidents prouvant leur volonté de reprendre possession du nombril du monde, un incendie criminel, un attentat, des fouilles archéologiques qui vont trop loin et sapent les fondations du Dôme — tu sais, vieux frère, me dit Khalil, même si je prie tous les jours pour qu’Allah me fasse périr avant, je me suis déjà habitué à l’idée qu’un jour je me réveillerai, je monterai ici, sur ce toit, et je ne verrai plus le sanctuaire de mon enfance — s’il ne s’effondre pas tout seul, ils le dynamiteront. Alors pendant un instant, je tente d’imaginer ma ville natale sans son plus bel édifice, sans le grand sein doré qui réfléchit les feux du soleil depuis mille trois cents ans. Et à la place des rondeurs du Dôme médiéval, j’imagine le Temple du futur, il n’aura pas de coupole mais une grande arche géométrique surmontée d’un très haut toit en dents de scie, ses murs seront parés d’or et de marbre blanc, ses enceintes pourvues de créneaux et de miradors, il tiendra à la fois du gratte-ciel et du Krak des chevaliers, parfois je vois des grues qui s’activent aux quatre coins du rocher et je me demande si elles ne s’apprêtent pas à transplanter pièce par pièce les éléments de ce monument édifié dans le plus grand secret, quelque part dans une ville souterraine, expérimentale, enfouie au creux du désert, censée servir de capitale temporaire en cas d’attaque nucléaire. Mais je sais que la terre se révoltera le jour où le Temple du futur descendra d’un ciel que les hommes ont cru pouvoir cadastrer, je sais que ce jour-là, se réveillera la grande faille sismique qui coupe en deux les Îles du Levant…

– Attends, Khalil, tu as vu ce type et cette femme qui s’avancent là-bas ?

Entre le checkpoint et le grand barrage de béton, dans le no man’s land délimité par des fossés et des barbelés, on aperçoit deux petits points noirs qui convergent vers le même endroit. Deux fourmis humaines qui marchent à la rencontre l’une de l’autre et vont peut-être s’affronter dans un dernier règlement de comptes, un ultime duel.

– Qu’est-ce qu’ils manigancent ? Tout ça pour gagner du temps et retarder le bain de sang !

– C’est du suicide ou quoi ? On parie, vieux frère, que le type va se faire descendre ?

Khalil me tend les jumelles. Je règle la molette. Effectue la mise au point. Sur les épaulettes du soldat qui marche une clope au bec, le soleil fait briller un galon d’or — c’est donc un gradé, sans doute l’officier de réserve, qui se dirige vers l’est comme vers une mort certaine ; de petite taille, le visage très pâle, il porte un simple béret sur la tête et tout indique qu’il n’est pas armé, sinon d’un pistolet qu’il pourrait avoir glissé sous son gilet pare-balles. Quant à l’autre point noir — entièrement noir sinon le halo jaune de son visage, un visage qui me dit quelque chose —, il s’agit bien d’une femme. Plutôt jeune. Silhouette élégante. Tenue moulante. Elle s’est détachée de la foule enfiévrée de femmes et d’enfants. Elle non plus, apparemment, n’est pas armée. Elle marche fièrement, jambes fuselées, mains libres, nombril et cheveux découverts — sa longue tresse noire se balance dans l’air au rythme alerte et cadencé de ses pas. Je reviens vers son visage, qui m’est familier, mais j’ai beau faire travailler ma mémoire, ça ne me revient pas, je ne me souviens plus où et quand j’ai vu cette femme aux traits d’Indienne.

À présent, seule une centaine de mètres sépare les deux messagers. Quant aux autres femmes, quant aux enfants venus par milliers, tous ont cessé d’avancer. Le vent d’automne cesse et ne les porte plus. Il n’y a plus de hourras, plus de sifflets, plus de huées, plus de youyous. Partout règnent le silence atroce et la tension inouïe qui annoncent les catastrophes ou les grands événements. Agglutinés contre le mur de béton, les enfants se tiennent assis par terre, accroupis dans la poussière ; certains d’entre eux se sont juchés sur le mur et attendent les bras croisés, le regard fixe, assis à califourchon sur les créneaux de béton débarrassés de leurs barbelés. On sent bien que tout le monde hésite, des deux côtés. Cependant, l’homme et la femme marchent toujours l’un vers l’autre. Ils n’ont plus que quelques pas à faire…

BANG ! BANG ! BANG ! BANG ! Le double écho d’un coup de feu se répercute dans l’atmosphère, crevant la bulle d’attente et de silence. Je sursaute, les jumelles me tombent des mains, leur lanière les retient contre ma nuque, je les reprends aussitôt. Merde. J’ai raté l’instant décisif. À présent, dans l’oculaire des jumelles, je vois l’homme et la femme au corps à corps, soudain la femme s’effondre en arrière sous la violence du choc et roule dans la poussière, le soldat porte la main à son ventre puis à sa nuque, des jets de sang jaillissent de sa gorge, on devine l’écho de son râle, il tâte quelque chose sous son aisselle, tente en vain de dégainer son arme, chancelle en avant, chancelle en arrière, telle une quille de bowling, s’écroule enfin de tout son long sur le cadavre de la femme — sous leurs corps réunis dans un geste d’accouplement monstrueux, agités d’un dernier spasme, s’écoule un filet de sang noir. Que s’est-il passé ? D’où est parti le coup de feu ? Qui a tiré ?

– Regarde, là-bas, là-bas, le mirador ! me crie Khalil.

Comme une caméra affolée, je balaie tout le champ de vision de mes jumelles, reviens vers l’ouest, vers le checkpoint, remonte de bas en haut le tronc blindé du mirador, et j’ai tout juste le temps d’apercevoir, avant qu’il ne se retire, le canon d’un fusil dépassant de la vitre noire. Puis je reviens vers le no man’s land, entends le vrombissement d’un rotor, vois un des hélicoptères qui tournoyaient dans le ciel pointer son nez en avant, une échelle de corde est lancée dans l’air, deux soldats descendent à terre, le corps de l’officier est hélitreuillé dans un nuage de fumée ; celui de la femme est abandonné, gisant inanimé dans la poussière et le sang.

Qu’adviendra-t-il désormais ? Tout porte à croire, me dit Khalil, qu’ils lâcheront la pluie de sauterelles et la nuée ardente — mais nous ne saurons jamais la suite des événements, bientôt nous entendrons les soldats sonner à l’interphone, ils cogneront à la porte de l’hôtel, il faudra descendre pour leur ouvrir, ils auront sans doute déjà défoncé les murs à coups de masse, bientôt ils s’infiltreront à travers les plafonds, traverseront les sept étages, traqueront les traceurs qui se sont réfugiés dans les greniers, nous verrons les gamins prendre la fuite sur les toits, les soldats s’élancer à leur poursuite…

Au même instant, des échos nous parviendront de l’est où l’armée barbure aura encore gagné du terrain, bientôt elle se réunira sur la ligne de crête, bientôt ses drapeaux noirs seront en vue sur toutes les hauteurs, bientôt elle entrera dans les faubourgs de la vieille ville assiégée pour livrer son ultime combat…

Au même instant, les derniers pans du grand barrage s’effondreront, toute la foule de femmes et d’enfants déferlera sur la ville, emplira les rues et les ruelles, un vrai raz de marée humain envahira tout l’archipel, des civils et des militaires se joindront à la foule euphorique, on entendra des coups de feu tirés en l’air, il y aura des morts et des blessés, il y aura des appels au calme, il y aura des scènes de liesse incroyables, il y aura…