GRANDS PRINCES, PETITS COQS
ET SAUVÉS DES EAUX
Emmanuel Burdeau
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Werner Herzog n’a pas vingt ans lorsqu’il réalise en 1962 son premier court métrage, Herakles. Un fond de jazz, le décor d’une salle de sport. Des hommes s’exercent aux appareils, bombent le torse, vérifient dans le miroir la pureté de leurs lignes. Une série de questions vient s’imprimer à l’écran en lettres blanches, chacune inspirée d’un des travaux d’Hercule — Héraclès en grec. Nettoiera-t-il les écuries d’Augias ? Vaincra-t-il l’hydre à neuf têtes ? Triomphera-t-il des géants ? Alors que la saine respiration des athlètes continue de résonner off, la réponse ne se fait pas attendre. Sans appel : images de décharge ou de ruines, d’embouteillage sur la route des vacances ou de bolides en feu, d’avions larguant leurs bombes ou de femmes soldats au garde-à-vous.
Les dix minutes d’Herakles annoncent l’essentiel de l’œuvre : des visions de début (l’hygiène grecque) et de fin du monde (les ruines), la prouesse sportive et la catastrophe moderne, l’exploit et son revers de démence ou de cauchemar. Le film installe un répertoire de thèmes, un imaginaire. Il fait aussi davantage. Il pose et tient une interrogation : qu’advient-il de la puissance ? La brutalité du montage relève de l’attaque au bazooka, mais aussi du gag potache : parodie et charge font ici jeu égal. Bien qu’expéditive, l’allégorie autorise au moins deux lectures. À peine franchie la porte du gymnase, la puissance se désintègre : l’air du dehors la corrompt, l’univers des applications concrètes n’est pas pour elle. Ce serait la première interprétation. L’enchaînement d’un zoom sur des abdos et d’une vue de décombres suggère la seconde : il se pourrait que la ruine soit présente d’emblée, dans les intestins de l’homme. Que la catastrophe soit une vérité intérieure, et non seulement une extériorisation fâcheuse.
Un bref dernier plan montre les Hercule s’en retournant au vestiaire. Qu’ils aillent se rhabiller et qu’on n’en parle plus ? Herzog ne cessera pas d’y revenir, au contraire, dans une cinquantaine de films qui tous remettent sur le métier une même méditation sur les visages, les usages et les mésusages ; les tours et les contours ; les retours et les détours de la puissance.
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Évidence première et jamais démentie : il y a de la puissance. Le problème de sa nature et de ses effets n’est aucunement celui de son existence. L’on peut bien s’interroger sur la gravité de ses conséquences, auparavant il faut prendre acte de ceci : c’est la puissance elle-même qui est fatale. Immanente et irrésistible. N’oublions pas que Herzog a grandi dans la misère de l’après-guerre et les dures montagnes de Bavière : son endurance ne sera jamais la nôtre.
Quatre ans après Herakles, un deuxième court métrage, La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz, précise les termes de cette « fatalité ». De jeunes adultes prennent possession d’un château à l’abandon. Ils y découvrent des uniformes et des munitions, des sacs de sable avec lesquels ils barricadent la terrasse. Les voici bientôt armés et menant une guerre tragi-comique contre un ennemi invisible qu’une voix off assure pourtant présent partout, jusque dans les choses. Tant pis pour l’ironie du commentaire, sa conclusion galvanise encore la petite troupe : « Même la défaite est préférable à l’absence de guerre ».
Herzog tient là un principe de fer, point de départ antérieur à toute morale : on ne peut rien contre l’éveil de la puissance. Celle-ci n’a pas besoin de raisons ; s’il en faut elle les improvisera en chemin, à l’envi. L’oisiveté, la forteresse et les armes semblent ainsi susciter d’eux-mêmes la discipline militaire, la fiction d’un siège et le soupçon d’un traître dans la bande. Tel est le synopsis minimal de l’œuvre, dont Signes de vie (1968), Les nains aussi ont commencé petits (1970) puis Woyzeck (1979) proposeront autant de versions.
