CHAPITRE 7

Cassie resta de marbre. Elle ignora sa question et le dévisagea sans un battement de cils. C’était sa façon à elle de calmer le jeu, mais ce n’était pas celle de Seven qui se raidissait de plus en plus.

Brian allait leur échapper, il en était sûr. Ce gosse avait forcément compris que quelque chose ne tournait pas rond. Il aurait fallu être stupide pour ne pas s’en rendre compte. Acculé par le temps, Seven avait bâclé les détails de son plan, il en prenait conscience au fil des secondes qui s’égrenaient sur sa montre. Alors que Brian semblait hypnotisé par le regard de Cassie, Seven en profita pour faire un nouveau pas de côté, prêt à ceinturer l’adolescent si cela s’avérait nécessaire, et tant pis pour la discrétion. Il écarquilla soudain les yeux de stupéfaction lorsqu’il vit Brian hausser les épaules d’un geste désinvolte, puis se glisser à l’intérieur de l’habitacle sans faire plus d’histoires. Cassie adressa un clin d’œil ironique à Seven avant de monter à son tour à l’arrière du véhicule.

Eh ouais, moi aussi, je sais persuader les gens d’obéir… Et je n’ai même pas besoin de me préparer à les frapper pour ça ! songea-t-elle en claquant la portière.

Voilà qui servirait de leçon à cet idiot de Seven.

Ce dernier se dirigea vers l’avant du véhicule. Il s’installa derrière le volant. Sa main glissa vers la commande de verrouillage centralisé. Brian ne comprit pas immédiatement ce qui se tramait. Il posa un regard étonné sur le loquet de sa portière avant d’adresser un regard interrogatif à Cassie. Elle se contenta de le gratifier d’un sourire rassurant, mais la lueur qui scintillait au fond de ses pupilles était loin de le mettre en confiance.

Lorsque l’Aston Martin démarra, Brian sentit un vent de panique s’emparer de lui. Son cœur s’emballa et son front se couvrit d’un voile de sueur. Ses doigts se crispèrent sur la sécurité de son côté qu’il essaya de relever. Cassie attrapa ses deux mains et les bloqua entre les siennes sans se départir de son sourire. Seven ne se préoccupa pas de la réaction de Brian. Il savait que le moyen le plus sûr de passer inaperçu était de se comporter le plus normalement possible. Ce fut donc avec un calme étudié qu’il quitta le parking sans même un regard pour ce qui se déroulait à l’arrière. Pour ça, il faisait confiance à Cassie.

— Mais qu’est-ce que vous faites ? s’exclama Brian.

— T’inquiète, mec… On va juste discuter un peu, toi et moi, répliqua Seven.

— Vous savez que c’est interdit, ce que vous faites ? C’est un enlèvement ! cria l’adolescent.

Il tenta de se dégager de la poigne de Cassie, mais c’était tout bonnement impossible. Elle serrait si fort qu’il ne put réprimer un gémissement de douleur. Ses doigts se contractèrent puis s’immobilisèrent dans l’espoir que la sensation de tenailles, qui s’exerçait sur eux, s’atténue.

— Tu es pourtant monté dans la voiture de ton propre chef, non ? lui rappela Cassie. Mais sois tranquille, p’tite tête, personne ne te fera de mal. Je suis là… Je te protégerai, ajouta-t-elle.

Enfin… peut-être, tenta-t-elle de se persuader sans conviction.

— Anarazel, ça te dit quelque chose, mon gars ? lança Seven en empruntant une artère peu fréquentée.

L’Aston Martin progressait à vive allure, maintenant. La panique de Brian monta d’un nouveau cran quand il s’aperçut qu’ils se dirigeaient vers le quartier des usines désaffectées. Là-bas, tout pouvait arriver. Sur combien de morts son père, policier de son état, avait-il enquêté dans ce dédale de rues crasseuses ?

Brian n’avait pas hérité du courage de son géniteur, il en était même très loin et, lorsqu’il croisa le regard froid de Seven dans le rétroviseur, sa peur se mua en terreur. Ainsi donc, il allait finir sa vie au fond d’une rue sale et malodorante ! Tout ça pour avoir suivi Cassie. Pourquoi fallait-il, au contact de cette fille, que ses pensées prennent naissance en dessous de sa ceinture ?

— Tu devrais lui répondre avant qu’il s’énerve, tu sais, lui glissa Cassie à l’oreille.

— Pourquoi vous me parlez de ce démon ? J’ai déjà tout dit à Cassie ce matin !

