CHAPITRE 17

Adossée contre le mur d’un bâtiment qui faisait face au lycée, une cigarette plantée dans la bouche, Cassie rejeta un nuage de fumée par le nez tout en observant les élèves sortir de l’école. Brian ne semblait pas pressé de se montrer. Elle se demanda un instant si ses baisers avaient eu l’effet suffisant pour le convaincre de l’aider. S’il avait changé d’avis, ou bien avait tout simplement quitté l’établissement scolaire plus tôt, de quoi aurait-elle l’air devant Seven ? Mais si Brian s’était enfui, il savait très bien qu’elle viendrait le relancer le lendemain, puis le surlendemain, et tous les jours qui suivraient, jusqu’à ce qu’il crache le morceau. Il n’avait aucune possibilité de lui échapper.

Elle tourna la tête sur la gauche et braqua les yeux sur l’endroit où se trouvait Seven, à quelques mètres de là. Elle n’apercevait de lui qu’un bras et le bout de ses chaussures, mais au moins, il n’était pas loin d’elle. Cela la rassura. Dissimulé dans un renfoncement, il occupait son temps à appuyer sur la touche bis de son portable et écoutait avec exaspération, pour la énième fois, le bip qui indiquait que Damian était sur messagerie.

Cassie repéra enfin Brian parmi un groupe d’adolescents. Les bras chargés de livres, il peinait à garder une trajectoire rectiligne, comme s’il avait abusé d’alcool. Elle ne put réprimer un sourire qui s’envola dès que son regard croisa celui, beaucoup plus austère, d’Emy. Pourquoi cette fille se retrouvait-elle systématiquement sur son chemin ? Cassie la considéra avec hostilité en se disant que, décidément, elle n’aimait pas cette adolescente. Pire encore, la noirceur des pupilles d’Emy lui glaçait le sang. Emy représentait une énigme pour Cassie. Elle avait un caractère visiblement timoré et pourtant, son regard était dérangeant. Une curieuse impression de déjà-vu l’envahit et elle frissonna. Tout cela lui évoquait quelque chose qu’elle s’était efforcée d’oublier. Il était des souvenirs qu’il valait vraiment mieux ne pas se rappeler. Emy finit par abdiquer, elle détourna la tête et Cassie laissa échapper un soupir de soulagement. Encore un peu, et c’était elle qui cédait. Inconcevable à ses yeux !

Elle reporta son attention sur Brian qui s’avançait vers elle. Il arborait un air qu’elle n’aimait pas. Semblable à un enfant se tenant devant le jouet qu’il désire toucher, il la dévorait du regard et elle eut envie de lui tordre le cou. Elle cracha une bouffée de fumée au visage du garçon et le dévisagea.

— Alors ?

— Excuse-moi, Cassie, mais je dois d’abord mettre tous ces bouquins dans ma voiture.

C’est ça, tu réfléchiras sûrement mieux les mains vides.

Elle hocha la tête et, sans l’attendre, prit la direction du parking. Elle jeta un bref coup d’œil en direction de Seven. Ce dernier se déplaça afin de ne pas perdre de vue les deux adolescents.

Cassie s’immobilisa devant la voiture. Cela faisait un moment qu’elle ne prêtait plus attention à l’automobile. En fait, depuis leur altercation dans la boîte de nuit. La Javeline n’avait pas bonne mine. Il sembla même à Cassie que le léger enfoncement du hayon ne s’y trouvait pas, auparavant. Il était évident que, malgré sa passion des voitures, Brian ne prenait pas du tout soin de la sienne. Pas étonnant qu’il ait envié l’Aston Martin. Il n’y avait pas de comparaison entre les deux véhicules. Il tendit sa clé à la jeune fille afin de lui faire comprendre qu’elle serait bien aimable d’ouvrir la portière. Elle s’exécuta sans un mot et il put enfin se délester de son chargement sur la banquette arrière.

— Je te ramène chez toi ? On pourra discuter tranquillement comme ça.

Cassie se mordilla l’intérieur des joues. Se retrouver en tête-à-tête avec Brian ne faisait pas partie de son programme, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Elle regarda le visage sibyllin du lycéen. Quel mal pourrait-il lui faire, à elle qui était plus forte que deux chasseurs de démons réunis ?

Qui était, rectifia-t-elle intérieurement en pensant à la force qu’elle avait cédée à Damian.

Mais qu’importait, même privée d’une part de sa puissance, elle serait toujours plus forte que Brian. Axée sur son plan de séduction, elle ne voulait pas laisser s’échapper sa chance d’obtenir les informations tant convoitées. Elle acquiesça donc et s’installa sur le siège passager tandis que Brian prenait place derrière le volant. Au loin, Seven fronça les sourcils.

