CHAPITRE 21

Cassie poussa un cri et recula. Même si la douleur qui avait gagné son cuir chevelu était à la limite du tolérable, elle s’obstina à tirer pour se dégager, quitte à abandonner quelques mèches entre les doigts de cette… chose. Emportée par le poids de son corps, elle bascula en arrière. Sans ciller, Anna ouvrit sa main et laissa la jeune fille s’écrouler sur l’asphalte. Cette fois-ci, la souffrance s’était généralisée à tous ses membres, comme si elle avait été rouée de coups. Elle laissa échapper un gémissement, puis tenta de mettre le plus de distance possible entre elle et l’entité en s’aidant de ses coudes et de ses pieds puisqu’elle ne réussissait pas à se relever.

Mais plus elle reculait, plus Anna progressait dans sa direction. Vite. Beaucoup trop vite. Elle ne marchait plus, elle voltigeait à quelques centimètres au-dessus du sol. Les pointes de ses ballerines, assorties à sa robe, raclaient l’asphalte détrempé et Cassie n’entendait plus que cela. C’était comme un glas qui sonnait pour elle. Des larmes dans les yeux, elle accéléra plus encore sa fuite malgré la douleur de ses paumes éraflées par les aspérités de la rue.

— Je veux juste que tu comprennes, ma petite chérie… Damian ne t’aime pas… Il ne peut pas t’aimer… Personne ne peut t’aimer, et lui encore moins, déclara Anna.

Les traits déformés par la haine, elle continua à avancer vers Cassie qui tenta, pour la seconde fois, de se relever. La douleur qui lui déchira les entrailles, alors qu’elle y était presque parvenue, lui donna envie de hurler. Ses jambes, à demi fléchies, cédèrent sous le poids de son corps. Elle s’écroula. À moins d’un mètre de là, Anna s’était immobilisée et assistait, un sourire vicieux sur les lèvres, au triste spectacle de sa victime qui reprenait sa progression à quatre pattes. Cassie ressemblait à un animal en cage qui sait que sa fin est proche et qui croit pouvoir trouver une échappatoire au dernier moment. Quand la jeune fille réalisa qu’un mur se dressait sur son chemin et qu’elle n’avait plus aucun moyen de s’en sortir, son visage se vida de son sang.

Le rat est fait… comme un rat, songea Anna en avançant de nouveau vers sa proie.

Une fois devant celle-ci, elle s’immobilisa et la contempla avec satisfaction. Ce moment promettait d’être fort plaisant. L’adolescente se raidit, sa respiration bloquée par l’affolement. Pour la seconde fois, le spectre lui tendit l’arme.

— Prends-la ! lui ordonna-t-elle.

— Non ! s’obstina Cassie.

Anna la considéra d’un œil mauvais.

— Tu crois pouvoir t’en sortir aussi facilement ? Tu as voulu partager ton sang avec lui… Tu l’as souillé… Tu dois mourir… C’est ce qu’il désire… Que tu disparaisses…

Cassie se sentit totalement impuissante, submergée par une vague de terreur qui engloutissait tout sur son passage. Il n’était pas question, cette fois-ci, de créatures à combattre. Cette femme était un être immatériel, une chose maléfique, au sens pur du terme. Issue d’un monde où cela n’existait pas, Cassie ignorait tout de ces âmes errantes vouées à semer le désordre et la mort. Ça la paralysait. Ça figeait son sang dans ses veines et rendait son cœur fou. Comment pouvait-elle lutter contre l’inconnu ? Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle voulait Damian, là, maintenant. Elle éprouva tout à coup le besoin de regarder par-dessus l’épaule du fantôme, comme si la vue de l’horizon pouvait changer quelque chose au sort qui l’attendait.

Imperturbable, Anna posa ses doigts effilés sur les joues de Cassie, puis les referma, emprisonnant la bouche de sa captive et la contraignant à l’entrouvrir. Sans un mot, Anna fourra alors le canon du pistolet à l’intérieur de sa cavité buccale. Le métal froid cogna contre ses dents. Il s’enfonça plus profondément dans la gorge de Cassie, forçant ses mâchoires à s’écarter plus encore. Elle eut un haut-le-cœur. L’arrière de son crâne heurta la paroi du mur.

— Tu es sûre de ne pas vouloir le faire toi-même ? Je déteste me salir les mains, murmura Anna d’une voix étrangement douce.

Mais Anna n’attendait aucune réponse de la part de sa victime qui aurait été bien en mal de répliquer avec un canon de revolver encastré dans le palais. Anna s’apprêta à appuyer sur la gâchette mais s’immobilisa subitement.