Son sac, l’homme de Herzog le tient toujours prêt pour l’évasion ou la grande marche, le dernier assaut. Sans savoir pourquoi, juste au cas où. Au cinéaste qui l’interviewe, l’alpiniste Reinhold Messner (Gasherbrum – la montagne lumineuse, 1985) confesse ignorer ce qui le fait grimper si bien et si haut. Passé quelques semaines de repos il recommence, comme un addict. C’est tout. Trente ans après être sorti de la jungle laotienne, affamé et pesant tout juste quarante kilos, Dieter Dengler (Little Dieter Needs to Fly, 1997) continue d’entreposer au sous-sol de sa maison de quoi nourrir un régiment, cinquante kilos de riz, des jarres entières de miel… Le spectre de la guerre hante ce cinéma, il ne faudrait surtout pas s’imaginer que la trêve puisse être de ce monde. Quand il évoque la foule de ses projets, Herzog dit une chose très belle et très déroutante : il dit que ceux-ci le « poussent », comme s’il n’avait pas le choix. En clair, l’homme peut être rebelle à tout, sauf à l’appel impérieux de la puissance en lui.
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Qu’est-ce ça signifie, être un cinéaste allemand de la deuxième moitié du xxe siècle et ne pas renoncer aux implications politiques de la puissance ? Les accusations de fascisme, fréquentes dans les années 1970, sont maintenant assez lointaines pour qu’on puisse sereinement reposer une question à l’évidence peu éludable. Les rapports de la force et de la technique, le détour originaire par la Grèce (Herakles, puis Dernières paroles en 1968 et Signes de vie) : il y a bien chez Herzog un souci proprement germanique. Le cinéaste raconte d’ailleurs qu’il se fit autrefois une obsession de comprendre comment de grandes civilisations, à commencer par la sienne, ont pu sombrer si vite dans le chaos et la barbarie.
C’est dire l’importance d’Invincible, premier et seul de ses films, à ce jour, à traiter du nazisme. Lorsqu’il le tourne en 2001, cela fait dix ans, depuis Cerro Torre — déjà un film de retour critique sur soi et sur son parcours — que Herzog n’a pas réalisé de fiction. Inspiré de faits réels, Invincible raconte l’histoire de Zishe Breitbart, gentil colosse qui quitte son shtetl natal pour rejoindre Berlin où il trouve au Palais de l’Occulte un emploi de Siegfried, incarnation archétypique de la force aryenne. Joué par Tim Roth, le magicien qui dirige le lieu, Erik Jan Hanussen, rêve de diriger un ministère de l’occulte au service de Hitler : la force herculéenne de Zishe lui sert à montrer combien le peuple allemand a besoin d’un guide pour orienter la sienne. Mais Zishe, humilié, révèle bientôt sa judéité et Hanussen lui-même est tôt démasqué : juif également, il s’appelle en vérité Hersche Steinschneider. On l’assassine sauvagement, tandis que Zishe ne regagne la Pologne que pour affronter l’indifférence des siens face au danger dont il cherche à les prévenir. Pour toute réponse ceux-ci lui demanderont une démonstration de force. Tapant de son énorme poing sur un clou, il transperce la planche de bois et se l’enfonce dans la jambe à travers : la plaie s’infecte, on l’ampute, il meurt.
On pourrait s’en étonner : Invincible aborde moins le mythe nazi de la force que les mythologies et mésaventures de la force juive. Herzog n’en démord pas. Il maintient son cap : la puissance n’est pas condamnable, tout dépend de ses moyens et de ses fins. Placé en ouverture, l’apologue d’un prince qui se prend pour un coq qui à son tour se fait passer pour un prince aurait dû nous avertir : pour survivre et pour opérer, il faudra toujours ici-bas que la puissance ruse, qu’elle consente à prendre un certain tour. Car livrée à elle-même — Zishe rentré au village — elle risque de se dévorer toute crue. Elle doit donc revêtir un masque, entrer dans la fiction d’un rôle. Mais voilà la cruauté de la fable : cette ruse peut être une duperie, ce qui perd la puissance en la faisant servir la cause de l’ennemi.
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En dépit du danger la conviction demeure : le roi ne peut être nu, il lui faut un déguisement. Il sera bouffon ou usurpateur, seigneur d’aucun royaume sinon celui d’une duplicité ou d’un trucage. Son gouvernement tiendra au mieux du mirage. Gouvernement du pire, sans doute, mais au cours des années 1960 et 1970 Herzog n’en conçoit pas d’autre.
Pur délire, politique-fiction. C’est à flanc de colline, là où des pierres blanches dessinent le tracé d’une couronne, que le roi Stroszek hallucine ainsi une première anticipation de sa gloire. Perdu en chemin vers un introuvable Eldorado, Aguirre sacrera à sa suite Empereur d’Espagne le plus costaud de ses sbires, non sans se réserver à lui-même le titre de traître suprême. Seule la puissance qui défie le néant — en elle et devant elle — se préserve d’être pervertie dans le fantasme d’une pureté ou d’un usage juste. Seule tient celle qui s’assume sans rire comme vaste blague.
