CHAPITRE 14

Damian claqua la porte du studio, puis se dirigea vers l’Aston Martin. Il s’installa derrière le volant, laissa sa portière grande ouverte, histoire de faire entrer un peu d’air frais dans l’habitacle, et ouvrit la boîte à gants. Une flopée de papiers tomba sur le plancher. Damian chercha des yeux le plan de la ville, qu’il avait lui-même quadrillé avec Seven afin de repérer plus facilement les Solths.

Il l’attrapa du bout des doigts et le déplia. Après y avoir jeté un rapide coup d’œil, il le déposa sur le siège voisin, ferma sa portière et démarra. Il quitta le parking et s’engagea sur le boulevard.

La route était déserte, en ce jour de semaine. Il n’était pas loin de dix heures et le plus gros de la population de Fairfield avait déjà effectué le trajet pour se rendre au travail. Damian pouvait donc profiter à loisir de l’immense chaussée qui se dressait devant lui, telle un long ruban, et il ne se fit pas prier. Lui qui avait toujours aimé la vitesse, l’occasion était bien trop belle. Chaque mètre que la voiture parcourait, il entendait le prénom de Cassie résonner dans son esprit. Il sentait son parfum sur son blouson. Il donna un coup de volant pour éviter une moto. Son pied s’enfonça plus encore sur l’accélérateur et l’Aston Martin fila à toute allure. Pourquoi continuait-il à n’avoir qu’elle en tête ? Pourquoi ressentait-il cette sensation qu’on l’avait amputé d’une partie de lui-même et que cet élément semblait justement être Cassie ?

— Arrête ton délire, mec… Pense à autre chose, se murmura-t-il à lui-même.

Oui, pense donc à autre chose… Comme à te tuer, par exemple, crut-il entendre dans le creux de son oreille.

Il sursauta et fit un nouvel écart sur la chaussée. Cette fois-ci, un crissement de pneus accompagné d’un long coup de klaxon lui fit bien comprendre qu’il avait évité l’accident de peu. Son regard se posa sur son rétroviseur intérieur, mais il ne vit personne. Il crispa les mains sur son volant et ralentit. Il n’avait aucune envie de retourner à l’hôpital. Mais ce n’était pas la vitesse qui posait problème. Ce qu’il avait cru entendre le préoccupait tellement qu’il ne parvenait plus à se concentrer convenablement sur la route et ses usagers.

Le soleil, placé haut dans le ciel, inondait les vitrines des boutiques du centre-ville qui renvoyaient des reflets éblouissants vers la route. Damian baissa le pare-soleil et vira sèchement sur la gauche. Toutes les cinq secondes, il fixait son rétroviseur d’un air anxieux. Ses oreilles continuaient à bourdonner de ces paroles assassines qui l’invitaient à mettre en œuvre sa propre mort. Damian balayait la route d’un regard fiévreux, convaincu qu’il allait voir Chelsey et Anna se jeter sous ses roues. Leurs voix précédaient en général leur venue, il ne le savait que trop bien. Quoi qu’il arrive, il ne fallait pas qu’il freine. Non, il devait foncer et faire comme si elles n’existaient pas.

Il vira sur la droite, puis sur la gauche, et de nouveau à droite. Alors qu’il approchait d’un feu rouge, il ralentit au maximum, dans l’espoir que celui-ci passerait au vert et qu’il n’aurait pas à marquer l’arrêt.

C’est la mort qui t’attend au tournant si tu continues comme ça, mec, se dit-il.

Parfaitement conscient que sa conduite était plus que dangereuse, il tenta de reprendre le contrôle de ses pensées. Le feu avait visiblement décidé de jouer les prolongations, contraignant finalement l’Aston Martin à s’immobiliser. Damian consulta sa montre d’un air anxieux. Il fixa ensuite les feux stops de la voiture qui le précédait en se mordillant nerveusement la lèvre inférieure.

— Passe au vert, bon sang… Passe au vert, murmura-t-il.

