Le silence régnait dans l’appartement de Jess. Une légère brise faisait onduler les rideaux tirés sur la baie vitrée, et le crachotement d’une pluie fine berçait le repos de la propriétaire des lieux. Assoupie dans son fauteuil, elle tenait toujours, dans ses mains, le magazine qu’elle consultait avant que la lassitude ne lui tombe dessus. Dans sa chambre tout aussi silencieuse, allongé en travers du lit, sa veste en guise de couverture, Damian dormait profondément depuis près de deux heures, et rien ne semblait pouvoir le sortir de ce sommeil dont il avait tant besoin.
Seven avait mis ce temps à profit pour essayer de compulser encore des documents. Il avait compulsé des piles de bouquins poussiéreux et pouvait, à présent, se vanter de tout savoir sur Anarazel. Seulement, le problème majeur n’était pas réellement le démon, mais plutôt l’instigateur de ce rituel. Le mystère à ce sujet demeurait entier. Seven tournait en rond et cela le rendait maussade.
Assis devant la table basse depuis plus d’une heure, il commençait à avoir des crampes dans les jambes. Ses yeux dérivèrent sur un nouveau plan indiquant la présence possible de Solths que Jess avait tracé la veille suite à une de ses visions. Les créatures semblaient être revenues en force dans la ville. Par chance, elles ne se concentraient que dans les impasses du centre-ville. Après y avoir jeté un coup d’œil, Seven replia le papier et le reposa à côté de sa bière qui trônait à quelques centimètres de lui.
Avant toute chose, il était urgent de régler le problème des spectres et du démon. Néanmoins, il avait conscience que ce n’était plus dans ces maudits bouquins qu’il fallait chercher. Il devait bien avouer que Damian n’avait pas tort lorsqu’il disait que son frère ne maîtrisait pas grand-chose dans cette affaire. Seven avait usé de toutes les options à sa disposition : envoyer Cassie à la pêche aux renseignements, menacer des jeunes lycéens, mais il n’avait toujours aucune piste. Il s’en voulait d’avoir déçu son aîné.
Il termina sa bière, puis se leva et enfila son blouson. Le sentiment de culpabilité qui lui nouait l’estomac lui pesait trop. Il désirait avant tout clarifier sa situation pour se libérer un peu l’esprit, et c’était maintenant qu’il devait le faire. Il attrapa la clé de l’Aston Martin, la regarda dans le creux de sa main, puis se ravisa et la reposa sur la table. Sans un bruit, il se dirigea vers la sortie et referma doucement la porte derrière lui.
* * *
Allongée sur son lit, vêtue d’un déshabillé de satin noir, Cassie somnolait. Comme Damian, puisque les spectres se manifestaient principalement en début de soirée ou la nuit, elle profitait de la journée pour récupérer avant de se préparer à affronter de nouveau ses peurs. Entre ses souvenirs de la veille et le rejet de son amant, elle avait eu beaucoup de mal à s’endormir. Finalement, une douche chaude avait eu raison de ses muscles contractés et lui avait permis de trouver le sommeil. Elle se réveillerait bien assez tôt pour repenser à la meilleure façon de reconquérir Damian. Il l’avait abandonnée là, sur le seuil de son studio, sans lui adresser le moindre regard.
Va te coucher, c’était la seule chose qu’il avait daigné lui cracher au visage avant de tourner les talons. Trois mots prononcés sur un ton cassant qui en disaient long sur son état d’esprit, à ce moment-là. Il était en colère, peut-être même la détestait-il.
Un cognement sec retentit tout à coup contre la porte ; Cassie ouvrit un œil, marmonna quelques paroles incompréhensibles, puis le referma. Les coups redoublèrent d’intensité. L’image de Damian s’imposa à la jeune fille. Un sourire naquit sur ses lèvres et elle bondit du lit.
Je savais bien qu’il reviendrait, se réjouit-elle.
Elle se précipita dans la salle de bains et se planta devant le miroir. Elle essaya d’arranger ses cheveux en bataille. Elle n’avait pas bonne mine, son visage était pâle et ses pommettes encore endolories par les gifles dont Seven l’avait lardée, la veille. Même si les traces étaient à présent peu visibles, l’envie de se venger demeurait bien présente dans l’esprit de la jeune fille. À nouveau, une série de coups retentit contre le battant de bois, elle n’avait plus le temps à perdre si elle ne voulait pas que Damian change d’avis.