À la suggestion de Herzog, appelons conquérants de l’inutile ces histrions qui courent à leur perte l’écume aux lèvres et la fleur au fusil : Herzog lui-même au premier chef, Aguirre, Woyzeck l’agité, Fitzcarraldo, tant d’autres encore. Tous méritent d’être dits traîtres, trafiquants de règnes, renégats d’élite à la loi de leur hiérarchie ou de leur espèce. L’animal étant central chez Herzog — combien d’ours, de singes, de corbeaux et de renards ! —, le blason de cette dynastie bâtarde pourrait être le pingouin égaré qui, dans Encounters at the End of the World (2007), refuse tout à coup de suivre ses camarades de banquise et acquiert par là une stature de héros, dût-il se condamner à une mort très prochaine.
La couronne ira au vilain petit canard. C’est bien une aberration de ce genre que le cinéaste révère chez Walter Steiner (La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner, 1974). La grandeur du sauteur à skis n’est pas d’atterrir quelques mètres plus loin que ses concurrents est-allemands ; elle est de sauter si loin qu’il pourrait mourir en retombant au-delà de la limite, sur le plat. Le champion ne vise pas l’homologation d’un nouveau record. Traître à sa discipline, Steiner saute pour alerter les organisateurs et ses concurrents : surtout ne faîtes pas comme moi, ne sautez pas.
Herzog est donc un étrange politique doublé d’un étrange sportif. Il aime les rois mais pas les trônes. Il admire les exploits mais refuse la compétition. Il ne la tolère qu’absurde, comme le championnat du monde de vente de bétail de How Much Wood Would a Woodchuck Chuck (1976), dont les participants parlent si vite qu’ils massacrent la langue. Or rien, hélas, ne garantit la nullité. Ou plutôt, toutes ne se valent pas : il y a par exemple un monde, malgré leurs troublantes ressemblances, entre les drôles de marches et de génuflexions des pèlerins de Bells from the Deep (1995) ou Wheel of Time (2003) et celles de l’hurluberlu californien qui vise chaque année une nouvelle entrée au Guinness en inventant des manières inédites de sautiller ou de ramper jusqu’aux confins du monde (Encounters at the End of the World).
Plus grave encore, tous les guerriers du rien ne finissent pas aussi grandioses et défaits que Stroszek ou Aguirre, l’un tirant ses feux d’artifice contre le soleil en personne, l’autre tenant au creux de la main un bébé singe qu’il s’apprête à rejeter dans l’eau du fleuve. Le délire de nullité est fragile, et la tentation du podium si prégnante qu’il arrive que le zéro se change en infini. L’ironie, avant d’être un effet d’art, est d’abord la botte secrète de l’Histoire : ce sera l’amère leçon d’Échos d’un sombre empire (1989), ou comment le troufion d’opérette Jean-Bedel Bokassa est devenu dictateur de Centre-Afrique.
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A sign of degeneration : c’est dans ces termes que Reinhold Messner décrit ses prouesses d’alpiniste. Il faut entendre l’expression dans le sens d’une énergie qui aurait été détournée de fins plus conventionnelles — par exemple l’exercice d’un métier socialement utile. Et il faut l’entendre comme une radicalisation de ce que Steiner vient de nous faire entrevoir : l’horizon et la raison ultime de la prouesse sont bel et bien l’accident. Voire la dégénérescence, carrément. Le mot pèse lourd, mais la vérité est là : en dernière extrémité il n’y a que l’échec, l’infirmité ou la régression qui puisse vous faire tenant définitif du titre, sans rival pour vous succéder un jour.
La puissance doit en somme s’exposer comme la tare qu’elle est bien souvent, aux yeux du monde. Cette autre catastrophe sera d’autant moins évitée qu’elle est aussi une chance, profondément : la révélation de l’intimité profonde entre puissance et impuissance. Il n’y a donc pas à opposer d’un côté les films musclés et de l’autre les films malades, d’un côté ceux qui mettent en scène des champions et de l’autre ceux qui mettent en scène des nains, des handicapés, des enfants ou des fous : Les nains aussi ont commencé petits (1970), Le Pays du silence et de l’obscurité (1971), Futur handicapé (1971), L’Énigme de Kaspar Hauser (1974), Personne ne veut jouer avec moi (1976)… L’inadaptation n’est qu’un avatar, un devenir possible de l’héroïsme. Herakles avait bien pressenti que l’athlète a dans son ventre une débâcle, une terrible carence d’action et de perception. Mais il était alors trop tôt, sans doute, pour voir la bonne nouvelle de cette calamité : l’humanité est intégralement unie, du plus fort au plus faible.