Son geste laissé en suspens, elle tourna la tête et inspecta les environs d’un œil attentif. Elle sentait quelque chose approcher. Un petit sifflement d’agacement s’échappa de ses lèvres exsangues, elle ôta subitement l’arme de la bouche de Cassie et recula. La colère se lisait sur son visage. Non seulement la présence qui arrivait dans cette direction la dérangeait, mais sa force la quittait. Le manque d’énergie dont elle était soudain victime rendait ses mouvements et sa volonté difficiles à contrôler. Elle baissa les yeux sur sa robe de toile blanche. Comme un hologramme, certaines parties de son anatomie disparaissaient par intermittence. Elle laissa échapper un soupir blasé.

— Je n’en ai pas terminé avec toi, petite pute, cracha-t-elle.

Choquée, incapable de faire le moindre mouvement, Cassie la regarda se fondre parmi les gouttes de pluie, puis disparaître de son champ de vision. Ça aurait presque pu être un simple cauchemar, mais il n’en était rien, elle le savait parfaitement. Cassie s’enfonça dans une sorte de transe ; elle n’entendit même plus le martelement de la pluie sur le macadam tant le souvenir de ces dernières minutes accaparait son esprit. Elle percevait encore le goût du métal dans son palais. Non, ce n’était pas un mauvais songe, c’était bien pire.

Durant un instant, elle tenta de se concentrer sur sa respiration haletante afin d’en reprendre le contrôle. Peine perdue. La peur la consumait de l’intérieur comme de l’extérieur. Cassie n’était plus qu’une boule de nerfs, une petite fille sans défense. Elle posa les mains au sol et essaya de se relever. Ses bras se mirent à trembler tandis qu’elle essayait de soulever la masse douloureuse qu’était devenu son corps. C’était si difficile, trop difficile. Un son plaintif s’échappa de sa gorge brûlante et elle se laissa retomber à terre. Les paumes toujours plaquées sur le sol détrempé, elle regarda alors la pluie crépiter autour d’elle. Elle renonça et laissa finalement une rivière de larmes s’échapper de ses yeux et se fondre aux gouttes qui ruisselaient déjà le long de ses joues brûlantes.

 

* * *

 

Les mains enfouies dans ses poches, Damian déambulait sur le trottoir qui longeait une route totalement désertée par la circulation. Tel un enfant sans abri, il allait au gré des rues sans même jeter un œil sur son environnement. Pour ce que cela pouvait l’intéresser. Qu’il soit à l’est ou à l’ouest de la ville, il était toujours à Fairfield, alors quelle importance ? Puisque, de toute façon, les spectres qui le poursuivaient ne craignaient pas les frontières… Il aurait bien pu se trouver au pôle Nord, terré au fond d’un igloo, que ça n’aurait rien changé.

Il essayait en vain de remettre ses idées en ordre, mais la tâche s’avérait difficile, pour ne pas dire impossible. Il n’en pouvait plus. Vivre avec le passé était pire que tout. Cela faisait un paquet d’années qu’il tanguait sur le fil de la folie, mais ces derniers temps, il penchait plutôt du mauvais côté de la balance. Bientôt, il en était certain, le fil se romprait et c’en serait terminé de sa pseudo normalité. Il caressa la crosse de son pistolet à travers la doublure de son blouson. Pourquoi ne pas abréger ses souffrances ? Finalement, le seul endroit où les spectres ne le harcèleraient plus, ce serait bien à six pieds sous terre. Il suffisait de placer le canon de l’arme au bon emplacement et de tirer. Il ne lui faudrait que cinq secondes de courage et cette fois, à ce jeu, il gagnerait à coup sûr le gros lot. Il était fatigué de cette vie, de chasser, de fuir un passé qui le hantait. Son père avait raison, il ne méritait pas de vivre. Lentement, il sortit son Beretta de sa poche et l’étudia attentivement.

Un peu de cran, mec, c’est tout ce qu’il te faut, se sermonna-t-il.

Il fit sauter la sécurité du pistolet, puis plaça le canon sous son menton, là où la balle aurait le plus de chances d’atteindre son cerveau. Rapide et sans souffrance, à condition de ne pas se rater. Mais dans ce domaine, Damian excellait pour toujours toucher en plein dans le mille. Le contact du métal sur sa peau le fit frissonner. Ça n’avait rien à voir avec la peur. Il ne craignait pas la mort. C’était juste ce moment, ces pensées fugaces, qui lui faisaient un étrange effet. Il avait imaginé si souvent cet instant sans jamais aller jusqu’à retourner sa propre arme contre lui-même. L’index sur la gâchette, il déglutit avec difficulté, gêné par la présence du canon. La pluie se fit plus drue et lui fouetta le visage, mais il ne bougea pas, comme s’il ne la sentait pas. Il n’y avait que lui et ce pistolet qui s’apprêtait à clore définitivement le chapitre de sa vie. Game over.

