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Hervé Aubron
Le pays du silence n’est pas seulement celui de l’obscurité, il est aussi celui de la vérité. Ceux qui ont « raison » ne parlent pas. Ce sont les animaux, indéfectibles témoins venant grossir, de film en film, un bestiaire pléthorique. Ce sont les idiots auxquels le langage fait défaut, et qui font montre d’une sensibilité hors du commun. « Je suis si imprévisiblement vieux », résume Kaspar Hauser : le vieil enfant sauvage découvre sa science en même temps que le langage qui la ternit. Il sait tant de choses ineffables que les moufles des mots ne sauraient vêtir. À l’inverse, le langage peut être capable des pires tromperies : le conquistador Aguirre se sert plus de sa langue que de sa lance.
L’incipit de Kaspar Hauser pourrait faire office de devise : « N’entendez-vous pas ces cris effroyables tout alentour que communément on appelle le silence ? » Kaspar les entend, car ils ne sont pas couverts par ses propres paroles. C’est aussi ce qui arrive à Woyzeck, qui perçoit une rumeur cosmique et bientôt des voix. De même que le soldat Stroszek est soudain bombardé par une myriade de Signes de vie en son île grecque. Il aura auparavant croisé une fillette dans une maison isolée, qui sait à peine parler faute de camarades de jeu, mais chante merveilleusement.
Quelque temps plus tard, Herzog filmera des enfants sourds, muets et aveugles, à la fois cloîtrés en eux-mêmes et hypersensibles (Le Pays du silence et de l’obscurité). Il saisira ailleurs un enfant koweitien qui refuse d’apprendre à parler depuis qu’il a vu son père torturé par des soldats irakiens (Leçons de ténèbres, 1992). Dans Signes de vie, Stroszek finit par se reclure dans le fort qu’il est censé garder, plongé dans un silence au carré : il ne parlera plus, mais dans un pays dont il ne connaît pas la langue — son silence reste tragiquement allemand. Son homonyme de La Ballade de Bruno (1977) expérimente une situation voisine, émigrant en Amérique alors qu’il ne parle pas anglais, et ayant pour compagnon de route un vieillard persuadé de percevoir « l’énergie animale » de chaque être vivant.
Litanie de muets, d’aphasiques, d’illettrés, de demeurés. Épargnés par les parasites langagiers, ils embrassent ce monde nu qu’occulte le quadrillage des mots. Fantasme ancien, et peut-être romantique : les visions extralucides sont aussi extralangagières. On pourrait en déduire tout un programme pour le cinéma : un chamanisme moderne permettant de faire transparaître le cosmos débarrassé des préconçus langagiers, le monde muet. C’est ce que prône Herzog au sommet de la Tokyo Tower, filmé par Wim Wenders dans Tokyo-Ga (1985). Le désastre de Fitzcarraldo, trois ans plus tôt, semble avoir encore attisé son exaltation. Surplombant la capitale nippone, le cinéaste clame son dégoût des métropoles : « Quand je regarde d’ici, il ne reste plus d’images possibles. Ici [sur Terre], il ne se passe plus rien. Je suis prêt à aller sur Mars ou Saturne dans la première fusée », pour « obtenir des images encore pures, claires, transparentes ». La présence humaine brouille la vision. Herzog aurait donc sillonné l’Amazonie, l’Afrique, l’Australie, ou dernièrement l’Antarctique, pour fuir le bruit des hommes, trappeur en quête de visions « pures ».
Mais voilà : le logophobe de la Tokyo Tower est aussi un redoutable orateur. Ce paradoxe affecte l’œuvre entière, une des plus parlantes qui soient : la voix off y est omniprésente et souvent dite par Herzog en personne, quand il ne se filme pas en pied dans ses documentaires. On l’entend ici : c’est un conteur insatiable, multipliant anecdotes et paraboles avec un goût des effets et des inflexions vocales — une clarté très travaillée de la syntaxe et du débit, une articulation extrême, une passion de la lisibilité phonique, encore rehaussée récemment par la résurgence d’un fort accent allemand dans son anglais, moins sensible dans ses jeunes années.
Quête du silence alliée à un art de la parole ? Il y aurait un moyen simple de résoudre la contradiction : le chaman sortirait de sa réserve pour endosser le rôle du griot. Il s’agirait de perpétuer la logique du mythe, lequel tente précisément de rassembler mots et choses, ne décrit ni ne commente le cosmos mais reproduit, à chaque profération, sa création : la parole mythique provoque le monde plus qu’elle ne l’évoque. Grande révolution d’un œil-caméra dans le Sahara, Fata Morgana (1971) ne cachait pas après tout des ambitions cosmologiques.