Que ton souffle vital s’amenuise, entendit-il chuchoter contre son tympan.

Damian frissonna puis se frotta l’oreille. Les yeux braqués sur le véhicule devant lui, il comprit que les hostilités allaient reprendre. Pris en étau entre une voiture et un camion, il ne pouvait rien faire. Il s’efforça de garder son calme et alluma son autoradio. L’appareil se mit à crachoter un flot de grésillements. Il chercha alors une autre station, mais les parasites avaient investi la totalité des ondes. Il dut se rendre à l’évidence, la présente des entités à ses côtés ne faisait aucun doute.

Heure après heure…

— Stop, murmura-t-il.

Les doigts de Damian se resserrèrent plus encore sur son volant.

Minute après minute…

Il plaqua ses mains contre ses tympans, tandis que la peur déformait ses traits.

— Stop, reprit-il, d’une voix plaintive.

Seconde après seconde…

— Stop, cria-t-il.

Le feu de circulation passa au vert. La voiture qui précédait l’Aston Martin démarra doucement. Sans réfléchir, Damian tourna le volant à toute allure et déboîta de la file. Il enfonça son pied sur l’accélérateur et fonça tout droit, sans porter la moindre attention à la signalisation en cours.

Au carrefour suivant, les automobiles qui roulaient sur la voie transversale pilèrent en klaxonnant, alors que l’Aston Martin leur coupait la route. Damian slaloma entre les véhicules qui, pour l’éviter, dérapaient sur la chaussée. Il entendit des crissements de pneus, puis le fracas de la tôle froissée, mais il continua sur sa lancée sans même chercher à ralentir.

Il parcourut encore quelques kilomètres à toute allure, avant de réaliser que la voix qui l’avait harcelé s’était tue. Il arriva enfin dans la rue où logeait Jess, se rapprocha du trottoir et pila sèchement. Il serra le frein à main et se rua à l’extérieur de l’habitacle, claqua violemment sa portière, puis donna un coup de pied rageur dans son pneu avant. Ses yeux se mirent à briller d’une lueur de désespoir. Il ne s’en sortirait jamais sans aide, il le savait.

Il resta immobile durant de longues minutes. Adossé contre la carrosserie du véhicule, il regarda les autres usagers passer, rêvant de prendre leur place. Lui aussi aurait voulu vivre comme n’importe lequel de ces piétons qui revenaient chez eux, les bras chargés de courses, ou bien un bébé lové sur leur poitrine. Entre la vie monotone d’un monsieur tout le monde et celle d’un chasseur de phénomènes paranormaux, il n’aurait pas hésité, si on lui en avait donné le choix. Ce laps de temps qu’il passa à envier le commun des mortels lui permit de retrouver son calme. Néanmoins, il savait qu’il se mentait à lui-même. Il aimait cette existence hors normes, la possibilité d’aider des gens en les débarrassant de démons en tout genre. Il était libre de tout engagement. Libre de partir où il voulait et quand ça lui chantait. Il ne devait rien à personne. Mais à cet instant, il ne parvenait pas à se rappeler ce qui lui plaisait tant dans le fait d’être un chasseur.

Les battements de son cœur ralentirent et sa respiration se fit moins saccadée. Il se décida à récupérer sa clé sur le contact. Une fois la fermeture centralisée enclenchée, il passa le portail menant vers l’entrée du bâtiment et s’empressa de pénétrer dans le hall désert. Damian se regarda un bref instant dans les miroirs qui ornaient les murs. Son teint était pâle, ses traits marqués par la fatigue et la peur. Il aurait sans doute eu plus intérêt à aller se reposer, mais après ce qu’il venait de vivre, il n’en était pas question. Ce dont il avait besoin, c’était d’extérioriser le trop-plein d’énergie qui bouillait en lui. Un moyen infaillible, aussi, de ne plus penser à ce qui pesait sur ses épaules.

