C’était un samedi d’automne. Willie était au fond de l’église, tenant son livre de chant ouvert d’une main pour pouvoir de l’autre battre la mesure contre sa jambe. Sœur Bertha et sœur Dora étaient les principales soprano et alto, des femmes majestueuses, à la poitrine généreuse qui croyaient que le Ravissement arriverait d’un jour à l’autre.
« Willie, ma fille, tu n’as qu’à te laisser aller à chanter », disait sœur Bertha. Willie était venue directement après avoir terminé le ménage dans une maison. Elle s’était hâtée de retirer son tablier en entrant, mais ne s’était pas aperçue qu’une trace de graisse de poulet marquait encore son front.
Carson était dans l’assistance. Il s’ennuyait sûrement, pensa Willie. Il lui posait tout le temps des questions sur l’école, mais elle ne pouvait pas l’y inscrire tant que la petite Josephine n’était pas encore en âge d’y aller. Il fronçait les sourcils quand elle le lui disait, et elle rêvait parfois de l’envoyer dans le Sud chez sa sœur Hazel. Peut-être supporterait-elle mieux un enfant qui avait une telle colère au fond des yeux. Mais Willie savait qu’elle ne pourrait jamais s’y résoudre. Dans ses lettres à la famille, elle racontait que tout se passait bien, que Robert se débrouillait parfaitement. Hazel répondait qu’elle allait bientôt venir, mais Willie savait qu’elle n’en ferait jamais rien. Elle était du Sud. Elle s’en fichait du Nord.
« Oui, tout ce que tu as à faire est de laisser le Seigneur prendre la croix que tu portes », disait sœur Dora.
Willie sourit. Elle fredonna l’air de l’alto.
« Tu viens ? demanda-t-elle à Carson quand elle quitta l’estrade.
— J’attendais. »
Ils quittèrent ensemble l’église. L’air était froid, un vent vif provenant du fleuve leur fouettait le visage. Peu de voitures circulaient dans la rue, et Willie croisa une femme riche, à la peau acajou, dans un manteau de raton laveur qui paraissait aussi doux qu’un nuage. Sur Lenox, un théâtre sur deux affichait que Duke Ellington serait sur scène, jeudi, vendredi, samedi.
« Marchons encore un peu », dit Willie. Carson haussa les épaules, mais il retira les mains de ses poches et accéléra le pas. Elle avait enfin dit ce qu’il fallait.
Ils s’arrêtèrent pour laisser passer des voitures. Willie leva les yeux : six gamins l’observaient depuis la fenêtre d’un immeuble. Ils formaient une pyramide ; l’aîné, le plus grand, se tenant au dernier rang, le plus jeune au premier. Willie leur adressa un signe de la main, mais une femme les fit vivement rentrer et tira les rideaux. Carson et elle traversèrent. Il semblait y avoir des centaines de personnes dans les rues de Harlem ce jour-là. Des milliers même. Les trottoirs s’enfonçaient sous leur poids, certains se fissurant littéralement sous eux. Willie observa un homme à la peau thé au lait qui chantait dans la rue. À côté de lui, une femme couleur d’écorce battait des mains et ondulait de la tête. Harlem ressemblait à un grand orchestre noir avec une foule de gros instruments, la scène de la ville était en train de s’effondrer.
Ils tournèrent en direction du sud sur la 7e, passèrent devant le coiffeur pour hommes où Willie faisait le ménage de temps en temps pour gagner quelques cents, devant plusieurs bars et un marchand de glaces. Elle fouilla dans son sac à main, tâta l’intérieur, sentit quelque chose de métallique sous ses doigts et lança un nickel à Carson. Le garçon lui sourit, et elle eut l’impression que c’était la première fois depuis des années. La douceur de son sourire lui laissa en même temps une sensation d’amertume, car elle lui rappelait les jours où il pleurait du matin au soir. Les jours où il n’y avait personne au monde qu’eux deux, et qu’elle ne lui suffisait pas. Elle se suffisait à peine à elle-même. Il se précipita pour acheter un cornet de glace, et quand il revint vers elle en le serrant dans sa main, ils continuèrent à marcher.
Si Willie avait pu longer la 7e Avenue vers le sud jusqu’à Pratt City, elle l’aurait sans doute fait. Carson dégustait sa glace avec délicatesse, sculptant sa forme arrondie avec sa langue. Il en faisait le tour, l’examinait, recommençait à la lécher. Willie ne se rappelait pas l’avoir déjà vu aussi heureux, elle avait oublié combien c’était facile de le contenter. Rien de plus qu’un nickel et une promenade. S’ils continuaient à marcher sans s’arrêter, peut-être commencerait-elle à se sentir heureuse elle aussi. Elle arriverait peut-être à oublier comment elle avait échoué à Harlem, loin de Pratt City, loin de chez elle.
Willie n’était pas noir charbon. Elle avait vu assez de charbon au cours de sa vie pour le savoir. Mais le jour où Robert Clifton était venu avec son père à la réunion du syndicat pour entendre Willie chanter, elle avait d’abord été frappée par la couleur de sa peau, il était le garçon noir le plus blanc qu’elle eût jamais vu, et sa peau à elle lui avait alors paru pareille à ce que son père rapportait de la mine, sous ses ongles et quand il secouait ses vêtements, tous les jours.
Willie chantait l’hymne national aux réunions du syndicat depuis un an et demi. Son père, H, était le chef du syndicat, et elle n’avait eu aucun mal à le convaincre de la laisser chanter.
Le jour où Robert était venu, Willie était dans la sacristie, en train de faire ses gammes.
« Tu es prête ? » lui avait demandé son père. Avant que Willie ait demandé à chanter, il n’y avait pas d’hymne national aux réunions du syndicat.
Willie avait hoché la tête et était entrée dans l’église, où attendaient tous les membres du syndicat. Elle était jeune, mais elle savait déjà qu’elle était la meilleure chanteuse de Pratt City, peut-être même de tout Birmingham. Tous, femmes et enfants, venaient aux réunions uniquement pour entendre cette voix mûre et déjà lasse du monde sortir d’un corps de dix ans.
« Veuillez vous lever pour l’hymne », avait dit H à la foule, et ils s’étaient levés. Le père de Willie avait versé une larme la première fois qu’elle l’avait chanté. À la fin, Willie avait entendu un homme dire : « Regarde le vieux Deux-Pelles. Il se ramollit, on dirait. »
Quand elle chantait La Bannière étoilée, elle captivait la foule béate. Willie imaginait que le son émanait d’une caverne tout au fond de son abdomen, que, comme son père et les hommes de l’assistance, elle était un mineur qui creusait dans les tréfonds d’elle-même pour en tirer quelque chose de valeur. À la fin, tout le monde se levait, applaudissait, sifflait. Elle savait alors qu’elle avait atteint la roche au fond de la caverne. Ensuite les mineurs poursuivaient leur réunion, et Willie restait assise sur les genoux de son père ; elle s’ennuyait, avait envie de chanter à nouveau.