Le plus souvent, le paradoxe reste toutefois insoluble. Voici, dans La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner, le skieur-sculpteur taiseux suspendu dans le ciel par le miracle d’un ralenti extrême — elfe extralucide tutoyant les nuages et domptant l’éther. Au pied du tremplin, Herzog joue une tout autre partition. Planté avec un micro au milieu du cadre, il commente les performances de Steiner, ne reculant devant aucune ficelle pour entretenir le suspense sur les dangers encourus. Tout le contraire de l’extase chamanique : l’enthousiasme roué du journaliste sportif, qui préfère aux mythes les légendes (celles des champions, celles qu’on met sous les photos dans les journaux), c’est-à-dire des expressions préfabriquées se substituant à l’expérience.
Herzog va parfois jusqu’à redoubler la figure du speaker, en invitant les protagonistes de ses documentaires à suivre son exemple et à commenter a posteriori ce qu’ils ont vécu. C’est Juliane Koepcke, dans Wings of Hope, qui rejoue et explicite les gestes qui lui sauvèrent la vie dans la jungle amazonienne. C’est Michael Goldsmith dans Échos d’un sombre empire. Journaliste professionnel, Goldsmith a connu les geôles centrafricaines. Cherchant à en préciser le souvenir auprès d’interlocuteurs, il se retrouve dans la position de l’interviewer, quand bien même il fut aussi témoin et expérimenta dans sa chair la démence du régime de Bokassa. En ouverture, Herzog annonce la disparition de Goldsmith et lit sa dernière lettre, assis derrière un bureau et un micro, comme un présentateur de JT durant la rubrique nécrologique.
Le mythologue ne serait-il qu’un mythomane ? Herzog le craint peut-être, effleurant comme dans un mauvais rêve deux hypothèses peu gratifiantes. Au pire celle du tour de passe-passe, de l’escroc vendant un édénisme de bazar — ce sensationnalisme que ses détracteurs ont souvent stigmatisé, y voyant une colonisation et une exploitation des populations autochtones. Son cinéma sollicite volontiers les personnages du prédicateur (les monologues d’Aguirre, mais aussi les documentaires God’s Angry Man et Huie’s Sermon en 1980), du bonimenteur (fréquentes attractions de foires) ou du charlatan (le magicien d’Invincible, allié des nazis et spécialiste de l’hypnose, pratique à laquelle Herzog a lui-même recouru sur le plateau de Cœur de verre, en 1976). Cerro Torre s’ouvre sur Herzog calant le décor d’une émission télévisée mettant en scène deux alpinistes sur fond de mur d’escalade wagnérien, tandis qu’au micro, un journaliste interprété par Donald Sutherland ramène leur extase à des banalités de foire-expo. Le même fera ensuite du commerce sur leur dos, dirigeant depuis une régie télé une escouade d’hélicoptères et de caméras à leurs trousses, tandis qu’ils risquent leur vie en Patagonie.
Seconde hypothèse, moins infâmante mais plus pathétique : l’aveuglement naïf. Herzog serait moins un explorateur qu’une copie d’explorateur, tel son double démoniaque, Timothy Treadwell. Le Grizzly Man confond l’Alaska avec un poster, les ours avec ses peluches d’enfance, ses désirs avec les réalités. Croyant comprendre les grizzlys, il les anthropomorphise et mue l’Alaska en parc à thèmes, ce dont il finira par mourir. L’illuminé parle tout seul, intarissable, transformant sa canadienne en mini-Barnum : l’autospeaking comme autoérotisme infantile.
Le compte-rendu d’un voyage, aussi lointain ou extrême soit-il, peut-il se distinguer du diaporama commenté ? Herzog n’en est pas certain, sauf peut-être à aller sur Saturne. D’où l’alliance, dans son personnage, entre comique et sérieux de pape. Dans Incident au Loch Ness, le cinéaste accepte de jouer sa propre parodie. Cuisinant des racines toxiques pour ses invités, il se révèle un chef d’expédition burlesque, à la manière du pseudo-Cousteau joué par Bill Murray dans La Vie aquatique de Wes Anderson (sorti la même année).