À l’évidence il y a là de quoi rassurer les délicats : Werner Herzog n’est pas seulement le cinéaste de l’irrésistible puissance, il est aussi celui des démunis, des moins-que-rien, sourds ou aveugles, aphasiques ou illettrés. Gardons-nous cependant d’y voir une quelconque grandeur d’âme. C’est aussi un calvaire, cette difficulté de faire le partage entre le grotesque et l’admirable parmi les manifestations humaines. Herzog pourrait ici encore ajouter qu’il n’a pas le choix : le cycle qui lie la prouesse au handicap n’est que la reformulation — aussi bouleversante qu’incongrue — de celui qui liait à l’instant la puissance à ses mésusages.
Il ne s’agit pas, en tout cas, de rêver d’un monde où les Messner et les Kaspar Hauser iraient côte à côte, main dans la main. Depuis le point de vue qui est le sien — celui de la puissance, obstinément —, Herzog observe seulement avec amour et pitié comment force et faiblesse cohabitent et alternent en chacun. Plus souvent pour le pire que pour le meilleur : Fini Straubinger, la vieille femme sourde et aveugle du Pays du silence et de l’obscurité, comprend le saut à skis parce que son existence est murée dans un absolu de solitude comparable à celle de Steiner en plein vol. Aucune joie ne peut donc être hâtivement déduite de l’entre-appartenance des extrêmes. L’impuissance n’est qu’un moment ou un aspect de la puissance. Son reflet ou sa projection, pas davantage. Le soleil était bas, entend-on au début de Cœur de verre (1976), et le géant n’était que l’ombre d’un nain.
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Une première boucle ayant été bouclée, on peut voir comment celle-ci libère sur ses bords deux possibilités radicales grâce auxquelles persister dans le projet de faire un « cinéma de la puissance », malgré toutes les impasses et ambiguïtés que cela suppose. Soit aller vers le plus nu, par-delà même la déraison ou le handicap. Soit aller vers le plus apprêté, passer tellement de masques que même les plus roués s’y perdront.
Aller vers le plus nu, ce serait trouver un ressort de puissance à l’intérieur duquel l’impuissance ne jouerait pas comme une infirmité mais bien comme un allègement. De tels ressorts, Herzog en connaît trois depuis l’enfance. L’on peut avancer qu’ils font trois condensés de son cinéma, mais à condition de garder à l’esprit qu’ils existent aussi pour eux-mêmes, à part entière, comme des possibilités de vie pouvant à l’occasion suppléer à l’activité de faire des films.
La marche d’abord, l’écriture ensuite, le vol enfin. La marche est ce geste dont le rythme tient à la fois de la répétition pure et de la progression : chaque pas est le même, et pourtant chaque pas est une avancée. C’est une puissance qui s’affirme en se niant, selon la riche équivoque de ce petit mot, pas. On peut l’exprimer dans les termes de Herzog lui-même, consignés à la date du samedi 7 décembre 1974 alors qu’il va à pied de Munich à Paris, afin d’empêcher par le pouvoir conjurateur du pas la mort annoncée de Lotte Eisner : « J’ai marché, marché, marché, marché ».
Un livre magnifique est resté de ce voyage, Sur le chemin des glaces. Marcher ou écrire, le combat est le même, le salut aussi. Messner le dira d’une manière non moins forte : en marchant, en grimpant, il a l’impression de tracer ses lignes sur d’immenses visages de pierre ; de les tracer et de les vivre, pour l’éternité. Le blanc du papier rejoint le blanc de la roche : la succession des pas, s’enfonçant et s’effaçant, accomplit humblement l’insistance et l’oubli de l’écriture.
Quant au vol, ce grand rêve resté inassouvi, il serait l’absolu d’une écriture sans support de page, d’une marche sans appareil de sol : l’expérience indépassable d’une réalisation évanouissante. Très précisément : une puissance qui ne réalise rien mais ne retombe pas.
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Soit le blanc ou l’azur, soit tout le nuancier. Si le refuge du premier côté est toujours possible, le second correspond plus particulièrement à une certaine phase dans l’œuvre de Werner Herzog.