« Willie, tu as vraiment bien chanté, ce soir », lui avait dit un homme à la fin de la réunion. Willie se tenait devant l’église, avec sa petite sœur, Hazel, regardant les gens rentrer chez eux pendant que H refermait la porte. Elle n’avait pas reconnu l’homme. Il était nouveau, un ancien prisonnier qui avait travaillé au chemin de fer avant d’être engagé comme homme libre à la mine. « J’aimerais que tu connaisses mon fils, Robert, avait dit l’homme. Il est timide, mais il aime drôlement t’entendre chanter. »
Robert, derrière son père, s’était avancé
« Va jouer un moment », avait dit l’homme en donnant une petite poussée à son fils avant de rentrer chez lui.
Si le père était couleur café, Robert était couleur crème. Willie était habituée à voir se côtoyer des Blancs et des Noirs à Pratt City, mais elle n’avait jamais vu les deux dans une même famille, les deux dans une même personne.
« Tu as une jolie voix », avait dit Robert. Il baissait les yeux et remuait la poussière du bout du pied. « Je suis venu pour t’écouter chanter.
— Merci », dit Willie. Robert avait souri, soulagé, semblait-il, d’avoir parlé. Willie fut stupéfaite par la teinte de ses yeux.
« Pourquoi tu as des yeux comme ça ? » avait-elle demandé tandis que Hazel se cachait derrière sa jambe et observait Robert en passant la tête sur le côté.
« Comme quoi ? »
Willie avait cherché le mot exact puis s’était rendu compte qu’il n’en existait pas pour les décrire. Ses yeux ressemblaient à beaucoup de choses. Aux flaques d’eau claire restées sur le chemin dans lesquelles Hazel et elle aimaient sauter, ou au corps scintillant d’une fourmi dorée qu’un jour elle avait observée en train de transporter une feuille d’herbe par-dessus un monticule. Elle les vit changer au moment même où il la regardait, et elle ne sut comment le lui dire, aussi se borna-t-elle à hausser les épaules.
« Tu es blanc ? avait dit Hazel, et Willie lui avait donné un petit coup de coude.
— Non. Mais ma Mama dit qu’il y a beaucoup de blanc dans notre sang. Que parfois ça prend du temps pour qu’il apparaisse. »
— C’est pas normal. » Hazel avait secoué la tête.
« Ton papa est vieux comme Hérode. C’est pas normal non plus », avait répliqué Robert, et sans réfléchir Willie l’avait poussé. Il avait perdu l’équilibre, était tombé sur les fesses. Il avait levé ses yeux d’un marron doré vers elle, pleins de surprise, mais elle n’y avait pas fait attention. Son papa était l’un des meilleurs mineurs de tout Birmingham. Il était la lumière de sa vie, comme elle était la sienne. Il lui répétait sans cesse qu’il l’avait attendue et attendue et que lorsqu’elle était arrivée, il avait été si heureux que son cœur de charbon avait fondu.
Robert s’était relevé et épousseté.
« Ouh, avait dit Hazel en se tournant vers Willie, ne manquant jamais une occasion de lui faire honte. Je vais le dire à Mama !
— Non, avait dit Robert. Tout va bien. » Il avait regardé Willie. « C’est rien. »
Ce geste avait rompu une sorte de barrière entre eux et, depuis ce jour, Robert et Willie avaient été aussi proches que deux êtres peuvent l’être. Quand ils avaient eu seize ans, ils étaient sortis ensemble, à dix-huit ans, ils s’étaient mariés, et à vingt ans, ils avaient eu un enfant. Les habitants de Pratt City parlaient toujours d’eux comme s’ils étaient une seule personne, portant un seul nom : Robert & Willie.
Un mois après la naissance de Carson, le père de Willie était mort. Sa mère le rejoignit un mois plus tard. Les mineurs ne vivaient pas vieux. Willie avait des amis dont les pères étaient morts alors qu’eux-mêmes nageaient encore dans le ventre de leur mère, mais le savoir n’atténuait pas son chagrin.
Elle fut inconsolable pendant les premiers jours. Elle ne voulait pas regarder Carson, refusait de le tenir contre elle. Robert la prenait dans ses bras la nuit, embrassant ses larmes intarissables pendant que le bébé dormait. « Je t’aime, Willie », murmurait-il, et d’une certaine manière cet amour aussi lui faisait mal, elle pleurait de plus belle car elle ne voulait pas croire que le monde pouvait encore lui apporter du bonheur quand ses deux parents l’avaient quittée.
Willie avait chanté en tête du cortège funèbre, les pleurs et les lamentations des parents et amis des défunts résonnant jusqu’au fond des mines. Elle n’avait jamais ressenti pareille tristesse auparavant, ni connu le réconfort d’une telle foule réunie pour accompagner ses parents à leur dernière demeure. Sa voix tremblait au début. Elle ébranlait quelque chose en elle.
Elle avait chanté I Shall Wear a Crown, sa voix résonnant, rebondissant depuis le fond du puits, et remontant à la surface tandis qu’ils marchaient tous autour de la mine. Ils avaient dépassé l’ancienne fosse commune des pauvres où étaient enterrés des centaines d’hommes et de jeunes garçons sans visage, et Willie s’était consolée à la pensée que son père était mort libre. Au moins ça.
« Je porterai une couronne », chantait encore Willie, tenant Carson dans ses bras. Ses vagissements l’accompagnaient, les battements de son petit cœur marquaient la mesure. En chantant, elle voyait les notes flotter hors de sa bouche, minuscules papillons emportant un peu de sa tristesse, et elle comprit qu’elle survivrait.
Pratt City devint bientôt une poussière dans l’œil de Willie. Elle ne pouvait pas s’en débarrasser. Elle voyait que Robert était impatient lui aussi de partir. Il avait toujours été trop délicat pour être mineur. C’est du moins ce que disaient les chefs chaque fois qu’il se décidait à leur poser la question, ce qu’il faisait à peu près une fois par an depuis l’âge de ses treize ans. Au lieu de quoi, il travaillait dans un magasin de Pratt City.
Puis, après la naissance de Carson, le magasin parut soudain ne plus suffire à Robert. Il pouvait passer des semaines à s’en plaindre.
« Il n’y a rien d’honorable dans ce travail », dit-il un soir à Willie. Elle était assise, tenant contre son ventre le bébé Carson qui essayait d’attraper les éclats de lumière reflétés sur ses boucles d’oreilles. « Il y a de l’honneur à travailler à la mine. »
Willie avait toujours pensé que son mari mourrait dans la mine s’il y descendait un jour. Son père s’était arrêté bien des années avant sa mort. Il était deux fois plus corpulent que Robert, dix fois plus fort. Et pourtant il ne cessait de tousser, un filet de mucus noir coulant parfois de sa bouche, son visage se convulsait, ses yeux s’exorbitaient, et Willie avait l’impression qu’un homme invisible se tenait derrière lui, entourant de ses mains l’épaisse colonne de son cou, l’étranglant. Bien qu’elle aimât Robert plus qu’elle n’avait jamais cru pouvoir aimer un homme, elle n’imaginait pas en le regardant que quelqu’un puisse entourer son cou de ses mains. Elle ne le lui avait jamais dit.