La coexistence entre extase et speech ne relève toutefois pas de la seule dialectique brumeuse. Elle invente quelque chose. Elle met en scène la disjonction des mots et des choses comme unique modalité de la rencontre. Rencontrer quelqu’un ou quelque chose, c’est ne pas réussir à lui mettre de mots dessus, c’est ne pas parvenir à (re)connaître. C’est être condamné à voir juxtaposés les choses et les mots (ou les images), les vues et leurs légendes. Pour Herzog, le monde consiste en une imbrication de cloisonnements multiples. On ne peut comprendre son prochain, on ne peut parlementer d’égal à égal. Les barrières linguistiques ou culturelles restent infranchissables. La parole n’aurait que le cannibalisme ou la colonisation comme horizon : savoir qui va manger ou coloniser l’autre avec ses mots, chacun étant lui-même colonisé par le langage, fondamentalement tyrannique.
Si la rencontre a lieu, c’est alors sur le mode du malentendu (Fitzcarraldo et les Jivaros) et surtout de l’accident, de la collision, du transbahutage : le bateau de Fitzcarraldo lâché dans les rapides et ripant de berge en berge, ou ces si belles rives-estrades défilant devant les radeaux d’Aguirre, visions fugaces où l’on entrevoit quelques fantômes figurants, mais qu’on ne peut aborder. L’homme est-il jamais en mesure de rencontrer son semblable ? Nous sommes des aliens les uns pour les autres. Tels les feux d’artifice lancés par le soldat au-dessus de son stock de munitions, nous nous envoyons des Signes de vie illisibles. Ce titre évoque une émission extraterrestre, venue d’une autre constellation : pour les habitants de l’île grecque, confrontés au délire d’un envahisseur, c’est tout comme.
Chacun pour soi et Dieu contre tous : titre original de Kaspar Hauser. Une telle philosophie rejoue le cul-de-sac de la querelle entre empirisme et idéalisme. Sensations et expériences sont-elles premières et engendrent-elles la pensée ? Ou bien est-ce la pensée qui, faisant fulgurer ses intuitions, préforme les sensations ? Dans les deux cas, l’esprit humain apparaît comme enfermé, coupé du monde, rejouant la caverne de Platon dans un crâne, soit parce que ses concepts ne sont que des grilles a posteriori, soient parce qu’ils se substituent à la « réalité ». Cet imaginaire pourrait expliquer l’intérêt de Herzog pour les handicapés du langage et surtout des perceptions. Le cinéaste croit d’abord entrevoir une réconciliation entre mots et choses dans l’empressement tactile des enfants sourds et aveugles du Pays du silence et de l’obscurité et, surtout, dans le parler cristallin de Fini Straubinger (dont il s’est peut-être inspiré pour polir le sien). Reste que nous finissons par nous accoutumer à Fini : à force nous ne la considérons plus comme une Pythie semi-divine. Nous devons bien reconnaître qu’elle est elle-même une speakerine de génie, décrivant ses moindres gestes et sensations comme d’autres commentent des championnats de saut à skis. L’homme est l’incorrigible commentateur de son existence : un être qui ne peut s’empêcher de mettre son logos partout. Un tel mouvement se traduit, dans les documentaires, par un va et vient entre la prise « sur le vif » et l’archive (le document historique ou l’entretien postérieur en studio, à la manière des enquêtes télévisées). L’homme-speaker transforme instantanément le direct de sa vie en sa propre archive. Course de fond incessante entre les mots et les choses, les idées et les perceptions, guerre entre les pures puissances de l’esprit et celles de l’enregistrement. Et finalement, qui colonise qui ?
À défaut de faire coïncider mots et choses, le speaker constitue un pivot autour duquel ils s’articulent. Il est le champion de l’anthropomorphisme, mais il ne maquille pas les stéréotypes, ni leur agressivité : en faisant son numéro, il joue cartes sur table. Il est dès lors un intercesseur du sublime, ce point vertigineux où se frôlent l’immense et le minuscule, l’inconcevable et le contrefait. Il rend sensible l’inadéquation de nos mots aux immensités inimaginables qui nous entourent, la parodie consubstantielle au langage, la confusion des échelles que celui-ci nécessite. C’est un virtuose de la disproportion, à la fois très grand et très petit, tout-puissant et ridicule : rien qu’un homme avec un micro, débitant des expressions toutes faites au milieu de nulle part ; mais à s’accumuler, les mots se boursouflent, gonflent, surplombent et avalent le monde. Montgolfières du verbe, toujours prêtes à éclater ou s’affaisser.Sans le savoir, il détient les secrets de l’univers. Il comble fugacement la faille entre le verbe et la matière — le Christ était bien un speaker. Médiateur inattendu pour un cinéma qui cherche précisément à fuir l’anthropocentrisme, à connecter l’anté et le post-humain, les pierres des étoiles et celles des machines, les charognes de bêtes mortes et les carcasses de voitures (dans les films voués au désert ou dans la belle Soufrière, portrait de Basse-Terre déserte, possible future Pompéï). Un cinéma qui considère l’espèce humaine comme une hypothèse dont on ne sait si elle s’est actualisée ou demeure virtuelle : Herzog cousine avec Kubrick et Pollet, mais sa stratégie reste singulière. L’Allemand retourne l’anthropocentrisme contre lui-même. Le speaker en représente le comble, conquistador de l’humanisation et de la colonisation par les mots, camelot envahissant des foires et du commerce. Mais il tend aussi une ligne directe entre le chaman et l’ordinateur, ce qu’il y a avant et après l’art. Il est en duplex avec le cinéma primitif des explorateurs conférenciers (les travelogues du début du XXe siècle) et les bases de données contemporaines, les rites primitifs et la conformation audiovisuelle (les documentaires jouent volontiers au chat et à la souris avec la rhétorique télé).