— Elle me fait quoi, la merdeuse ? grommela-t-il.

Il jeta un regard noir en direction de la Javeline qui quittait le parking au ralenti. Décidément, qu’il s’agisse de Cassie ou de Damian, ils n’en faisaient qu’à leur tête. Comment réussir à travailler avec des personnes aussi instables et individualistes ? Il se demanda soudain s’il n’allait pas également partir de son côté. Rageusement, il appuya sur la touche d’appel de son téléphone.

 

* * *

 

Brian immobilisa la Javeline sur le parking jouxtant le studio de Cassie. Sans l’attendre, elle s’empressa de rejoindre son appartement. Un doute l’avait prise en cours de route. Et si Damian se trouvait là ? Elle aurait eu bien du mal à le justifier. Elle risquait alors de perdre, et son amant, et les précieuses informations que Brian possédait. Elle se rappela tout à coup qu’elle n’avait pas la clé de son appartement. Elle ferma les yeux une seconde, priant pour que Damian n’ait pas verrouillé la porte. Elle déglutit, puis tourna lentement la poignée. Le déclic d’ouverture retentit, Cassie laissa un profond soupir de soulagement s’échapper de ses lèvres entrouvertes et se hâta d’entrer.

Une boule au creux de l’estomac, elle inspecta l’unique pièce d’un regard circulaire. L’endroit était vide et rien ne semblait pouvoir évoquer la présence de Damian, si ce n’étaient quelques résidus de parfum flottant dans les airs. Brian entra à son tour d’un pas hésitant. C’était la première fois qu’il était invité dans l’appartement de cette jolie rouquine qu’il convoitait depuis son arrivée au lycée. Il se demanda comment passer à l’offensive. Si elle voulait ces renseignements, il faudrait qu’elle soit très gentille. Un sourire se dessina sur les lèvres du jeune garçon tandis qu’il examinait les lieux avec intérêt.

Il huma l’air. Il y flottait un mélange de parfum et de tabac froid. Difficile de savoir s’il s’agissait de fragrance féminine ou pas. Il esquissa une grimace ; le sentiment que Cassie le menait en bateau depuis le début ne l’avait jamais vraiment quitté. Cependant, à bien regarder autour de lui, on ne pouvait pas dire que l’appartement regorgeait d’éléments permettant de suspecter la présence récente d’un homme. Pas de vêtements masculins traînant dans un coin, aucune photo, pas même une canette de bière vide.

Brian déposa son manteau sur le dossier d’une chaise. Cassie s’était assise sur le bord de son lit et l’observait avec attention. Elle ressemblait à ces animaux sauvages qui prennent le temps de vous étudier avant de vous happer tout entier. Elle tapota sa main sur le matelas à côté d’elle en lui souriant. L’invitation ne pouvait pas être plus explicite. Il s’avança, toutes les fibres de son corps en éveil. Il ne voulait pas rater son entrée en matière. Puisque Cassie semblait aimer les « bad boy », Brian essaya de se glisser dans la peau d’un loup à l’affût du moment propice pour sauter sur l’agneau esseulé. Mais le rôle qu’il cherchait à endosser était bien lourd pour lui face à cette prédatrice.

Il est à point, là, songea Cassie en remarquant les perles de sueur qui s’étaient formées sur le front de l’adolescent.

— Tu as récolté des infos ? lui susurra-t-elle à l’oreille.

— Euh… Ouais… ouais bégaya-t-il.

Le regard de Brian dévia sur le décolleté de la jeune fille. Elle sourit, bien que l’envie de lui arracher les yeux soit fort tentante. Il fallait qu’elle s’en tienne à son plan, pourtant. Elle avait voulu utiliser le subterfuge de la séduction pour parvenir à ses fins, à elle, donc, d’assumer ses actes et de faire en sorte que Brian y croit jusqu’au bout. D’une main, elle fit descendre une des bretelles de son top.

— Bon alors, Brian, ces infos ?

Mais il était ailleurs. Complètement hypnotisé par la vue de ce corps qui le mettait en émoi. Si près, à nouveau, de celle qu’il désirait, il était incapable de détacher son regard de ce décolleté plongeant qui dévoilait plus qu’avantageusement ses atouts. Elle se pencha vers lui et mordilla son oreille.

— Brian… J’ai très envie de toi…

Il rougit et s’apprêta à l’embrasser sur la bouche quand elle le stoppa dans son élan.

— Tu as fait ce que je t’ai demandé ?