Robert se mit à faire les cent pas. La pendule accrochée au mur retardait de cinq minutes, et le déclic de l’aiguille des secondes évoquait pour Willie un homme tapant dans ses mains en cadence à un revival à l’église. Terrifiant, mais résolu.
« Nous devrions partir. Aller dans le Nord, quelque part où je pourrai apprendre un nouveau métier. Il n’y a rien pour nous à Pratt City maintenant que nos parents ne sont plus là.
— New York, dit Willie, à l’instant où l’idée lui traversa l’esprit. Harlem. »
Le mot la frappait comme un souvenir. Bien qu’elle n’y fût jamais allée, elle sentait sa présence dans sa vie. Un pressentiment. Un souvenir prémonitoire.
« New York, eh ? » fit Robert avec un sourire.
Il prit Carson dans ses bras et l’enfant se mit à crier, surpris, privé de lumière.
« Tu pourrais trouver du travail. Je pourrais chanter.
— Tu vas chanter, eh ? » Il fit bouger son doigt devant les yeux de Carson, qui le suivirent. À droite, à gauche. « Que penses-tu de tout ça, fiston ? Mama va chanter ? » Robert fit descendre son doigt jusqu’au petit ventre doux et le chatouilla. Le bébé éclata de rire.
« Je crois que l’idée lui plaît, Mama », dit Robert, riant à son tour.
Chacun connaissait quelqu’un qui partait dans le Nord, et tout le monde connaissait quelqu’un qui était déjà là-bas. Willie et Robert avaient connu Joe Turner à l’époque où il n’était que Lil Joe, le fils intello de Joecy, à Pratt City. À présent, il était instituteur à Harlem. Il les emmena chez lui dans la 134e Rue Ouest.
Aussi longtemps qu’elle vivrait, Willie se souviendrait de l’impression que lui fit Harlem la première fois. Pratt City était une ville minière où tout était centré sur ce qui gisait dans les profondeurs du sol. Harlem, c’était le ciel. Les immeubles étaient plus hauts qu’aucun de ceux que Willie avait jamais vus auparavant, et ils étaient plus nombreux, droits, serrés les uns contre les autres. La première bouffée d’air de Harlem était pure, sans poussière de charbon qui vous entrait par le nez jusqu’au fond de la gorge, y laissant un goût tenace. À Harlem, rien que respirer était exaltant.
« D’abord, faut me trouver un endroit où chanter, Lil Joe. J’ai entendu des dames au coin de la rue, et je sais que je suis meilleure qu’elles. Je le sais. »
Ils avaient apporté la dernière de leurs trois valises et finissaient de s’installer dans le petit appartement. Joe n’avait pas les moyens de l’occuper seul, et avait dit qu’il était trop content de le partager avec de vieux amis.
Joe rit. « Faut espérer que tu chantes mieux qu’une fille au coin de la rue, Willie. Autrement, comment tu vas faire pour chanter dans un endroit qui est pas la rue ?
Robert faisait doucement sauter Carson sur ses genoux pour qu’il se tienne tranquille.
« C’est pas la première chose qui importe. La première chose est de me trouver un travail. C’est moi l’homme, tu te souviens ?
— Oh, tu es l’homme, d’accord », dit Willie, clignant de l’œil.
Joe leva les yeux au plafond.
« Et m’amenez pas d’autres bébés dans cette maison, vous deux », dit-il.
Cette nuit-là, et bien d’autres nuits par la suite, Willie, Robert et Carson dormirent sur le même matelas, dans le minuscule living-room au troisième étage du haut immeuble de brique. Une grande tache marron ornait le plafond au-dessus du lit, et la première nuit Willie la trouva même belle.
L’immeuble où vivait Lil Joe n’était habité que par des Noirs, presque tous arrivés récemment de Louisiane, du Mississippi ou du Texas. En entrant, Willie avait entendu l’accent traînant caractéristique d’un Alabamien. L’homme tentait de faire passer un large matelas par une porte étroite. Une voix similaire derrière la porte donnait des instructions : « Plus à gauche, un petit peu à droite. »
Le lendemain matin, Willie et Robert laissèrent Carson à Lil Joe pour aller faire un tour dans Harlem, voir s’il y avait quelques offres d’emploi affichées dans le voisinage. Ils marchèrent pendant des heures, à regarder les gens, parler, noter les différences et les similitudes entre Harlem et Pratt City.
Après avoir fait le tour du bloc, passant devant un marchand de glaces, ils virent une offre affichée sur la porte d’un magasin et décidèrent d’entrer pour que Robert puisse parler à quelqu’un. Sur le seuil, Willie trébucha et Robert la rattrapa dans ses bras. Il l’aida à reprendre son équilibre, lui sourit et lui donna un rapide baiser sur la joue. Une fois qu’ils furent à l’intérieur, les yeux de Willie croisèrent ceux de l’employé du magasin, et elle sentit un vent froid porté par son regard la pénétrer jusqu’au tréfonds de son estomac.
« Excusez-moi, sir, dit Robert. J’ai vu l’écriteau là dehors.
— Vous êtes marié à une Noire ? » dit l’employé, sans quitter Willie des yeux.
Robert regarda Willie.
Robert parla doucement : « J’ai déjà travaillé dans un magasin. Dans le Sud.
— Pas de travail ici, dit l’homme.
— Je disais que j’ai de l’expérience dans…
— Pas de travail ici, répéta l’homme, d’un ton encore plus rude.
— Partons, Robert », dit Willie. Elle avait à moitié franchi la porte sans même attendre que l’homme ouvre la bouche pour la seconde fois.
Ils parcoururent deux blocs sans parler. Ils passèrent devant un restaurant avec une affiche, mais Willie n’eut pas besoin de regarder Robert pour savoir qu’ils ne s’arrêteraient pas. Peu après, ils se retrouvèrent chez Lil Joe.
« Déjà de retour ? » leur demanda Joe au moment où ils entraient. Carson était endormi sur le matelas, son petit corps pelotonné.
« Willie voulait voir comment allait le bébé. Elle voulait te laisser te reposer. Pas vrai, Willie ? »
Willie sentit le regard de Joe posé sur elle quand elle répondit : « Oui, c’est vrai. »
Robert tourna les talons et sortit précipitamment.
Willie s’assit près de l’enfant. Elle le regarda dormir. Elle se demanda si elle pourrait faire cela toute la journée, et elle essaya. Mais au bout d’un moment un étrange sentiment de panique la saisit, sans qu’elle en connût la raison. La peur qu’il ne respire pas vraiment. Qu’il ne sente plus qu’il avait faim et ne pleure pas pour qu’elle le nourrisse. Qu’il ne la distingue pas des autres femmes dans cette nouvelle ville si grande. Elle le réveilla juste pour l’entendre crier. Et ce fut seulement alors, quand le cri persista, faible d’abord pour devenir un hurlement poussé à pleins poumons, qu’elle put enfin se détendre.