Combinaison de machinal et de psalmodique. D’un côté, les boniments peuvent ramener la langue à ce bruit lancinant qui finissait autrefois par provoquer la transe, le satori, l’illumination : cas d’école des vendeurs aux enchères américains, ceux de La Ballade de Bruno et How much Wood would a Woodchuck Chuck. Les types mettent à prix des caravanes ou des Dodge, mais hululent comme des Papous ou des Iroquois. Inversement, les Wodaabe, peuple du Sahara filmé en 1989 et présenté comme en symbiose avec le désert, ont des techniques de séduction tenant de la vitrine commerciale : extraordinaire marché conjugal, où des hommes maquillés grimacent comme des beaux diables en rangs d’oignon afin d’être choisis comme époux par les femmes, qui sont maîtresses du choix.
À l’autre extrémité il y a la voix de synthèse, le robot camelot débitant en boucle les histoires des hommes disparus. Ce sont les voix off dites par Herzog, son timbre monocorde pris dans un devenir vocoder, d’autant que ses documentaires récents se déploient à la lisière de la science-fiction, dans des environnements hostiles à l’espèce humaine — une navette spatiale et l’Antarctique dans The Wild Blue Yonder, le Pôle Sud à nouveau dans Encounters at the End of The World. Au bout, mais aussi à la fin du monde. Depuis Fata Morgana, Herzog ne cesse de se projeter dans un monde sans nous, un monde où notre espèce aurait disparu. Qu’y aurait-il alors ? Des pierres et des bestioles résistantes. Mais aussi, pourquoi pas, des machines livrées à elle-même, à la manière du Wall-E de Pixar : caméras tournant dans le vide, travellings fantômes, dictaphones à roulettes diffusant dans l’atmosphère irrespirable nos fables, sans plus personne pour les écouter. Peut-être auraient-ils la voix de Herzog dans Leçons de ténèbres, fantasmant un récit d’apocalypse en survolant les puits en feux et les lacs de pétrole du Koweit au lendemain de la première Guerre du Golfe, puis en observant des pompiers au travail autour des derricks sabotés, qu’il présente comme des extraterrestres dressant des dinosaures.
On lui a reproché d’avoir transformé le Koweit en son et lumière morbide, d’avoir pris, dans son hélicoptère, le point de vue d’un bombardier ou d’un esthète reptilien, se jetant comme un rapace sur un désastre. Mais ce cauchemar de cinéaste-drone ne donne-t-il pas à voir la mécanique secrète de tout point de vue humain ? On peut entendre là l’inhumanité même qui fonde l’anthropomorphisme, ce mélange de transe et de robotisation qui fait de nous, à notre corps défendant, les colons aveugles du monde sensible, dont nous éteignons une à une les puissances. Mettant à jour cette carte-mère, assimilant la voix de l’anthropo-conquistador à celle d’un ordinateur à la dérive, Herzog court-circuite le réseau qui ordonne les rapports entre mots et choses. Il y a là comme des mots-choses, des mots-reliques ou des mots-pierres, ce que sait bien Kaspar Hauser, pour qui chaque mot blesse et pèse des tonnes. Il rêve de mots-plantes, trace son nom dans une plate-bande, avec des semis de cresson. Telles les tablettes antiques découvertes dans le château de Signes de vie, les mots-choses sont rendus à la terre, livrés aux animaux et aux machines. Mais il reste encore tant de signes à pelleter pour Werner, le grand speaker errant.