— Ouais… Sauf la partie la plus importante… La raison pour laquelle tu l’as invoqué ! répliqua Seven.

La voiture vira à droite dans un crissement de pneus et s’engouffra dans une voie déserte. Elle parcourut encore une dizaine de mètres avant de s’immobiliser à distance égale entre le début et la fin de la rue. Seven récupéra sa clé sur le contact et sortit du véhicule. Il ouvrit la portière arrière et attrapa Brian par le bras, mais le garçon résista. Dans un élan de courage, il projeta ses jambes en avant et heurta violemment les genoux de Seven. Il recula ensuite sur la banquette pour s’éloigner, mais Cassie le repoussa de l’autre côté. Agacé, Seven soupira. Il n’avait pas le temps de jouer et ce n’était pas comme ça qu’il avait prévu les choses.

Tu l’auras voulu, petit con.

Il plongea la tête la première dans l’habitacle, agrippa Brian par le col et le tira à l’extérieur. Puis il le plaqua sans ménagement contre le mur. À son tour, Cassie sortit. Elle contourna l’automobile et vint se placer tout près des deux hommes. Sans un mot, elle observa la scène. C’était la première fois qu’elle voyait Seven s’emporter ainsi. Avait-il au moins réalisé qu’il perdait le contrôle de la situation ? Elle trouvait qu’il allait trop loin en molestant Brian sans avoir la moindre preuve tangible de ce dont il le soupçonnait.

— Maintenant, tu vas me dire pourquoi tu as invoqué ce putain de démon !

— M’sieur… J’ai pas… J’ai pas… J’vous jure, je n’ai rien fait !

— Alors, comment tu connais son nom ? Comment tu connais son nom ? aboya Seven.

— Mon… Mon père est po… policier, se défendit Brian en essayant de prendre un ton intimidant.

Seven le dévisagea un instant, surpris. Il n’était pas sûr d’avoir bien compris ce que ce gamin avait bafouillé d’une voix de supplicié. Ses doigts se resserrèrent sur le col de Brian qui déglutit avec difficulté.

— Qu’est-ce que ça vient faire dans la conversation ? Tu crois pouvoir me faire peur avec tes menaces ?

Cassie fronça les sourcils. Elle en était certaine à présent : Seven avait perdu son sang-froid. Il secouait l’adolescent comme une poupée de chiffon tandis que ses joues rougissaient sous l’effet de la colère. Ses émotions prenaient le dessus sur sa logique. Il était en train de s’acharner sur Brian parce qu’il avait peur. Peur du temps qui s’écoulait plus vite qu’il ne le voulait. Seven n’avait pas préparé de réel plan, juste une ébauche bancale. Il avait agi sur un coup de tête, sans réfléchir aux conséquences de l’enlèvement de Brian, guidé uniquement par un impératif. Cassie savait qu’il le faisait pour une bonne raison : il désirait libérer Damian de ce maléfice, mais à l’idée de la jeune fille, ce n’était pas de cette manière qu’il fallait s’y prendre avec Brian.

— Ça sert à rien de le secouer comme ça ! lui fit-elle remarquer en tirant son paquet de cigarettes de sa poche.

— Laisse-moi faire mon boulot et ferme-la, Cassie !

— T’es en train de perdre les pédales, là… Tu devrais faire une pause, chuchota-t-elle.

— Je t’ai dit de la fermer ! tonna-t-il en lui lançant un regard glacial.

Elle haussa les épaules, s’alluma une cigarette et relâcha une bouffée de fumée dans les airs. Elle aurait pu faire appel à sa force pour repousser Seven, mais après tout, si Brian avait quelque chose à confesser, il n’y avait pas de meilleur moyen que la brusquerie. Et de ce côté, elle devait reconnaître que Seven était bien parti pour aller au bout de son interrogatoire. Elle se contenta de s’asseoir sur le capot de l’Aston Martin et s’efforça de tourner ses pensées vers Damian.

— Alors ? Tu craches le morceau ou je te fais bouffer ta langue ?

— Je l’ai pas invoqué… J’ai… juste fait des recherches sur lui… avec… avec les autres.

Cassie blêmit. Elle manqua de s’étouffer en exhalant la fumée de sa cigarette. Son visage pivota brusquement vers les deux hommes. Son regard stupéfait croisa celui, tout aussi abasourdi, de Seven.

— Les autres ? Quels autres ? s’exclama-t-il.

— Ben, les autres, quoi… On… on était au moins dix sur ce projet.

— Dix ? s’écria Seven.