« Ils ont cru qu’il était blanc, Joe », dit-elle. Elle sentait encore son regard posé sur elle pendant qu’elle observait Carson.
Il hocha la tête. « Je vois », dit-il simplement. Et il se retira et la laissa à ses pensées.
Willie attendit anxieusement le retour de Robert. Elle se demanda pour la première fois si quitter Pratt City n’avait pas été une erreur. Elle pensa à Hazel, dont elle n’avait pas de nouvelles depuis leur départ, et une vague de regret la submergea, triste et désespérée. Elle eut une autre sensation de déjà-vu. De solitude, cette fois. Une solitude qu’elle sentait approcher, et avec laquelle il lui faudrait apprendre à vivre.
Robert revint à l’appartement. Il était allé chez le coiffeur, avait les cheveux coupés court. Il s’était acheté des vêtements neufs, sans doute avec leurs dernières économies, se dit Willie, et ceux qu’il portait quand il était parti avaient disparu. Il s’assit sur le lit près de Willie, frotta doucement le dos de Carson. Il n’avait pas l’air d’être lui-même.
« Tu as dépensé l’argent ? » demanda Willie. Robert évitait son regard, et elle ne se souvenait pas de l’avoir jamais vu ainsi… Même le premier jour où elle était allée jouer avec lui, même quand elle l’avait poussé, même quand il était tombé, Robert l’avait toujours regardée droit dans les yeux, presque avidement. Ses yeux étaient la première chose qui l’avait étonnée chez lui, et la première chose qu’elle avait aimée.
« Je ne serai pas comme mon père, Willie, dit-il sans cesser de regarder Carson. Je vais pas être le genre d’homme qui peut faire qu’une seule chose. Je vais nous bâtir une vraie vie, je sais que je le peux. »
Il la regarda enfin. Il caressa sa joue, puis posa sa main sur sa nuque. « Nous sommes ici maintenant, Willie, dit-il implorant. Restons ici. »
Ce que « être ici » signifiait pour Willie : tous les matins, Robert et elle se réveillaient. Elle préparait Carson et le descendait chez une vieille femme du nom de Bess qui gardait tous les jeunes enfants de l’immeuble contre un peu d’argent. Robert se rasait, se coiffait, boutonnait sa chemise. Puis ils partaient tous les deux à pied dans Harlem à la recherche de travail, Robert dans ses habits élégants et Willie dans ses vêtements ordinaires.
« Être ici » signifiait qu’ils ne marchaient plus ensemble sur le trottoir. Robert marchait toujours un peu en avant, et ils ne se touchaient jamais. Elle ne l’appelait plus par son nom désormais. Même si elle tombait dans la rue ou si quelqu’un la volait ou qu’une voiture se dirigeait vers elle, elle avait appris à ne pas l’appeler par son nom. Elle l’avait fait une fois, et tout le monde les avait dévisagés.
Au début, ils cherchèrent du travail à Harlem. Un magasin avait même engagé Robert, mais il y avait eu un malentendu quand un client blanc s’était penché à l’oreille de Robert pour lui demander comment il pouvait ne pas être tenté par l’une des Négresses qui fréquentaient le magasin. Et Robert était rentré ce soir-là indigné, disant à Willie que l’homme aurait pu parler d’elle comme ça, et il n’était plus retourné au magasin.
Le lendemain, ils partirent tous les deux poursuivre leur recherche. Cette fois, ils marchèrent un peu vers le sud avant de se séparer, et Willie abandonna Robert devant l’étendue de Manhattan. Il avait l’air tellement blanc à présent qu’elle le perdit de vue en quelques secondes, un visage blanc parmi d’autres, tous se hâtant affairés sur les trottoirs. Au bout de deux semaines à Manhattan, Robert trouva un travail.
Il fallut à Willie trois mois de plus pour y arriver, mais en décembre elle était devenue gouvernante chez les Morris, une riche famille noire qui vivait à la limite sud de Harlem. La famille ne s’était pas encore résignée à leur négritude, et ils s’approchaient des quartiers blancs d’aussi près que la ville le leur permettait. Ils ne pouvaient pas aller plus loin, leur peau était trop noire pour leur permettre d’avoir un appartement une rue plus bas.
Dans la journée, Willie s’occupait du fils des Morris. Elle lui donnait à manger, le baignait, lui faisait faire la sieste. Puis elle nettoyait à fond l’appartement, prenant soin de passer sous les candélabres, endroits que Mme Morris vérifiait toujours. Quand venait le soir, elle se mettait à la cuisine. Les Morris étaient arrivés à New York avant la grande migration afro-américaine, mais ils mangeaient toujours comme si le Sud était une partie de leur cuisine et non un endroit situé à des milliers de kilomètres de là. Mme Morris était en général la première à rentrer. Elle était couturière, et ses mains étaient souvent abîmées et pleines de sang. Une fois qu’elle était rentrée, Willie partait à ses auditions.
Elle était trop noire de peau pour chanter au Jazzing. C’est ce qu’on lui dit le soir où elle se présenta pour une audition. Un homme, grand et maigre, plaça un sac de papier contre sa joue.
« Trop foncée », dit-il.
Willie secoua la tête. « Mais je sais chanter, écoutez. » Elle ouvrit la bouche et prit une profonde inspiration, gonflant son ventre comme un ballon, mais l’homme y enfonça deux doigts et le vida de son air.
« Trop foncée, répéta-t-il. Le Jazzing est que pour les filles claires.
— J’ai vu un homme aussi noir que minuit entrer avec un trombone.
— J’ai dit les filles, mon chou. Si tu étais un homme, peut-être. »
Si elle était Robert, pensa Willie. Robert pouvait avoir tous les jobs qu’il souhaitait, mais elle savait qu’il avait trop peur pour essayer. Peur d’être démasqué ou peur de ne pas avoir assez d’instruction. L’autre soir, il lui avait dit que quelqu’un lui avait demandé pourquoi il parlait « comme ça », et il avait eu peur d’ouvrir la bouche. Il ne lui disait pas exactement ce qu’il faisait pour gagner sa vie, mais il rentrait à la maison empestant le poisson et la viande et il gagnait plus d’argent en un mois qu’elle n’en avait vu de sa vie entière.
Robert était prudent, mais elle prête à tout. Elle l’avait toujours été. La première nuit qu’il avait passé avec elle, il était tellement nerveux que son sexe était resté posé sur sa jambe gauche, un tronc abandonné sur la rivière tremblante de sa cuisse.
« Ton père va me tuer », avait-il dit. Ils avaient seize ans, leurs parents assistaient à une réunion du syndicat.