Elle se dirigea vers la porte, la déverrouilla et l’ouvrit. Son expression enjouée disparut dès qu’elle vit Seven planté devant elle. Elle laissa échapper un soupir dépité tandis que son sourire se muait en une grimace.
Pas lui, pitié, songea-t-elle.
— On peut parler ? lui demanda-t-il.
— Parler avec toi ? Et quoi, encore ?
Les mains dans les poches, le jeune homme la dévisageait avec une certaine appréhension. À le voir comme ça, on aurait presque pu lui donner le Bon Dieu sans confession. Mais Cassie n’en avait aucune envie, elle savait que derrière ce beau visage se cachait un sale type. Il baissa la tête un bref instant, puis se força à affronter de nouveau le regard furibond de son interlocutrice.
— Je peux entrer ?
— Maintenant que tu es là, je suppose que je n’ai pas le choix.
Quoiqu’à bien y réfléchir, elle s’était toujours octroyé ce droit sans demander l’avis de quiconque. Elle aurait pu, par exemple et sans remords, lui claquer la porte au nez. Pourquoi ne pas, même, lui envoyer un uppercut en pleine face, histoire de lui rendre la monnaie de sa pièce ? Mais elle ne fit rien de tout cela. Elle s’écarta simplement du passage et le laissa entrer. Pendant qu’elle refermait, il pivota vers elle.
— Alors, quoi ? dit-elle d’un ton sec.
— Je voulais m’excuser.
Cassie porta une main sur ses pommettes. Le souvenir de la façon dont il l’avait molestée n’était pas prêt de s’effacer de son esprit. Elle cicatrisait peut-être plus vite que les humains, mais cela ne fonctionnait pas de la même façon dans sa tête. Elle s’était laissée frapper parce que, bien qu’il eût pensé lui faire mal, elle ne ressentait pas grand-chose. Le poing d’un humain, aussi fort fût-il, ne rivaliserait jamais avec celui d’un Solth. Mais ce qu’elle ne pouvait pardonner, c’était le geste. Seven l’avait tout bonnement prise pour un défouloir.
— Vraiment ? Mais maintenant, c’est un peu tard, tu ne crois pas ?
— Non, je… Pour les coups, je ne regrette pas du tout, rectifia-t-il.
— T’es vraiment un connard, dans ton genre, toi.
— Cette insulte se décline également au féminin, tu sais, rétorqua-t-il.
Cassie lui adressa un sourire réfrigérant, puis contourna prudemment le jeune homme pour aller s’asseoir sur son lit. Tranquillement, alors qu’il la regardait comme il n’aurait pas dû le faire, elle s’alluma une cigarette. Il songea à faire machine arrière pour éviter de continuer à la fixer comme l’objet de son désir, mais l’envie était incontrôlable. Il baissa de nouveau la tête, presque honteux à l’idée des pensées qui envahissaient son esprit.
— Je voulais surtout m’excuser de t’avoir embrassée. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Pour ça aussi, c’est un peu tard.
— Mieux vaut tard que jamais, non ? répondit-il, agressif.
— Tu ne ferais pas ça parce que tu as peur que je répète tout à Damian, par hasard ?
Seven se rembrunit. Elle avait vu juste. Oui, il appréhendait la réaction de son frère et il craignait qu’elle lâche le morceau au hasard d’une conversation. Elle était capable de faire n’importe quoi pour lui nuire, il le savait. Pour rien au monde, il ne voulait qu’elle révèle la vérité à Damian. Mais comme il ne pouvait pas la tuer pour mettre fin à cette éventualité, il ne lui restait que la seule option de faire son mea-culpa, et c’était à contrecœur qu’il le faisait.
— Je tiens par-dessus tout à mon frère, et je n’ai pas envie de le perdre pour une minute d’égarement.
Cassie haussa un sourcil. Elle écrasa sa cigarette à peine entamée dans le cendrier et se leva. Lentement, elle se mit à tourner autour de Seven. Il essaya un instant de suivre ses mouvements, puis, finalement, y renonça et se contenta de braquer les yeux droit devant lui.
— Une minute d’égarement ? C’est comme ça que tu appelles ce que tu as fait ?