Une ride de contrariété apparut entre les sourcils de Seven alors qu’il lâchait le col de Brian. Il se retrouvait dans une impasse. Non seulement, ce petit morveux n’avait pas invoqué Anarazel, mais il allait falloir débusquer le responsable dans un groupe de dix lycéens. Comment les repérer, les attraper, les interroger ? En aurait-il seulement le temps ? La colère qu’il avait éprouvée jusque-là se mua en désespoir. Il pensa à son frère, toujours dans un état préoccupant. Ne pas trouver l’instigateur de ce sortilège revenait à signer l’arrêt de mort de Damian, et Seven ne pouvait même pas le concevoir.

Brian ferma les yeux au moment précis où il vit la main de Seven arriver dans sa direction. Mais loin de viser le nez de l’adolescent, le poing du jeune homme s’abattit dans le mur. Brian laissa échapper un cri de terreur en entendant le bruit sourd des os qui percutaient le béton, il sentit sa vessie se relâcher et un liquide chaud s’écoula le long de ses jambes.

— Tu te rends compte de ce que vous avez fait ? Ce n’est pas un jeu d’invoquer ce genre d’entités ! vociféra Seven en massant sa main endolorie.

— C’est pas moi, j’vous ai dit ! Je ne sais pas qui c’est !

— Qui étaient les personnes avec toi ? intervint Cassie en sautant de son perchoir pour rejoindre Seven.

— J’me rappelle plus… Des élèves de ma classe en majorité.

— Et voilà, retour à la case départ ! grommela Seven.

Il agrippa Cassie par le bras et l’écarta sans quitter des yeux l’adolescent sur le point de fondre en larmes.

— Ce n’est pas lui, chuchota-t-il.

— Tu disais le contraire il y a trois secondes… Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

— Il n’a pas les épaules pour ça. Surveille-le.

Tandis que Seven s’éloignait, son portable collé à l’oreille, Cassie se concentra sur Brian. Il faisait peine à voir. Son pantalon présentait à présent une auréole au niveau de l’entrejambe et son visage avait viré au rouge. Il devait éprouver un mélange de honte et de soulagement en constatant que son bourreau s’était mis à l’écart. Pourtant, la peur n’avait pas quitté son regard vitreux et un nouveau frisson le parcourut lorsque Cassie vint s’adosser tout près de lui contre le mur.

Sans un mot, elle étudia avec attention l’expression du visage de Brian. Elle avait une vague idée de ce qu’il pouvait ressentir tout au fond de son cœur. Probablement un sentiment d’injustice, mais également de trahison. Elle était consciente de l’avoir jeté dans la gueule du loup. Et pire que tout, elle n’était même pas certaine d’en éprouver le moindre remords. Elle s’efforça de lui offrir un semblant de sourire.

— Je sais que tu es très fâché après moi, p’tite tête, mais il fallait qu’on en ait le cœur net.

— Le cœur net de quoi ? Ton copain est un malade mental… Qu’est-ce que tu cherches ? Je n’ai rien fait… Mon seul tort, c’est de… t’aimer, termina-t-il en baissant les yeux.

Le sourire de Cassie disparut. Elle n’était pas d’humeur à user de moqueries envers ce garçon qu’elle avait laissé se faire molester sans broncher. Elle aurait pu lui répondre combien l’amour qu’il lui portait la touchait, mais au grand désarroi de Brian, elle préféra garder le silence. Il était déçu. Il avait espéré qu’elle réagirait différemment. Elle aurait pu faire preuve de compassion à son égard, mais elle était restée en retrait, comme si elle s’était trouvée dans une réalité différente de la sienne… La vérité, au final, c’était qu’elle s’en fichait éperdument.

Brian soupira en comprenant que Cassie n’éprouverait jamais d’amour pour un lâche dans son genre. Il tourna lentement la tête vers Seven. Toujours en communication, celui-ci ne faisait plus attention à ce qui se passait autour de lui. Cassie semblait, elle aussi, s’être laissé glisser dans une rêverie éveillée. Brian esquissa alors un pas sur le côté et tenta de prendre la tangente, mais avec une rapidité surprenante, Cassie se ressaisit, le devança et lui bloqua la route.

— Ça ne sert à rien d’essayer.

— Je n’ai rien fait, je te jure… Laisse-moi partir… S’il te plaît.

— Il faut que tu te rappelles qui était avec toi… C’est important, murmura-t-elle sur un ton plus doucereux.

Elle le repoussait contre la paroi de briques lorsque Seven arriva, son téléphone dans la main. Sans porter le moindre intérêt à Brian, il pivota vers Cassie.