Damian se mordilla nerveusement les lèvres. Sans réfléchir à rien, il battit des paupières à plusieurs reprises, laissant le filet d’eau prisonnier de ses cils s’écouler sur ses joues. Puis, calmement, il baissa son arme, réenclencha le cran de sécurité et la rengaina. Il n’était pas prêt. Quelque chose le retenait encore ici. Quelque chose ou quelqu’un qui l’empêchait de totalement sombrer.

Des gémissements, non loin de là, le tirèrent de ses pensées morbides. Il regarda autour de lui. La pluie ne faiblissait pas et brouillait son champ de vision. Il se guida alors au son des pleurs et progressa presque à l’aveuglette jusqu’à ce que, quelques mètres plus loin, il aperçoive une silhouette recroquevillée sur le sol, prisonnière de cette abondante averse. Damian avança dans sa direction aussi discrètement que le clapotis de l’eau sous ses semelles le lui permettait.

Plus il approchait et plus un sentiment d’inquiétude l’envahissait. À nouveau, il s’attendait à voir Chelsey ou Anna débouler devant lui, ou pourquoi pas les deux. Après tout, on n’était jamais de trop pour rire. Il tira de nouveau son pistolet de sa poche, même s’il savait pertinemment que les balles ne pouvaient rien contre les entités. Il garda son bras plaqué le long de son corps, le doigt crispé sur le chien de l’arme. Le bruit de ses pas était étouffé par le tambourinement de la pluie sur les couvercles des poubelles métalliques exposées tout près de là.

La silhouette, encore dissimulée par la pénombre, releva à peine la tête en percevant des claquements presque inaudibles sur le sol tapissé d’une fine pellicule d’eau. Damian s’immobilisa, son pistolet braqué sur elle. Il eut un froncement de sourcils.

— Cassie ?

Il resta une longue seconde à observer la jeune fille totalement indifférente à sa présence. Il se décida enfin à fourrer son arme dans sa poche et courut dans sa direction. Il s’accroupit devant elle et la saisit par les épaules.

— Cassie… Qu’est-ce que tu fais là ?

Sans même lui accorder un regard, les cheveux collés sur son visage, elle déplia ses bras croisés sur sa poitrine frémissante et les enroula autour du cou de Damian en redoublant de larmes. Il hésita un instant à garder cette position instable alors qu’elle s’accrochait à lui comme à une bouée de sauvetage. Il renonça finalement à se redresser et fit tomber son genou sur le sol détrempé. Il posa une main protectrice sur le dos secoué de spasmes de la jeune fille et le frotta tendrement.

C’était une première pour lui. Il la découvrait si vulnérable. La voir se répandre en larmes paraissait presque inconcevable. Quand on la croisait au coin d’une rue, elle vous toisait avec mépris avant de chercher à prendre immédiatement le contrôle de la situation. Elle voulait tout maîtriser autour d’elle : le temps, les gens, les sentiments. Et même s’il la soupçonnait souvent de jouer un rôle, il avait compris dès le premier regard qu’elle aspirait seulement à dissimuler ses peurs derrière une carapace. Tout comme lui.

— Ne la laisse pas me tuer, je t’en prie ! gémit-elle.

— Cassie, Cassie… Calme-toi… De qui parles-tu ?

— An… Anna… Elle va me tuer, elle va me tuer.

Damian resta abasourdi par les dernières paroles de l’adolescente. Jusqu’ici, lui seul était concerné par les attaques des spectres. Il était également l’unique personne capable de les voir. Pourquoi Cassie réagissait-elle de la sorte ? Malgré sa suprise, son visage resta impassible, le moment ne se prêtait pas à un interrogatoire. Il caressa les cheveux gorgés d’eau de la jeune fille, puis resserra son étreinte, la forçant à poser sa tête contre son épaule. Elle résista un instant, comme si, tout en désirant qu’il la console, elle se refusait à accepter la moindre aide. La poigne de son amant eut cependant raison de son opposition et elle enfouit son visage dans le cou de Damian.

— Personne ne va te tuer… tu entends ? Chut… je suis là… je te protégerai, lui glissa-t-il dans le creux de l’oreille.

Et ils restèrent là, agenouillés sous une pluie battante et glacée. Cassie, blottie dans les puissants bras de Damian qui la berçait doucement tandis qu’elle tentait de se libérer de toutes ses peines et ses angoisses.