CHAPITRE 16

Damian pénétra dans une impasse qui longeait un interminable bâtiment désaffecté. L’ancienne fonderie avait fermé ses portes dix ans plus tôt. Toutes les issues avaient été condamnées pour empêcher les squatters d’y faire leur nid. Les hautes cheminées ne fonctionnaient plus ; elles avaient eu, cependant, le temps de répandre une épaisse couche de suie sur les murs adjacents qui, avec les années, s’était fondue dans la pierre et leur donnait l’aspect de roches volcaniques.

Damian balaya les environs d’un coup d’œil rapide. Il était venu là pour chasser des Solths et il était prêt à patienter aussi longtemps qu’il le faudrait. Tandis qu’il arpentait la rue de long en large, il en profita pour faire le vide dans son esprit. Oublier son altercation avec Jess. Ne plus penser, également, à Cassie et Seven qui l’avaient mis de côté comme un pestiféré. À présent, il voulait se battre, déverser toute sa colère sur ceux qui le méritaient. Lorsqu’il aperçut les yeux brillants de deux silhouettes dans les profondeurs sombres de la voie, il sut que le moment qu’il attendait était enfin arrivé. Comme on referme un dossier, il stoppa net le cours de ses pensées et leva sa carabine.

Sans un mot, il visa et tira, à deux reprises. L’écho des coups de feu se répercuta contre les parois de briques. Damian avança et examina les deux créatures qu’il venait d’abattre coup sur coup. Il sortit un couteau de sa poche, s’accroupit et leur trancha la jugulaire. Quand il vit un autre Solth jaillir de l’ombre, il se releva avec empressement, mais son agresseur fut plus rapide que lui et l’enserra de ses longs et puissants bras avant de le projeter en arrière. Son dos heurta le sol, la douleur le fit grimacer. Damian ne se redressa pas. Au contraire, il resta immobile et attendit que le Solth s’approche de lui. Tout à coup, il propulsa ses pieds dans le torse de son assaillant qui fut catapulté à plusieurs mètres de là. Damian se remit alors d’aplomb et observa d’un air presque choqué l’endroit où il était parvenu à envoyer le Solth.

— C’est quoi ce bordel ?

Avant même qu’il puisse trouver les prémices d’une explication à ce qui venait de se passer, il vit le Solth se redresser et charger dans sa direction. Damian essuya le filet de sang à la commissure de ses lèvres, il arma sa carabine et ajusta son tir. Le coup atteignit le Solth en pleine poitrine et il s’effondra au pied du jeune homme. Ses griffes émirent un son sinistre en raclant le sol. Damian n’eut pas le temps de se réjouir de sa victoire qu’un autre Solth apparaissait et se ruait vers lui.

Damian eut un sourire retors. Il se sentit soudain envahi d’une force immense, à la limite de l’invincibilité, et voulut vérifier si son exploit physique n’était qu’un effet de son imagination ou une nouvelle faculté. C’était le moment ou jamais d’expulser toute la violence et la rage accumulées en lui depuis son accident. Il était parfaitement conscient du risque qu’il prenait et pourtant, il laissa son arme tomber sur le sol puis fonça, poings en avant. Il décocha plusieurs uppercuts d’affilée dans la face de son adversaire, et constata que celui-ci reculait chaque fois un peu plus. Damian continua à le repousser jusqu’à l’acculer contre le mur.

Il attrapa la main griffue de la créature et la tordit de toutes ses forces. Il entendit un craquement et réalisa qu’il venait de broyer le poignet de son prisonnier.

T’as pas les os solides, mon pote… songea-t-il.

Il secoua la main du Solth comme s’il s’agissait d’un animal mort.

— Elle ne sert plus à rien maintenant ta main, c’est bête ça… Ah, mais si, attends, je sais ce qu’on va en faire. Regarde bien, ça va te plaire.

Sans relâcher la pression de ses doigts sur le poignet brisé du Solth, il l’éleva dans les airs, brandissant la main comme un vulgaire drapeau accroché à un bâton frémissant. Puis, il fit brusquement redescendre les griffes de la créature et les enfonça dans l’abdomen de son propriétaire. Il y eut un bruit de déchirure, suivi d’un long gémissement du Solth. Difficile de dire s’il s’agissait d’indifférence ou de souffrance, mais à bien regarder la façon dont son corps s’était cabré, il sembla ne pas apprécier la scène dont il était l’acteur principal.

— Alors ? Ça fait quel effet d’avoir les tripes à l’air ? demanda le jeune homme en maintenant les griffes dans la chair.

Le regard haineux de Damian croisa celui de la créature, et il fut un instant troublé par cette lumière iridescente qui brûlait à l’intérieur des prunelles de cet être. Malgré son état, le Solth esquissa un mouvement de l’autre bras, mais Damian para le coup et lui comprima la gorge afin de l’immobiliser. De sa main libre, il tira son couteau de sa poche.

— Laisse-moi abréger tes souffrances.

Il posa la lame sur la trachée du Solth et la trancha d’un coup sec. Le sang jaillit subitement, éclaboussant au passage le visage et le tee-shirt de Damian.