— Mon frère se réveille, on y va.

— Son frère ? s’exclama brusquement Brian à l’attention de Cassie. Mais c’est qui, son frère ? J’le connais ? C’est à cause de lui que vous vous en prenez à moi ?

Une sensation de malaise s’empara de Cassie. Si elle vit les lèvres de Brian bouger, elle n’entendit rien de ce qu’il disait. Elle avait attendu cet instant avec tellement d’impatience ! Pourtant, maintenant que l’heure des retrouvailles avait sonné, elle était saisie d’une peur inexplicable. Une minute plus tôt encore, son esprit avait glissé sur ces moments d’intimité partagés avec son amant. Les battements de son cœur redoublèrent de vitesse, l’excitation était à son comble. Ses oreilles se mirent à bourdonner, sa tête à tourner et ses jambes à flageoler. Elle s’adossa contre le mur pour essayer de reprendre le contrôle de son corps. Tout à coup, elle se rappela de la présence de Brian tout près d’elle.

— Et Brian ? murmura-t-elle.

Seven considéra le garçon sans aménité. S’il le laissait partir, Brian aurait tôt fait de se cacher, mais Jess les attendait pour mettre en place le rituel de protection, c’était plus urgent.

L’adolescent, aux yeux de Seven, n’était pas responsable de cet acte de magie. Trop faible, trop naïf pour imposer des règles à un démon, il n’en demeurait pas moins le seul capable de désigner les camarades de classe qui avaient participé à ce devoir collectif. Seven espérait beaucoup de cette recherche, même s’il allait falloir tirer les vers du nez de ce gamin. Heureusement, Fairfield n’était pas une grande ville, et débusquer ce pétochard serait moins problématique que d’arriver à éviter son père dans l’éventualité où il déciderait de s’en mêler. Mais Seven doutait que ce môme fasse la bêtise de le prévenir. Cela aurait été aussi admettre qu’il trempait dans une sale histoire. La sorcellerie, en général, passait très mal chez les parents. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, Seven haussa les épaules.

— Rentre chez toi… Mais je te conseille de retrouver très vite la mémoire, parce qu’on n’en a pas fini tous les deux, lâcha-t-il.

Seven lui adressa un dernier clin d’œil avant de grimper dans le véhicule, aussitôt imité par Cassie. Le ronronnement du moteur se répercuta contre les murs de la petite rue, puis la voiture s’éloigna tout doucement sous les yeux de Brian.

Seul au milieu de nulle part, l’adolescent dut se faire violence pour bouger de là. Il craignait que le véhicule ne revienne. Il paraissait pourtant évident que ça n’arriverait pas ; malgré cela, les bras tout comme les jambes de Brian demeuraient paralysés par la peur. Finalement, il se décida à longer les parois noircies de ce sinistre endroit. Il ne voulait pas se trouver encore là quand la nuit tomberait. Sa gorge était sèche, ses joues en feu et sa vue troublée par un voile humide. Bientôt, une première larme fit son apparition et glissa sur sa peau. Il frémit à l’idée de croiser de nouveau le chemin de Seven. Ce type, qui le dépassait d’une tête, lui fichait une peur bleue. Il pensa bien à prévenir son père, mais pour lui dire quoi ?

Oh, tu sais, papa, un fou m’a agressé parce qu’on a invoqué des démons avec les copains.

Il avait une idée très précise de la réaction de son géniteur. Une paire de gifles et plus de sorties pendant six mois au mieux. Et Cassie dans tout ça ? C’était surtout à cause d’elle que Brian refusait la possibilité de tout révéler à son père. Il ne voulait pas la voir traitée comme une criminelle.

Il essaya de contraindre sa mémoire à faire émerger ses vieux souvenirs, mais il avait beau fouiller dans tous les recoins de son esprit, les noms de toutes les personnes présentes lors de ces travaux sur Anarazel ne lui revenaient pas. Et il ne savait pas non plus s’il était judicieux de prévenir ceux dont il n’avait pas oublié l’identité. La peur coulait dans ses veines et l’empêchait de réfléchir à ce qu’il devrait faire quand il se déciderait à retourner au lycée. Un gémissement s’échappa de sa bouche entrouverte. Il s’immobilisa, se laissa glisser le long du mur et s’accroupit. Les mains plaquées sur son visage, il s’efforça de retenir ses larmes sans y parvenir.

Tout à coup, un craquement retentit non loin de là ; Brian sursauta. Il leva la tête et posa des yeux hagards sur son environnement tandis qu’une odeur de soufre flottait dans l’air.