Arrivé devant la porte de l’appartement, il tourna la poignée et entra. Comme d’habitude, le vestibule était plongé dans la pénombre. Le tic-tac lancinant de l’horloge murale ponctuait le silence. Quand Damian pénétra dans la salle de séjour, il constata que, contrairement à ses habitudes, Jess avait choisi d’ouvrir le rideau qui masquait l’immense baie vitrée. Le soleil dardait ses rayons sur le sol et rendait la pièce beaucoup moins austère qu’elle ne l’était d’ordinaire.

Damian aperçut sa sœur. Penchée sur la table, elle s’affairait à classer des monceaux de paperasses. Sans chercher à l’interrompre, il traversa le séjour pour aussitôt s’engouffrer dans sa chambre. Jess releva la tête au moment où il disparaissait. Elle reposa son paquet de feuilles en se demandant ce qu’elle devait faire.

Avertie par une infirmière du départ du jeune homme sans avis médical, elle avait immédiatement envoyé Seven chez Cassie, persuadée que Damian s’y trouvait. Et Seven n’avait pas tardé à l’appeler pour lui confirmer ses doutes, sans omettre de lui faire part de l’étrange attitude de Damian à son égard. Certes, Damian était impulsif, mais il n’avait aucune raison de s’en prendre à son cadet, ni même à Cassie. Finalement, Jess se dit qu’elle ne perdait rien à aller voir ce qu’il faisait. Elle rassembla en un tas tous les papiers qui jonchaient la table, puis se dirigea vers la chambre de son frère. Elle s’adossa contre l’encadrement de la porte et l’observa.

Accroupi près de son lit, Damian farfouillait dans un tiroir qu’il avait tiré de sous le sommier. À l’intérieur de ce rangement se trouvait un véritable arsenal. Du fusil de chasse au revolver, il n’y avait que l’embarras du choix. Ce petit trésor, lui, Seven et Jess l’avaient amassé depuis des années. Certaines pièces dataient de plus de quinze ans, et pourtant, aucune ne paraissait avoir souffert du temps. Lustrées et entretenues avec soin, elles attendaient, entassées les unes sur les autres, le moment où l’on aurait besoin de leurs services. Damian saisit une carabine. Ses doigts glissèrent sur le métal chromé de l’arme, tandis que ses yeux se perdaient dans le vague. Ce fusil n’était pas n’importe quel fusil : c’était celui de Chelsey. L’index de Damian caressa les deux initiales gravées sur la crosse : C.L. C’était un rappel douloureux du passé. Encore un.

Jess, elle aussi émue, baissa un instant la tête. Elle aurait dû jeter ce fusil, ainsi que celui d’Anna, pour éviter que les souvenirs ne reviennent les hanter, elle et ses frères, mais elle n’avait jamais pu s’y résoudre. Damian reposa délicatement l’arme dans le tiroir, comme s’il craignait de la briser, puis, reprenant son air dur, il attrapa une autre carabine et se releva.

— Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ? lui demanda Jess.

Damian fit mine de ne pas avoir vu sa sœur. Après avoir repoussé le compartiment coulissant du pied, il ouvrit le chargeur et y introduisit des munitions une à une, avant de refermer le fusil d’un geste sec. Il l’enfourna dans un sac de sport posé sur le lit, où plusieurs autres armes de différents calibres se trouvaient déjà. Il fit glisser la fermeture éclair et hissa son bagage sur son épaule.

— Damian ! Qu’est-ce que tu…

Il ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase, repassa le seuil de la chambre et se dirigea vers la sortie. Jess le suivit et lui agrippa le bras.

— Damian ! Je t’ai posé une question !

— Ne me touche pas ! cria-t-il en la repoussant contre le mur.

Déstabilisée par sa violente réaction, elle le fixa, une lueur de peur dans les yeux. Damian avait beau être d’un caractère emporté, jamais il ne lui avait parlé de cette façon. Elle ne le reconnaissait pas. En voyant la mine décomposée de Jess, Damian se rendit compte qu’il avait dépassé les bornes. Il n’avait aucune intention de lui faire du mal.