Sans broncher, il observa la créature glisser le long du mur. Son dos racla la paroi dans un bruit sourd, puis elle s’écroula sur le sol. Il en avait terminé, et pourtant, il n’arrivait pas à détourner son regard du liquide vital qui pulsait en rythme régulier de la trachée du Solth et se répandait sur l’asphalte en une rivière couleur émeraude. Il ressentait une étrange impression, presque de la jouissance à voir ce spectacle qui le transportait dans un autre univers.

— Félicitations ! entonna une voix masculine dans son dos.

Damian battit des paupières, comme pour sortir de sa transe, il se retourna et adopta instinctivement une position de combat. Il y avait quelqu’un dans l’ombre. Il discernait les contours de la silhouette. Immobile, Damian attendit que l’inconnu sorte de sa cachette. Il n’eut pas longtemps à patienter.

Un homme se détacha des ténèbres et s’avança vers lui. Il marchait lentement, à pas feutrés. Damian essuya son front parsemé de goutelettes de sang d’un revers de manche et fronça les sourcils. Ses doigts se crispèrent sur le manche de son couteau. L’inconnu, dont le visage était encore en partie dissimulé par la semi-obscurité, leva une main en l’air ; cependant, son geste n’avait rien de menaçant. Il ne paraissait pas posséder d’arme. Damian garda les yeux braqués sur lui. Il lui sembla que l’homme joignait son pouce à son index. Ce dernier fit soudain claquer ses doigts dans un bruit sec. Un halo de lumière l’enveloppa aussitôt, donnant à sa silhouette des allures éthérées.

Damian découvrit alors celui qui, devant lui, le dévisageait, un sourire à la commissure des lèvres. Il paraissait sans âge, pourtant, la façon dont il se tenait témoignait d’une grande vigueur. Il portait une barbe argentée ; ses cheveux, d’une teinte identique, étaient noués en arrière en un petit catogan. Il était vêtu d’une longue toge noire luisante, sorte d’étoffe moirée. Au centre de son visage creusé de rides étaient incrustés de minuscules yeux rouge écarlate, semblables à des rubis. Il y avait, dans ses pupilles, quelque chose de malsain et de cruel qui donnait des frissons à Damian.

— Pas la peine de te préparer au combat, chasseur, dit l’inconnu en braquant son regard sur le couteau de Damian. Vos armes n’ont strictement aucun effet sur moi.

Damian ne baissa pas la garde pour autant. Il n’avait pas pour habitude d’accorder crédit aux paroles des étrangers, ce n’était pas aujourd’hui qu’il allait le faire. Ses yeux glissèrent vers sa carabine qui gisait à quelques mètres de lui. Il se dit qu’il avait été bien imprudent de la jeter ainsi. À présent, il se trouvait beaucoup trop loin pour pouvoir la récupérer avant que son interlocuteur n’esquisse un geste. Intérieurement, il se traita de tous les noms d’oiseaux possibles.

— Je dois reconnaître que tu sais manier tes poings avec dextérité, le félicita l’inconnu.

— Trop aimable. Et à qui ai-je l’honneur ? s’enquit Damian.

— Je me présente, je m’appelle Ephreïm.

Damian continua à le considérer d’un œil froid. Un nom ne l’avançait pas vraiment plus sur l’identité de cet individu. Il avait l’aspect d’un humain, mais ses pupilles rubicondes le trahissaient. Damian ne se faisait pas d’illusion sur celui qui lui faisait face. Il ne pouvait s’agir que d’un démon. Le jeune homme se méfia d’autant plus qu’il se sentait dangereusement attiré par le regard troublant de cet être.

— Ainsi donc, c’est avec toi qu’elle a décidé de partager son pouvoir.

— Qu’est-ce que tu me veux… démon ?

Ephreïm esquissa un signe de tête en signe de désapprobation.

— Démon ? C’est un bien vilain mot pour me décrire. Je ne suis que l’émissaire d’une dimension parallèle qui prêche pour la bonne parole de mon monde.

— Ceux qui prêchent sont souvent pires que les autres, renchérit Damian.

— Tu sembles en savoir quelque chose, je me trompe ?

Le scintillement des pupilles de l’inconnu s’intensifia. Les traits de son visage se chargèrent d’une certaine excitation. Il aimait sonder ceux qu’il avait en face de lui, et cet humain, dont les lèvres venaient de se crisper, était semblable à un livre ouvert. Ephreïm avait-il découvert un point faible chez ce chasseur ? Il plongea son regard dans celui de Damian qui, prudemment, esquissa un pas en arrière.

— Pourquoi donc t’a-t-elle offert cette chance. À toi, un simple humain…

Damian plissa les yeux. Il recula à nouveau, conscient qu’il s’éloignait de plus en plus de sa carabine, toujours à terre.

— Mais si elle t’a donné ce pouvoir, tu dois savoir où elle se trouve, continua Ephreïm.

— Je ne vois pas de quoi, ni de qui, tu parles.