« C’est pas à mon père que je pense en ce moment, Robert », avait-elle dit en essayant de redresser le tronc. Elle avait mis les doigts de Robert dans sa bouche, l’un après l’autre, mordant les bouts, sans cesser de le regarder. Elle l’avait aidé à la pénétrer et s’était mise à cheval sur lui jusqu’à ce qu’il la supplie : « Arrête, t’arrête pas, plus vite, moins vite. » Quand il avait fermé les yeux, elle lui avait demandé de les ouvrir. Elle aimait tenir la vedette.
C’était aussi ce qu’elle désirait maintenant, en pensant à Robert. Songeant que si elle était à sa place, elle mettrait à profit sa couleur de peau, serait moins craintive. Si elle le pouvait, elle mettrait sa voix dans le corps de Robert, dans sa peau. Elle serait sur la scène du Jazzing et écouterait les éloges de la foule monter vers elle comme dans ses souvenirs d’enfant, quand elle chantait à la table de ses parents. Mince alors, elle a du coffre. C’est pas de la blague.
« Écoute, tu pourrais faire le ménage ici la nuit, si tu veux, disait l’échalas, interrompant les pensées de Willie avant qu’elles tournent au noir. La paie est correcte. Ça pourrait t’ouvrir des portes un peu plus tard. »
Elle accepta l’offre aussitôt, et quand elle rentra le soir à la maison, elle dit à Robert que les Morris avaient besoin d’elle la nuit. Elle n’aurait su dire s’il la croyait ou non, mais il hocha la tête. Cette nuit-là, ils s’étaient endormis avec Carson entre eux. Il commençait à dire quelques mots. L’autre jour, quand Willie avait été le chercher chez Bess pour le ramener dans l’appartement de Joe, elle avait entendu son fils appeler la vieille femme « Mama », et une boule d’angoisse s’était coincée dans sa gorge, dure comme une pierre, tandis qu’elle le serrait contre elle et gravissait les marches de l’escalier.
« La paie est correcte », dit-elle à Robert en empêchant Carson de sucer son pouce. Il se mit à pleurer et cria : « Non !
— Hé, dis donc, Sonny, dit Robert, ne parle pas à Mama comme ça ! » Carson remit son pouce dans sa bouche et regarda son père fixement. « Nous n’avons pas besoin de cet argent, Willie, dit Robert. Nous nous débrouillons très bien. Nous pourrons même avoir un appartement à nous. Tu n’as pas besoin de travailler.
— Et où allons-nous vivre ? » dit sèchement Willie. Elle n’avait pas voulu prendre un ton aussi hostile. L’idée était séduisante : habiter chez elle, passer plus de temps avec Carson. Mais elle savait qu’elle n’était pas faite pour ce genre de vie. Que cette vie n’était pas pour eux.
« Il y a des endroits, Willie.
— Quels endroits ? Dans quel monde tu crois que nous vivons, Robert ? Je m’étonne que tu puisses franchir cette porte et te retrouver dans ce monde-là sans que quelqu’un te démolisse parce que tu couches avec la Nég…
— Stop ! » s’écria Robert. Willie ne l’avait jamais entendu s’exprimer avec une telle force. « Dis jamais ça. »
Il se tourna sur le côté, et Willie resta sur le dos, à fixer le plafond. La grande tache brune lui paraissait plus boursouflée maintenant, comme si tout ce qu’il y avait au-dessus de leur tête pouvait s’effondrer sur eux d’un instant à l’autre.
« Je n’ai pas changé, Willie, dit Robert face au mur.
— Non, mais tu n’es plus le même. »
Ils ne prononcèrent plus un mot de la nuit. Entre eux, Carson se mit à ronfler, de plus en plus fort, comme si un grondement montait de son ventre et s’échappait par son nez. Comme une musique annonçant la chute du plafond, et Willie fut prise de panique. Si l’enfant était encore un bébé, s’ils habitaient encore Pratt City, elle l’aurait réveillé. Mais ici, à Harlem, elle ne pouvait pas bouger. Elle devait rester étendue là, immobile, avec le grondement, la chute, la terreur.
Faire le ménage au Jazzing n’était pas trop pénible. Willie déposait Carson chez Bess avant l’heure du dîner, puis se rendait au 644 Lenox Avenue.
C’était le même genre de travail que celui qu’elle faisait chez les Morris, mais différent. La clientèle du Jazzing était entièrement blanche. Les artistes qui occupaient la scène tous les soirs étaient, comme l’avait dit l’échalas : grands, bronzés et superbes. Ce qui signifiait, constata Willie, un mètre soixante-quinze, la peau claire et jeunes. Willie débarrassait les détritus, balayait, lavait les planchers, et observaient les hommes rivés sur les artistes sur la scène. Tout était si étrange pour elle.
Dans un des spectacles, un acteur feignait d’être perdu dans une jungle africaine. Il portait une jupe d’herbes et avait des marques de peinture sur la tête et les bras. Au lieu de parler, il poussait des grognements. À intervalles réguliers, il gonflait ses biceps et se frappait la poitrine. Il soulevait une des filles, une grande brune superbe, et la balançait par-dessus son épaule comme si elle était une poupée de chiffon. L’assistance se tordait de rire.
Un jour, tout en travaillant, Willie assista à un spectacle censé être un portrait du Sud. Les trois acteurs, les plus noirs que Willie ait jamais vus dans le club, cueillaient du coton sur scène. Puis l’un d’eux commença à se plaindre. Il disait que le soleil était trop chaud, le coton trop blanc. Assis sur le rebord de la scène, il balançait nonchalamment ses jambes d’avant en arrière, d’avant en arrière.
Les deux autres s’avancèrent et posèrent leurs mains sur ses épaules. Ils se mirent à chanter une chanson que Willie n’avait jamais entendue, qui racontait combien ils devaient être reconnaissants d’avoir de bons maîtres qui prenaient si bien soin d’eux. Quand ils eurent fini de chanter, ils se relevèrent et recommencèrent à cueillir le coton.
Ce n’était pas le Sud que connaissait Willie. Ce n’était pas non plus le Sud que ses parents avaient connu, mais elle pouvait dire en entendant les voix des hommes dans la salle qu’aucun d’eux n’avait jamais mis le pied dans ce Sud-là. Tout ce qui les intéressait était de rire, boire et reluquer les filles. Elle était presque contente d’être celle qui nettoyait la scène au lieu d’y chanter.
Cela faisait deux mois que Willie travaillait là. Robert et elles s’entendaient moins bien depuis qu’elle lui avait demandé où ils allaient vivre désormais. La nuit, Robert était de plus en plus souvent absent de la maison. Quand elle rentrait du club, un peu avant l’aube, elle trouvait Carson endormi seul sur le matelas. Joe allait le chercher chez Bess après avoir donné ses cours, et le mettait au lit tous les soirs. Willie se glissait près de Carson et attendait, les yeux grands ouverts, que résonne le bruit des chaussures de Robert dans le couloir, le clop clop clop qui annonçait qu’elle aurait son mari cette nuit-là. Si elle l’entendait, s’il arrivait, elle fermait vite les yeux et tous deux jouaient à faire semblant, comme les gens sur scène au club. Le rôle de Robert était de se glisser doucement près d’elle, et le sien de ne pas poser de questions, de lui laisser croire qu’elle avait confiance en lui, en eux.