— Excuse-moi, je ne voulais pas.

Elle garda le silence. Mal à l’aise, Damian déglutit avec difficulté. Il ne supportait pas la façon dont elle le regardait… Comme un inconnu, presque… comme un monstre. Il recula à son tour, écœuré par ce qu’il venait de faire.

— Je fais mon boulot, rien de plus, ajouta-t-il plus doucement.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Damian ?

Il la fixa un court instant avant de détourner la tête d’un air gêné. Il n’avait aucune réponse à lui fournir. Comment aurait-il pu, alors qu’il ne comprenait pas lui-même ce qui se passait dans son esprit ? Il aurait pu lui avouer ce qu’il venait de vivre dans son véhicule, lui parler enfin de ces fantômes qui lui rendaient la vie impossible, mais au fond de lui, il savait bien que ce changement de comportement correspondait à autre chose. Seulement, comme à son habitude, il préférait fuir plutôt que d’en parler. Il se dirigea vers la sortie.

— Attends, lui ordonna-t-elle.

Il s’immobilisa à nouveau. Il restait méfiant, Jess était douée pour tirer les vers du nez de ses frères tout en douceur. Lentement, il se tourna vers elle. Il n’était pas fier d’avoir cédé à une pulsion de violence vis-à-vis d’elle, mais malgré tout, il la défia du regard. Pour rien au monde, il ne voulait lui faire part de son ressenti à l’égard de Seven et de Cassie. Ce qu’il désirait, c’était partir et faire ce qu’il faisait le mieux : se battre.

— Je vais bien, lui assura-t-il.

— Je voudrais juste te dire que… Quoi que tu voies…

— Quoi que je voie ?

Elle prit une seconde pour étudier l’expression du visage de Damian. La façon dont il soutenait son regard et l’impétuosité de ses traits. Elle détestait l’émotion froide que son frère lui renvoyait. Il avait beau s’être excusé, Jess avait l’impression qu’il ne regrettait rien de son comportement. Elle sentit les poils de ses bras se hérisser devant les ombres menaçantes qui peuplaient les pupilles du jeune homme. Cependant, Jess ne se laissa pas démonter par son trouble.

— Ce n’est pas réel, termina-t-elle finalement.

— J’en prends bonne note.

Pas réel ? C’était facile à dire pour elle. Il aurait aimé la voir se retrouver face à Chelsey, ou le cou pris en étau entre les mains du spectre d’Anna. Jess ne comprenait rien de ce qu’il pouvait ressentir, pas plus que Seven. De quel droit les gens se permettaient-ils de lui dire comment il devait penser et agir ? Il remonta son sac plus haut sur son épaule et s’éloigna.

— Damian ?

Le jeune homme s’arrêta de nouveau, leva les yeux au ciel et pivota vers sa sœur.

— Quoi ?

— Promets-moi que tu feras attention.

Il se contenta de hocher la tête puis disparut à l’angle du couloir. Jess resta figée au milieu de la salle de séjour. Lorsqu’elle entendit la porte se refermer, elle se précipita vers la baie vitrée et colla sa paume droite sur la glace, à la recherche de Damian. Elle le vit traverser le parc puis regagner sa voiture d’un pas rapide. Il ouvrit son coffre et y déposa son sac avant de s’installer derrière son volant. Jess sentait l’inquiétude la gagner. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il partait chasser seul, mais le sentiment qu’elle éprouvait était plus puissant que d’ordinaire ; elle pressentait qu’il allait mettre sa vie en danger.

Elle se détourna de la fenêtre et se dirigea vers la table basse. Elle souleva un magazine automobile et attrapa son portable. Ses doigts fins se déplacèrent avec fébrilité sur le clavier, elle plaqua ensuite l’appareil contre son oreille. Ses yeux luisants errèrent dans la pièce tandis que le téléphone sonnait dans le vide. La voix de son interlocuteur résonna contre son tympan mais, au lieu de parler, elle fondit en larmes, comme une mère que son enfant viendrait de rejeter.