Brian déglutit. Il venait d’échouer au premier round. Avait-il été trop rapide ? Était-elle finalement plus prude qu’elle ne le paraissait ? Il trouva cette idée totalement absurde : Cassie était tout sauf une douce colombe effarouchée. Quand elle fit courir ses doigts sur la poitrine du jeune garçon, il eut de plus en plus de mal à se concentrer. Il essaya de reprendre ses esprits.

— J’ai… j’ai interrogé pas mal de… de camarades, il… y en a une qui a refusé de répondre à mes questions… Ça pourrait te donner une piste.

Elle fronça les sourcils et ôta ses mains du torse de l’adolescent.

— Quelqu’un que je connais ou pas ?

— Il y a un paquet d’élèves que tu ne connais pas, je pense.

Cassie réfléchit un instant à ce qu’il venait de dire et réalisa qu’elle ne connaissait, en effet, pratiquement aucun de ses camarades d’études. En dehors de Brian, Ève et Emy dont elle avait retenu les prénoms pour des raisons différentes, les autres n’étaient pour elle que des spectres qui évoluaient autour d’elle durant les cours sans qu’elle ne les remarque. Ils n’avaient ni identité, ni visage.

— Qui est la personne qui a refusé de te répondre ?

— Ève, articula Brian.

— Ève… Tu veux dire, Ève… Celle qui est allée en discothèque avec nous ?

— Je n’en connais qu’une, Cassie.

Elle se leva, croisa les bras et se mit à arpenter la pièce d’un air perplexe. Brian en profita pour refaire un inventaire de l’endroit où vivait la jeune fille. La chambre n’était pas très représentative de celle d’une adolescente. Pas de posters aux murs. Pas de DVD, et encore moins de lingeries en dentelles dépassant des tiroirs. D’une certaine façon, il était déçu. Il l’aurait crue plus fantasque que ça.

— Et maintenant, on fait quoi ? demanda-t-il.

Cassie tourna brusquement la tête vers lui. Perdue dans ses réflexions, elle en avait presque oublié sa présence. L’air avide qu’il arborait lui rappela aussi qu’il espérait avoir droit à une récompense, mais elle avait autre chose à penser.

Elle avait essayé de ramener à la surface tous les souvenirs dans lesquels Ève avait joué un rôle. Pas grand-chose finalement, mais il fallait bien reconnaître que là où Damian se trouvait dans le lycée, Ève n’était très jamais loin. Suffisamment près pour, peut-être, lancer un sort à Damian. Cassie n’avait jamais été dupe des regards haineux que certaines élèves de sa classe lui adressaient en quittant le cours de philosophie. Bien sûr, elle n’était pas sotte, elle avait tout à fait conscience de la jalousie qui entamait le cœur de ces filles. Elles auraient aimé que Damian les regarde comme il la regardait, elle. Seulement, lui ne les voyaient pas. Il se moquait éperdument de ces paires d’yeux qui en disaient long sur les fantasmes inavoués de ces adolescentes.

Cassie s’approcha alors de Brian, s’accroupit devant lui et posa ses mains sur ses cuisses.

— Pour le moment, je veux parler avec Ève.

— Mais…

— Tu veux une avance, c’est ça ?

— Ben, c’est-à-dire que… murmura-t-il, gêné.

Cassie s’assit à califourchon sur lui, l’attrapa par le col et plaqua ses lèvres sur celles du jeune garçon. Elle introduisit sa langue à l’intérieur de sa bouche et l’embrassa une longue minute. Enfin, elle relâcha son étreinte et le dévisagea de ses grands yeux de braise cerclés de khôl.

— Ça te convient ?

Brian ne sut que répondre. Il s’était attendu à quelque chose de différent, de plus doux. Son imagination, tout au long de ces dernières heures, lui avait laissé le sentiment que le début de leur relation serait plus romantique. Au lieu de cela, il ressentait la violence qui se dégageait de cette fille si spéciale. Son pantalon se gonfla sous l’effet de son désir. Cassie baissa les yeux sur l’entrejambe de l’adolescent. Si elle n’avait pas en tête de régler son compte à Ève, elle s’en serait donné à cœur joie. Pourquoi laisser perdre une occasion de consommer le sexe juste pour le sexe, comme elle l’avait toujours fait ? Elle pensa soudain à Damian et se sentit presque en faute. Pourtant, elle s’était toujours interdit de s’attacher à un homme. Si l’envie lui prenait de coucher avec Brian, pourquoi devrait-elle s’en priver ?

Parce que c’est mal… et que les humains ne font pas ça, essaya-t-elle de se persuader.

Elle se releva et se dirigea vers la sortie.

— Emmène-moi chez cette pétasse, lâcha Cassie en ouvrant la porte.