Seven continua à fixer le mur qui lui faisait face, se mordant nerveusement l’intérieur des joues. Lorsque Cassie s’immobilisa à quelques centimètres de lui, il ne put faire autrement que de la détailler de la tête aux pieds. Il ressentait de plus en plus cette tension au plus profond de lui, cette envie de la toucher, de la posséder. Il ferma les yeux une longue seconde et déglutit avec difficulté tandis que la jeune fille se remettait à tournoyer autour de lui comme un oiseau de proie. Elle aussi étudiait attentivement Seven, et ce n’était pas son visage qui la fascinait le plus. Elle aussi sentait cette pulsion partir de son bassin et se diffuser dans l’ensemble de son corps. Elle frissonna, puis fit glisser sa main sur sa propre poitrine d’une façon volontairement aguicheuse.
Arrête de la mater comme ça, bordel… se morigena Seven. Dans les yeux… Regarde-la dans les yeux.
Mais c’était plus fort que lui. Son désir montait crescendo. Il se rendait compte qu’il avait commis une grosse erreur en venant ici. À présent, il était à la merci de cette garce et il avait de plus en plus de mal à garder la tête froide. Il aurait dû penser à son frère, à ce moment précis, mais ce qui s’imposait à son esprit, c’était ce corps si attirant. Plus elle tournait, plus il détaillait avec minutie la forme galbée de ses cuisses, ses hanches finement dessinées et ses seins fermes. Il se forçait à ramener son regard à hauteur honorable mais, peine perdue, il retombait sur les courbes voluptueuses mises en avant par sa nuisette. Elle se figea alors devant lui et, la tête légèrement inclinée sur le côté, le dévisagea avec insistance.
— En fait, je vais te dire, Seven… Tu as envie de moi, je le vois dans tes yeux.
— Tu te trompes.
— Non, j’ai raison.
Elle se rapprocha dangereusement de lui. Son souffle brûlant frôla la joue du jeune homme. Il fit aussitôt un pas en arrière.
— Ne m’approche pas, Cassie.
— Pourquoi ? Je te fais peur ?
Plus il reculait, plus elle avançait, amusée et excitée par la panique qu’elle lisait sur les traits de son interlocuteur. Il ressemblait à un enfant apeuré, luttant contre une irrépressible tentation. Lorsqu’il se retrouva bloqué contre le lit, elle vint se coller tout contre lui et le toisa.
— Tu as envie de moi… Reconnais-le.
— Non ! se défendit-il.
Cassie laissa échapper un soupir de plaisir. L’arôme de la peau de Seven attisait ses sens. Le désir qu’elle avait dû refouler, depuis son altercation avec Damian, flambait à l’intérieur d’elle. C’était un feu ardent qui la consumait jusqu’au bout des ongles. Elle promena son index sur l’avant-bras de Seven et le fit remonter jusqu’à son épaule. Il se dégageait de lui, comme de Damian, une sorte d’énergie qui la grisait, la possédait tout entière.
— Reconnais-le, lui glissa-t-elle dans le creux de l’oreille.
— Tu délires.
Cassie se concentra sur le corps de Seven. Elle sentait tous ses muscles contractés et son cœur qui battait à tout rompre. D’une main ferme et ambitieuse, elle tira la ceinture de son pantalon et en ouvrit la boucle. Seven la repoussa, mais elle revint sur lui. Sa bouche s’approcha des lèvres du jeune homme.
— Tu mens, Seven. Tu me veux… Tout ton corps me réclame.
La gorge nouée, il ne put rien répondre, trop occupé à essayer de faire taire ses sens qui fusaient dans toutes les directions. Il devait absolument se focaliser sur autre chose. Ne plus penser à ces doigts qui se promenaient sur sa peau. Il la désirait. C’était une envie presque incontrôlable. De cette fille se dégageait une aura face à laquelle il se sentait impuissant. Comme un papillon attiré vers la lumière, il luttait pour ne pas s’y brûler les ailes.
Non, il ne faut pas… Il ne faut pas, songea-t-il, paniqué par son incapacité de plus en plus flagrante à se maîtriser.
Il ne sut pas à quel moment il perdit le contrôle. Une seconde plus tôt, peut-être deux. Son esprit se vida. Il s’apprêta à la repousser. C’était réellement ce qu’il comptait faire, mais, sans comprendre pourquoi, sa main agrippa la nuque de Cassie et il l’embrassa à pleine bouche. Ses bras musclés s’enroulèrent autour de la taille de la jeune fille qui se colla plus encore contre son torse et laissa son instinct la guider.