Ce soir-là, Willie rentrait dans la salle après avoir mis la poubelle dehors quand elle vit son patron s’avancer vers elle. Il avait l’air contrarié, mais Willie ne lui avait jamais vu une autre expression. Il avait fait la guerre et il claudiquait, ce qui soi-disant l’avait empêché de trouver un job plus respectable. La seule chose qui semblait le réconforter était de sortir sur le trottoir, de s’appuyer contre le mur de briques irrégulières du bâtiment et de fumer cigarette sur cigarette.
« Quelqu’un a vomi dans les toilettes des hommes », dit-il en se dirigeant vers la sortie.
Willie se borna à hocher la tête. Cela arrivait au moins une fois par semaine, elle n’avait pas besoin qu’on lui explique quoi faire. Elle attrapa le seau et le balai et prit le chemin des toilettes. Elle frappa à la porte une fois, deux fois. Il n’y eut pas de réponse.
« J’entre », dit-elle avec détermination. Elle avait appris des semaines auparavant qu’il valait mieux entrer dans les pièces avec détermination plutôt que timidement, car les ivrognes étaient en général à moitié sourds.
C’était certainement le cas de l’homme qui était dans les toilettes. Il était penché en avant, le visage dans le lavabo, marmonnant tout seul.
« Oh, pardon. » Au moment où Willie s’apprêtait à partir, l’homme leva les yeux et surprit son regard dans la glace.
« Willie ? »
Elle reconnut sa voix immédiatement mais ne se retourna pas. Elle ne lui répondit pas. Tout ce qui lui venait à l’esprit était qu’elle ne le reconnaissait pas.
À une époque, quand ils étaient seulement deux amoureux qui sortaient ensemble, puis au début de leur mariage, Willie était sûre qu’elle connaissait Robert mieux qu’elle-même. Il ne s’agissait pas seulement de connaître sa couleur préférée ou de savoir ce qu’il désirait pour dîner sans qu’il eût besoin de le dire. Non, il s’agissait de savoir ce que lui-même ne s’était pas encore autorisé à savoir. Comme le fait qu’il n’était pas le genre d’homme à supporter des mains invisibles autour de son cou. Que la naissance de Carson l’avait changé, mais pas en mieux. Qu’il avait commencé à avoir peur de lui-même, à douter constamment de ses choix, craignant de ne jamais atteindre l’objectif qu’il s’était fixé, dont la référence était l’amour généreux de son père, un amour qui avait tracé la voie pour lui et sa mère, même si le coût en avait été élevé. Que Willie puisse reconnaître ces choses en Robert, mais soit incapable de reconnaître son dos courbé, sa tête penchée, l’effraya.
Deux Blancs entrèrent dans la pièce, sans remarquer Willie. L’un portait un costume gris, l’autre un costume bleu. Willie retint son souffle.
« Tu es encore là, Rob ? Les filles vont entrer en scène », dit le costume bleu.
Robert lança à Willie un regard désespéré que surprit le costume gris resté muet jusque-là, et qui loucha à son tour vers elle. Il l’examina de la tête aux pieds, un sourire envahissant lentement son visage.
Robert secoua la tête. « Très bien, les mecs. Allons-y. » Il tenta de sourire, mais les coins de sa bouche s’abaissèrent presque aussitôt.
« On dirait que Robert s’est déjà dégotté une nana, dit le costume gris.
— Elle est juste là pour nettoyer », dit Robert. Willie saisit l’expression implorante de ses yeux, et c’est alors seulement qu’elle comprit que tout allait mal tourner pour elle.
« On a peut-être pas besoin de retourner là-bas tout de suite », dit le costume gris. Ses épaules se relâchèrent, il s’appuya contre le mur.
Le costume bleu se mit à ricaner à son tour.
Willie saisit son balai. « Je dois y aller. Mon patron va me chercher. » Elle essaya de prendre un ton dégagé, comme Robert. Elle essaya d’avoir la même voix qu’eux.
Le costume gris écarta le balai. « Tu as encore du nettoyage à faire », dit-il. Il lui caressa le visage. Ses mains commencèrent à descendre le long de son corps, mais avant qu’elles atteignent ses seins, elle lui cracha au visage.
« Willie, non ! »
Les deux costumes se tournèrent vers Robert, le gris essuyant le crachat de son visage.
« Tu la connais ? » demanda le costume bleu.
Le gris l’avait devancé. Willie le vit rassembler mentalement tous les indices : le teint ombreux de la peau de Robert, la voix épaisse, les nuits passées loin de chez lui. Il lança à Robert un regard méprisant : « C’est ta femme ? »
Les yeux de Robert s’emplirent de larmes. Il était livide après avoir vomi, et il donnait l’impression d’être sur le point de recommencer. Il hocha la tête.
« Bon, alors pourquoi tu viens pas par ici lui donner un baiser ? » demanda le costume gris. Il avait déjà ouvert sa braguette de la main gauche et se caressait de la droite. « T’inquiète pas, je la toucherai pas », dit-il.
Et il tint parole. Robert fit ce qu’on lui demandait ce soir-là pendant que le costume bleu gardait la porte. Guère plus que des baisers mêlés de larmes et quelques caresses précises. Avant même de demander à Robert de la pénétrer, le costume gris jouit, pantin tremblant, haletant. Puis, immédiatement après, le jeu sembla l’ennuyer.
« Pas la peine de venir demain, Rob », dit-il au moment de quitter la pièce avec le costume bleu.
Willie sentit une petite brise venir de la porte qui se refermait. Elle lui donna la chair de poule. Tout son corps était raide comme un morceau de bois. Robert tendit la main vers elle, et il lui fallut une seconde pour se rendre compte qu’elle avait encore l’usage de son corps. Il la touchait au moment où elle se recula.
« Je partirai ce soir », dit-il.
Il pleurait à nouveau, ses yeux verts, bruns et dorés brillant derrière les larmes.
Il quitta la pièce avant que Willie lui dise qu’il était déjà parti pour elle.
Carson continuait à lécher sa glace. Il la tenait d’une main, l’autre serrait celle de Willie, et le contact de la peau de son fils sur la sienne suffisait à lui tirer des larmes. Elle voulait continuer à marcher. Jusqu’au sud de Manhattan, s’il le fallait. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu son fils aussi heureux.
Après ce qui était arrivé avec Robert, Joe proposa à Willie de l’épouser, mais c’était trop pour elle. Elle prit Carson avec elle et partit au milieu de la nuit. Le lendemain, elle trouva un endroit où loger, suffisamment éloigné pour imaginer qu’elle ne rencontrerait plus jamais aucune connaissance. Mais elle ne pouvait pas quitter Harlem, et ce petit coin de la grande ville semblait sans cesse la poursuivre. Chaque visage était celui de Robert et aucun n’était le sien.