Les mâchoires de Damian se crispèrent. Il n’avait aucune envie de discuter avec ce démon. Ce qu’il voulait, c’était le tuer. Ses doigts se resserrèrent plus encore sur le manche de son couteau.

Une puissante odeur de soufre envahit l’atmosphère. Damian se sentit nauséeux, mais se força à ne pas le montrer.

— Mais… Caciopéa ! Je parle de Caciopéa ! Il faut me la rendre, elle n’est pas de votre monde…

— Tu te trompes d’interlocuteur… Je ne connais pas de Caciopéa, renchérit Damian.

— Es-tu bien sûr de ce que tu avances, humain ?

— Certain, assura-t-il.

— Pourtant, je sens son sang couler en toi, je sens sa force irradier dans tout ton corps…

Le silence retomba tandis que les deux hommes s’étudiaient attentivement, essayant de deviner leurs intentions respectives. Tout à coup, Damian lança son couteau sur son adversaire. Alors que la lame filait droit sur lui, Ephreïm plaça sa main dans la trajectoire. La pointe effilée vint se ficher dans sa paume et il éclata de rire devant la mine décomposée de Damian.

— Qu’est-ce que tu croyais, pauvre sot ? murmura-t-il.

Il arracha la lame plantée dans sa chair et jeta l’arme blanche à terre. Avant que Damian ait eu le temps de réagir, Ephreïm l’avait rejoint et se tenait à présent à quelques centimètres de lui, exhalant son haleine soufrée sur le visage de Damian.

— Ça vous arrive de vous laver les dents ? cracha le jeune homme.

Imperturbable, Ephreïm le gratifia d’un sourire amusé. Damian lui décocha un coup de poing en pleine face. Une douleur irradia de sa main, aussi violente que si ses phalanges s’étaient encastrées dans un mur en béton.

— Tu te crois assez fort pour me tuer ? le railla Ephreïm.

Il saisit le col de Damian et le toisa.

— Peu importe la façon dont tu t’y prendras, tu n’y parviendras pas.

Le vieil homme leva sa paume devant les yeux de son prisonnier. La plaie occasionnée par le couteau se referma en quelques secondes, comme si la lame ne l’avait jamais touché. Malgré les doigts qui enserraient sa gorge, Damian défia son agresseur du regard.

— Va… mourir, souffla-t-il.

— Tu as de la chance, mortel. Je ne vais pas te tuer… Ce que je veux, c’est récupérer ce qui m’appartient. Je veux Caciopéa.

— J’la connais pas, ta Caciopéa, connard, répondit Damian.

Ephreïm le souleva comme un fétu de paille et le projeta dans les airs. On ne se permettait pas de l’insulter aussi facilement. D’un œil mauvais, Ephreïm regarda le jeune homme heurter le mur avant de glisser contre la paroi. Le vieillard revint alors sur lui, le saisit à bout de bras et l’expédia contre des containers métalliques. Damian s’effondra dans un fracas de ferraille. Pendant que son assaillant l’étudiait froidement, il se releva avec difficulté et s’apprêta à fondre sur ce dernier.

Ephreïm posa alors son index à la naissance de son nez. Il n’aimait pas se servir de ce pouvoir qu’il maîtrisait de moins en moins à cause de son âge avancé, mais cet humain semblait incontrôlable. Il ne lui demandait pourtant pas grand-chose, juste de lui indiquer où se trouvait Caciopéa. Les jambes de Damian se dérobèrent sous lui, une force l’enveloppa tout entier et il tomba à la renverse. Son dos percuta le goudron. Une onde de douleur le traversa lorsque sa tête se fracassa au sol. Les yeux rivés sur le ciel, il ne pouvait plus bouger la moindre parcelle de son corps.

— Maintenant que je t’ai trouvé, je ne te lâcherai pas… Et tu me la rendras, que tu le veuilles ou non.

— Va en enfer, souffla Damian.

Ephreïm se frotta le menton d’un air songeur. Il admirait la volonté de cet homme qui s’entêtait à protéger celle dont il niait connaître l’existence. Ces humains étaient capables de tout, même de croire qu’ils arriveraient à le tuer, lui, le maître d’une dimension en tout point supérieure à cette terre de faibles. Ce jeune chasseur représentait néanmoins un intérêt non négligeable. Il savait se battre et possédait, à présent, des dons qui ne lui appartenaient pas. Ephreïm comptait bien garder un œil sur lui. Sans un mot, sans un bruit, il recula et se fondit dans l’ombre.

La force qui retenait Damian se dissipa brusquement. Il émit un grognement de douleur. Haletant, il se redressa lentement et regarda autour de lui. Les environs étaient silencieux et déserts. Les cadavres des Solths s’étaient transformés en petits amas de cendres qu’une légère brise terminait de disperser. Damian s’empressa de récupérer sa carabine, puis tourna sur lui-même à la recherche d’Ephreïm.

— Montre-toi, qu’on voie si je ne peux pas te tuer, chuchota-t-il.

Au bout de quelques instants, il baissa son arme. Il devait se rendre à l’évidence, le démon était bel et bien parti.