Elle avait besoin de chaleur humaine. Peu importait qu’il ne soit pas Damian, la possession de ce corps lui était indispensable. L’odeur qui se dégageait de la peau de Seven avait quelque chose de similaire à celle de Damian. Il n’en fallait pas plus à Cassie pour se moquer de qui l’étreignait avec force. Égoïstement, elle désirait que cet homme la prenne, qu’il entre en elle et lui insuffle la vie qu’elle sentait s’échapper de son enveloppe corporelle. Elle voulait profiter de cet instant de pur plaisir gouverné par la volupté. Seven la saisit brusquement par les hanches et la fit basculer sur le lit.
À présent, il ne songeait plus à rien. Il ne voyait que cette fille dont il avait envie et qui, sur ce drap immaculé, l’invitait à l’aimer. Il se déshabilla et commença à couvrir son corps de baisers. Elle ferma les yeux et laissa un tourbillon de sensations brûlantes et enivrantes la submerger.
* * *
Damian plongea les mains sous le jet d’eau glacée, puis s’aspergea la figure. Le réveil était difficile, mais, pour la première fois depuis un bon moment, il avait profité d’un sommeil réparateur. Il observa son reflet dans le miroir et constata que son visage s’était terriblement émacié. Peut-être fallait-il penser à se nourrir de temps en temps plutôt que de vivre sur les maigres réserves de son corps. Depuis sa sortie de l’hôpital, il n’avait plus faim ou si peu. Cette exigence de la vie s’était étrangement amoindrie et trouvée reléguée en arrière-plan en faveur de la chasse. Il ignorait pourquoi, mais la seule chose qui le galvanisait était de se défouler sur des démons. Il n’y avait que cela qui lui faisait envie. Les trois années précédentes l’avaient vu accumuler trop de tensions. Il avait toujours pris sur lui jusque-là, et maintenant, il ressentait la nécessité de tout évacuer. Dès que le problème des spectres serait réglé, il se promit de retourner traquer les Solths. Peut-être même aurait-il la chance de tomber sur le fameux Ephreïm et de lui montrer qu’il pourrait le tuer. Sans doute mettait-il la barre un peu haut, mais il aimait les défis. Cela lui rappela qu’il avait omis de discuter de cette rencontre avec Cassie et il comptait bien le faire. Il ferma le robinet, s’essuya le visage et regagna la salle de séjour. Assise sur le sofa, Jess s’abîmait dans la contemplation silencieuse d’un livre de magie.
— Où est Seven ? demanda-t-il.
— Sorti, je suppose.
— Jamais là quand on en a besoin, grommela le jeune homme.
— Vu la façon dont tu l’as traité, il me semble normal qu’il ait eu envie de prendre l’air.
Damian fit mine de ne pas avoir entendu. Il fourra la clé de l’Aston Martin dans sa poche, puis s’empara du schéma de la ville.
— Tu sais que tu commences à me gonfler à jouer les donneuses de leçons, Jess ? dit-il.
Stupéfaite, cette dernière redressa la tête. Jamais son frère ne lui avait parlé d’une manière si froide et calculée. Mais elle n’eut pas la chance de croiser le regard de Damian. Le visage baissé sur le plan, s’il semblait vouloir la provoquer verbalement, il ne paraissait pas pouvoir assumer son acte. À moins qu’il eût autre chose à l’esprit, à ce moment précis.
— Pourquoi es-tu si désagréable depuis ton accident ?
Damian leva les yeux au ciel et enfouit le document dans sa poche.
— Je ne suis pas désagréable.
— Si, tu l’es.
— Si tu le dis… Je vais voir Cassie. Tu m’appelles quand Seven revient.
— C’est un ordre ou une demande ?
— Prends-le comme tu voudras, ça m’est égal.
Il disparut dans le vestibule et claqua la porte. Jess crispa ses doigts sur la couverture de son ouvrage. Son frère, elle était forcée de le constater, avait changé depuis son retour de l’hôpital. Plus froid, plus dur qu’auparavant, il paraissait ne pas réussir à retrouver sa place au sein de leur clan, comme si une scission s’était opérée et qu’il faisait son possible pour l’entretenir. La façon dont il avait parlé à Seven, puis à elle, corroborait ses craintes. Pourquoi Damian tenait-il tant à faire le vide autour de lui ? Jess s’était demandé si le don de sang de Cassie aurait des répercussions sur Damian. Les modifications qui se produisaient en lui semblaient indiquer que c’était bien le cas, et cela ne la rassura pas.