Carson pleurait sans cesse. Comme incapable de s’arrêter. Dans le nouvel immeuble, Willie n’avait pas une autre Bess à qui le confier, et elle le laissait tout seul pendant la journée, quand elle allait travailler, prenant soin de fermer les fenêtres, de fermer les portes à double tour et de ranger tout ce qui était pointu. La nuit, elle le trouvait endormi, le matelas trempé de larmes.
Elle faisait des petits boulots, surtout des ménages, même si elle passait encore une audition de temps en temps. Les essais se terminaient tous de la même façon. Elle montait sur scène, pleine de confiance. Sa bouche s’ouvrait, mais aucun son n’en sortait. Elle se mettait alors à pleurer et demandait pardon à la personne qui se tenait devant elle. L’une d’elles lui dit qu’elle ferait mieux d’aller dans une église si elle cherchait le pardon.
Et c’est ce qu’elle fit. Willie n’avait pas mis les pieds dans une église depuis qu’elle avait quitté Pratt City, mais à présent elle était devenue insatiable. Tous les dimanches, elle traînait Carson, qui venait d’avoir cinq ans, à l’église baptiste de la 128e Rue Ouest, entre Lenox et la 7e Avenue. C’est là qu’elle fit la connaissance d’Eli.
Eli était un fidèle occasionnel, mais la congrégation l’appelait néanmoins « Frère Eli » parce qu’ils croyaient qu’il avait en lui un fruit de l’Esprit. Quel fruit, Willie n’en savait rien. Elle y allait depuis un mois, assise au dernier rang avec Carson sur les genoux, bien qu’il fût déjà trop grand pour être un enfant qu’on tient encore sur soi, et que son poids lui fît mal aux jambes. Eli entra ce jour-là portant un sac de pommes. Il s’appuya contre la porte du fond.
Le prédicateur disait : « Il parlait encore lorsqu’un autre vint et dit : “Le feu de Dieu est tombé du ciel, a embrasé les brebis et les serviteurs, et les a consumés. Et je me suis échappé moi seul, pour t’en apporter la nouvelle.”
— Amen », dit Eli.
Willie se tourna vers lui, puis revint au pasteur, qui disait : « “Et voici, un grand vent est venu de l’autre côté du désert, et a frappé contre les quatre coins de la maison ; elle s’est écroulée sur les jeunes gens, et ils sont morts. Et je me suis échappé, moi seul, pour te l’annoncer.”
— Loué soit le Seigneur », dit Eli.
Le sac fit un bruit de papier froissé, Willie vit Eli en sortir une pomme. Il lui fit un clin d’œil en la croquant, et elle se retourna vivement vers le pasteur qui disait : « L’Éternel a donné, et l’Éternel a ôté ; que le nom de l’Éternel soit béni.
— Amen », murmura Willie. Carson commençait à s’agiter. Elle le fit sauter sur ses genoux pendant un moment, mais cela ne fit que l’énerver davantage. Eli lui tendit alors une pomme, et il la tint dans ses mains, ouvrit la bouche toute grande pour en prendre juste une petite bouchée.
« Merci, dit Willie.
— Venez vous promener avec moi », murmura Eli en indiquant la porte de la tête.
Elle l’ignora, aida Carson à tenir la pomme afin qu’elle ne tombe pas sur le sol.
« Venez vous promener avec moi, répéta Eli, plus fort.
— Chut », fit un des placeurs.
Craignant qu’Eli ne recommence, encore plus fort, Willie se leva et sortit avec lui.
Eli prit la main de Carson dans la sienne pendant qu’ils marchaient. Dans Harlem, on ne pouvait éviter Lenox Avenue. On y trouvait tout ce qu’il y avait de sale, de laid, de pur et de beau. Le Jazzing était toujours là. Willie eut un frisson en passant devant.
« Quelque chose ne va pas ? demanda Eli.
— J’ai seulement pris froid », dit Willie.
Elle avait l’impression qu’ils avaient parcouru Harlem du haut en bas. Elle ne se souvenait pas d’avoir déjà autant marché, et elle n’arrivait pas à croire qu’ils avaient parcouru une telle distance sans que Carson pleure. En trottinant, son fils continuait à grignoter sa pomme, et il avait l’air si content que Willie eut envie de prendre Eli dans ses bras pour le remercier de ce moment de paix.
« De quoi vous vivez ? » demanda-t-elle à Eli quand ils finirent par trouver un endroit où s’asseoir.
— Je suis poète.
— C’est bien ce que vous écrivez ? »
Eli sourit et prit le trognon de pomme que Carson balançait au bout de ses doigts. « Non, j’écris plein de trucs sans intérêt. »
Willie rit. « Quel est votre poème favori ? » demanda-t-elle. Il s’approcha un peu d’elle sur le banc, et elle sentit sa respiration s’arrêter, quelque chose qu’elle n’avait pas éprouvé depuis le jour où elle avait embrassé Robert pour la première fois.
« La Bible est la plus belle poésie du monde, dit Eli.
— Alors, pourquoi je ne vous vois pas plus souvent à l’église ? Il me semble que vous devriez étudier la Bible. »
Cette fois Eli éclata de rire. « Un poète doit passer plus de temps à vivre qu’à étudier », dit-il.
Willie découvrit qu’Eli passait beaucoup de temps à ce qu’il appelait « vivre ». Elle en fit autant au début. Être avec lui était une course perpétuelle. Il l’emmena partout dans New York, dans des endroits où elle n’aurait jamais rêvé d’aller. Il voulait manger de tout, tout essayer. Peu importait qu’ils n’aient pas d’argent. Quand elle tomba enceinte, son esprit aventureux sembla s’amplifier. Il était le contraire de Robert. La naissance de Carson avait donné à Robert le désir de s’enraciner ; à celle de Josephine, Eli s’était senti pousser des ailes.
Le bébé était à peine sorti de son ventre qu’Eli prit la fuite. La première fois, ce fut pour trois jours.
Il puait l’alcool quand il revint. « Comment va, mon bébé ? » demanda-t-il. Il remua les doigts devant le visage de Josephine, et elle les suivit avec de grands yeux.
« Où étais-tu, Eli ? » demanda Willie. Elle s’efforçait de dissimuler sa colère. Elle se souvenait des nuits où elle était restée silencieuse quand Robert rentrait après ses escapades, et elle avait l’intention de ne pas refaire deux fois la même erreur.
« Oh, tu es furieuse contre moi, Willie ? »
Carson tirait sur les jambes de son pantalon : « Tu as des pommes, Eli ? » Il commençait à ressembler à Robert, ce que Willie ne supportait pas. Elle lui avait coupé les cheveux dans la matinée, et elle avait l’impression que moins ils étaient touffus, plus Robert transparaissait en lui. Carson avait donné des coups de pied, crié, pleuré pendant tout le temps de la coupe. Elle lui avait flanqué une fessée qui l’avait calmé, mais il lui avait lancé un regard rageur, et elle s’était demandé si ce n’était pas pire. Il lui semblait que son fils se mettait à la haïr autant qu’elle luttait pour ne pas le haïr.