Au début des années 1980, le cinéaste vient de tourner deux films décisifs pour lui. D’abord Nosferatu – fantôme de la nuit en 1979, grâce auquel il renoue le fil cassé avec la grande histoire du cinéma allemand. Puis Fitzcarraldo en 1982 : trois années de préparation puis de tournage apocalyptique, les attaques répétées des journaux et l’échec critique laisseront le cinéaste KO. Une décennie s’écoulera avant qu’il ne retrouve le soutien de la télévision allemande et la bienveillance de la presse.
Dans l’intervalle il va donc logiquement voir ailleurs. Il tourne trois fictions, Le Pays où rêvent les fourmis vertes (1984) en Australie, Cobra Verde (1987) au Brésil, libre adaptation de Bruce Chatwin, puis Cerro Torre (1991) en Patagonie. Faute de producteurs, le reste du temps il se consacre au documentaire, pan longtemps méconnu mais essentiel de son travail. Il est au Nicaragua pour La Ballade du petit soldat (1984), dans le Sud Sahara pour Wodaabe, les bergers du soleil (1989), au Centre-Afrique pour Échos d’un sombre Empire, chez le Maharajah d’Udaipur pour Jag Mandir (1990), au Koweit pour Leçons de ténèbres (1991), en Russie enfin pour Bells from the Deep (1995).
Il filme là-bas tantôt des spectacles, tantôt des guerres, parfois un mélange des deux dans ses ambiguës Leçons de ténèbres. Guerilla, rituels de séduction ou de dévotion, théâtre de la dictature, incendies de pétrole, toute cette panoplie d’us, d’abus et de coutumes pourrait être rangée sous l’étiquette commune de comédie. Comédies de l’(im)puissance. La liste des destinations et des activités parcourues donne le tournis, et c’est sans doute l’effet recherché.
Herzog va voir comment les autres se débrouillent avec « son » problème, quels masques ils revêtent, dans quel délire ils entrent. Il visite, il enquête. Découvre-t-il quelque chose ? Ce n’est pas sûr : chaque inconnu pourrait n’être rien d’autre qu’un déguisement de plus, un avatar du déjà vu. Peu importe, la déception est la loi du voyage, et l’essentiel est bien de brouiller les pistes. Globe-trottant à toute allure sans se retourner, Herzog aura peut-être aperçu ce qu’il cherchait au coin d’une jungle ou au détour d’une descente d’avion : des figures qui chavirent, des traits qui ne ressemblent plus. Le visage enfin méconnaissable de la puissance.
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Une décennie pour s’étourdir et reprendre son souffle. En 1990, Échos d’un sombre Empire révèle l’intimité noire du nul et du tout dans la tête et les royaumes de l’homme. Il prépare aussi une transition par l’intermédiaire de Michael Goldsmith, journaliste de retour sur les lieux de l’horreur : ce personnage-là, celui du rescapé, sera bientôt appelé à jouer un rôle de premier plan. Une autre période documentaire va alors s’ouvrir, dont les dates sont jusqu’à maintenant Little Dieter Needs to fly (1997), Ennemis intimes (1999), Wings of Hope (2000) et Grizzly Man (2005).
C’est le deuxième de ces films qui résume le mieux le tour nouveau qu’a pris le cinéma de Herzog depuis une décennie. Il se passe dans Ennemis intimes quelque chose d’extraordinaire : regardant des images de Kinski aujourd’hui mort, le cinéaste avoue off que, contre toute attente, il y voit la trace de leur amitié plutôt que de leurs querelles légendaires. Le souvenir a inversé les polarités, il a remplacé une violence par une douceur. L’hommage sera désormais le cœur de l’entreprise documentaire de Herzog — et en quelque sorte la solution de son problème.
La comédie n’est certes pas congédiée, puisqu’il entre une large part d’imitation dans ces portraits rétrospectifs : revenir sur les expériences et les scènes du passé, obtenir de Dieter Dengler ou de Juliane Koepcke qu’ils reproduisent à blanc, pour la caméra, les gestes d’instinct et de témérité qui les sauvèrent des machettes ou du crash. (En 2006, Rescue Dawn ira même jusqu’à refaire Little Dieter Needs to Fly en fiction, avec Christian Bale dans le rôle de Dieter.) Mais ce n’est certes pas la même comédie. Herzog semble enfin avoir trouvé une distance. Non que ces films-là soient supérieurs aux précédents, ils sont juste davantage en paix avec eux-mêmes : le temps a passé, l’heure de la remémoration est venue.
Tout aussi important, chacun de ces héros est comme un double du cinéaste, une image à peine déformée de ce qu’il fut à deux doigts de devenir : un fou des avions comme Dieter ; une terreur des tournages comme Kinski ; la victime d’un crash comme Juliane Koepcke ; un allumé de la vie sauvage comme Timothy Treadwell. C’est donc également le roman virtuel de sa propre puissance que Herzog narre à présent : Ennemis intimes ou Grizzly Man sont ainsi des films où l’évocation au passé glisse insensiblement vers la séduction du conditionnel. Toujours des avatars, toujours des masques, mais revêtus désormais avec une certaine légèreté, à simple titre d’hypothèse.
En reconstituant des aventures vécues tout au bord de l’abîme, Herzog cesse de s’interroger sur la nature et les effets de la puissance : il se contente désormais de la conserver. Comme potentialité et comme promesse : lorsque Dieter et Juliane refont encore une fois les gestes qui n’ont pas cessé de les hanter depuis des décennies, le cinéaste parie que cette « fois de plus » peut devenir la « fois pour toutes ». Le suspend de l’hommage cherche à provoquer une conjuration, son office est de restituer et de garder pure la puissance, loin de l’enfer des actes où elle ne sait que se corrompre.
On dirait presque un autre vol : aux dernières secondes d’Ennemis intimes et encore au-delà, Kinski continue longtemps de jouer avec le papillon qui s’ébroue à ses côtés. L’hommage éternise et réconcilie. Dieter prend par l’épaule ses anciens bourreaux, Zishe Breitbart meurt vaincu mais undefeated : pour l’avenir du peuple juif, sa légende sera bel et bien celle d’une invincibilité.
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Rien n’a changé : les désastres sont toujours là, partout. Fonte des glaces, tremblements de terre, extinction de l’humanité. À quarante ans de distance, la décharge de The Wild Blue Yonder (2005) rime presque déchet pour déchet avec celle d’Herakles. Pour Herzog ce sera toujours le début ou la fin du monde. Commencer enfin, achever encore, aller et venir entre le gymnase et le désert, il n’en aura jamais fini avec ça.
Tout a changé : dans une œuvre désormais vouée à la fabrication d’une archive, le désastre n’est plus ce qui arrive ou va arriver, l’inévitable devant nous. Il devient ce dont il faut sans cesse raconter comment il aurait pu arriver. Telle est la tâche du cinéma. Il y a donc des films — particulièrement des documentaires — pour pratiquer l’exorcisme par lequel la catastrophe est en même temps écartée et maintenue à l’état de virtualité. Rendue à jamais imminente. Vingt-cinq ans avant que Herzog ne redonne vie à Kinski puis à Treadwell par la grâce du cinéma, La Soufrière nous plaçait déjà devant ce mystère : accourus pour filmer l’éruption annoncée de ce volcan de Guadeloupe, le cinéaste et son équipe ont dû repartir bredouille.
Si Herzog a toujours eu quelque chose d’un illuminé, il lui aura ainsi fallu quelques décennies avant d’accepter que sa mystique personnelle ne rejoigne pleinement celle de l’enregistrement cinématographique. Recueillir et conserver. Redoubler et conjurer. Dans Herakles et les films suivants, il y avait encore l’idée d’une consécution, d’un avant et d’un après : promesse et déception, projet et trahison. Mais plus le cinéaste a avancé, plus il a compris que le temps de l’image peut, à la manière d’une stase, se situer hors des rapports de causalité et de chronologie. Dans la hantise du désastre revécu, quelque chose s’interrompt pour luire d’un signe très spécial. Juliane Koepcke le dit magnifiquement au début de Wings of Hope, lorsqu’elle compare à un sapin de Noël le spectacle pourtant terrifiant des bagages accrochés aux branches d’un arbre, juste après le crash de son avion dans la jungle péruvienne.
Quelque part entre science-fiction et document immémorial, Herzog travaille désormais à célébrer ce genre de fête. Si l’homme n’a jamais cessé pour lui d’être un survivant, le sens du mot s’est progressivement inversé, à mesure que s’additionnaient les années et les films. Il a longtemps voulu dire Hercule, athlète, surhomme. Aujourd’hui, « survivant » veut dire rescapé. Du héros au témoin, voilà le vrai voyage qu’aura accompli Werner Herzog. Le second n’est pas moins fort que le premier, mais sa puissance a une tout autre allure. Nul ne sait plus si elle est actuelle ou virtuelle, si elle relève de la chance ou du talent, d’un trait de caractère ou d’un don que lui aurait fait le cinéma. Elle épouse la puissance de l’image : clignotante, fragile, invincible.