« Bien sûr que j’en ai une pour toi, Sonny, dit Eli en tirant une pomme de sa poche.
— Ne l’appelle pas comme ça », siffla Willie entre ses dents, se rappelant à nouveau l’homme qu’elle tentait d’oublier.
Le visage d’Eli s’assombrit légèrement. Il s’essuya les yeux. « Désolée, Willie. D’accord ? Je suis désolé. »
« Je m’appelle Sonny ! » claironna Carson. Il mordit dans la pomme. « Ça me plaît d’être Sonny ! » dit-il un peu de jus coulant de sa bouche.
Josephine se mit à pleurer, et Willie la prit dans ses bras et la berça. « Regarde ce que tu as fait », dit-elle et Eli continua simplement à s’essuyer les yeux.
Les enfants grandirent. Parfois Willie voyait Eli tous les jours pendant un mois. Lorsque les poèmes affluaient et que l’argent était moins rare. Willie rentrait chez eux après avoir fait le ménage ici ou là et trouvait des bouts de papier, des tas de feuilles dans tout l’appartement. Certains ne comportaient qu’un mot, comme Vol ou Jazz. Sur d’autres étaient inscrits des poèmes entiers. Willie en avait trouvé un avec son nom en haut de la page, et elle avait cru que Eli était revenu pour de bon.
Mais il repartait. L’argent s’arrêtait. Au début, Willie emmena la petite Josephine à son travail, mais elle perdit deux boulots ainsi et se résigna à la laisser avec Carson, qu’elle ne parvenait jamais à convaincre d’aller à l’école. Ils furent expulsés trois fois en six mois, et à cette époque tous ceux qu’elle connaissait étaient expulsés, vivaient à vingt dans le même appartement, partageant un seul lit. Chaque fois qu’ils étaient expulsés, elle emportait le peu qu’ils possédaient une rue plus loin. Willie disait au nouveau propriétaire que son mari était un poète célèbre, sachant qu’il n’était ni son mari ni célèbre. Une nuit, elle s’était écriée, furieuse : « On ne se nourrit pas avec un poème, Eli ! » Elle ne l’avait plus revu pendant presque trois mois.
Quand Josephine eut quatre ans et Carson dix, Willie entra dans la chorale de l’église. Elle avait désiré en faire partie depuis le premier jour où elle les avait entendus chanter, mais les mises en scène, même celles avec des enfants de chœur, lui rappelaient trop le Jazzing. Ensuite elle avait rencontré Eli et avait cessé d’aller à l’église. Quand Eli s’en allait, elle y retournait. Elle finit par se rendre à une répétition, mais elle resta dans le fond, remuant doucement les lèvres, sans laisser échapper un son.
Willie et Carson approchaient des limites de Harlem. Carson mordit dans son cornet de glace et leva vers elle des yeux interrogateurs. Elle lui adressa un sourire rassurant, mais elle savait, et il savait, qu’ils devraient bientôt rebrousser chemin.
Pourtant ils n’en firent rien. Il y avait maintenant tant de femmes et d’hommes blancs autour d’eux que Willie sentit la peur la saisir. Elle prit la main de Carson dans la sienne. Les temps de la mixité des Noirs et des Blancs à Pratt City étaient loin derrière elle, elle avait presque l’impression de les avoir rêvés. Ici, à présent, elle essayait de se faire petite, les épaules courbées, la tête penchée. Elle sentit Carson l’imiter. Ils parcoururent ainsi deux blocs, dépassant l’endroit où l’océan noir de Harlem se transformait en la marée blanche du reste du monde, et ils s’arrêtèrent à un croisement.
La foule autour d’eux était si nombreuse que Willie s’étonna de l’avoir remarqué, mais c’était bel et bien lui.
Robert. Il était accroupi, appuyé sur un genou, en train de lacer la chaussure d’un petit garçon de trois ou quatre ans. Une femme tenait l’enfant par la main de l’autre côté. Elle avait des cheveux blonds ondulés, coupés court, avec des mèches plus longues qui effleuraient la pointe de son menton. Robert se releva. Il embrassa la femme, le petit garçon se glissa entre eux un court instant. Robert leva alors les yeux vers l’autre côté de la rue. Le regard de Willie croisa le sien.
Les voitures passèrent, et Carson tira sur le chemisier de Willie. « On traverse, maman ? Il n’y a plus de voiture. On peut y aller. »
Les lèvres de la femme blonde remuaient. Elle toucha l’épaule de Robert.
Willie sourit à Robert, et c’est en lui souriant qu’elle sut qu’elle lui pardonnait. Son sourire avait ouvert une soupape, comme si la pression de la colère, de la tristesse, de la confusion et de la séparation jaillissait d’elle, s’échappait, loin dans le ciel. Très loin.
Robert lui rendit son sourire, mais se détourna rapidement pour parler à la femme blonde, et tous trois continuèrent dans une autre direction.
Carson avait suivi le regard de Willie. « Mama ? » dit-il à nouveau
Willie secoua la tête. « Non, Carson. Nous ne pouvons pas aller plus loin. Je crois qu’il est temps de rentrer. »
Ce dimanche, l’église était pleine à craquer. Le recueil de poèmes d’Eli devait être publié au printemps, et il était si heureux qu’il était resté à la maison plus longtemps qu’auparavant. Il était assis sur un banc, au centre, Josephine sur ses genoux et Carson à côté de lui. Le pasteur se dirigea vers le pupitre et dit : « Église, Dieu n’est-il pas grand ? »
Et l’église répondit : « Amen. »
Il dit : « Dieu n’est-il pas grand ? »
Et l’église répondit « Amen ».
Il dit : « Église, je te dis, Dieu m’a conduit de l’autre côté aujourd’hui. Église, j’ai posé ma croix et je ne la reprendrai jamais plus. »
Un cri répondit : « Gloire à Dieu, alléluia ! »
Willie était debout à l’arrière du chœur, tenant le livre de chant devant elle, quand ses mains se mirent à trembler. Elle pensa à H qui rentrait tous les soirs à la maison avec son pic et sa pelle. Il les déposait dans la galerie et retirait ses bottes avant d’entrer parce que Ethe lui aurait passé un savon s’il avait laissé de la poussière de charbon dans la maison qu’elle tenait si propre. Il disait que le meilleur moment de la journée était celui où il posait sa pelle et allait voir ses petites filles qui l’attendaient.
Willie parcourut du regard les bancs de l’église. Eli faisait sauter Josephine sur ses genoux, et la petite fille lui adressait un sourire édenté. Les mains de Willie tremblaient toujours et, dans un moment de silence absolu, elle lâcha son livre qui tomba avec un bruit sourd sur l’estrade. Et tous dans l’église, les fidèles et le pasteur, les sœurs Dora et Bertha, la chorale entière, tous se tournèrent vers elle. Alors elle s’avança, encore tremblante, et commença à chanter.