Damian manqua d’écraser un chat errant en pénétrant dans le parking. Il coupa le moteur, puis resta un instant derrière le volant de sa voiture à observer l’appartement de Cassie. À part deux ou trois piétons qui traçaient leur chemin dans une routine quotidienne, les environs étaient calmes. Damian ouvrit la boîte à gants. Comme à chaque fois qu’il le faisait, la totalité de son contenu se déversa sur le plancher et il soupira. Il tendit son bras et attrapa la vieille carte de visite de son père sur sommet de la pile.
— Pasteur John Leghert, murmura-t-il en crispant les doigts sur le bristol aux bords racornis.
Pourquoi fallait-il qu’il tombe sur cette saleté de carte ? La dernière fois qu’il avait vu son géniteur remontait à une dizaine d’années. Il se rappelait nettement que, ce jour-là, des trombes d’eau s’étaient abattues sur la ville de Lantana, en Floride. C’était là-bas que lui et les siens vivaient. Un vieux trou perdu en pleine campagne, loin de tout. Damian serra les dents alors qu’une onde de tristesse passait sur son visage.
Tu es responsable de la mort de tes sœurs, la honte de notre famille. Tu es un fils indigne. Indigne de moi. Indigne de faire partie des rangs de chasseurs. Si j’en avais la possibilité, je te tuerais moi-même. Mais je prierai pour que le destin se charge rapidement de te faire disparaître.
Telles avaient été les dernières paroles prononcées par cet homme dur, avant qu’il ne jette son fils comme un malpropre hors de la demeure familiale et de sa vie. Damian avait à peine eu quelques minutes pour entrevoir, dans l’encadrement d’une porte, son petit frère Seven, alors âgé de treize ans, qui observait la scène d’un air affligé.
Le temps avait paru une éternité à Damian avant qu’il parvienne à trouver le courage d’affronter de nouveau son père pour récupérer son cadet. Damian ne l’avait jamais regretté, il était fier que Seven soit à ses côtés. Il l’avait aidé à devenir meilleur chasseur puisque leur géniteur avait renoncé à terminer de le former. Les deux jeunes hommes avaient réussi à ressouder leurs liens rompus par trois années de séparation.
Ce que Damian aimait le plus chez Seven, c’était sa capacité à le raisonner, lui, le grand frère rebelle. Souvent, il faisait mine de ne pas vouloir suivre ses conseils, mais il finissait toujours par le faire parce qu’il savait que Seven était dans le vrai. Damian était juste trop orgueilleux pour le reconnaître. Ils étaient tellement différents ! Seven rétablissait la balance en faisant preuve de plus de maturité que son aîné. Damian refusait d’avouer que son frère avait, contrairement à lui, l’intelligence de réfléchir avant d’agir, mais il n’y pouvait rien. Cette impulsivité, il l’avait toujours eue en lui. Avec Jess pour les aiguiller sur les bonnes routes, ils formaient un trio solide… Jusque-là.
Damian déchira soudain la carte de visite. Il l’avait gardée toutes ces années sans jamais trouver le courage de s’en débarrasser. Après tout ce qu’il avait subi de la part de son géniteur, Damian ne le respectait plus comme un fils se devait de le faire, et pourtant, il l’aimait quand même. C’était son père. Détruire ce morceau de papier, c’était lui dire adieu à tout jamais et Damian ne s’y était jamais totalement résolu. Mais cette fois-ci, il était prêt à couper le lien. Définitivement. À présent, il ne se sentait plus en osmose avec sa fratrie. Il savait que quelque chose avait changé en lui. Il devenait plus dur, manquait cruellement de compassion d’un coup.
Lassé de s’entendre penser, il ouvrit sa portière et posa un pied sur le sol. Il inspira une grande goulée d’air frais, puis se dirigea vers le petit immeuble. Il fouilla dans la poche arrière de son jean et en tira la clé du studio. Il se l’était appropriée sans même se soucier de l’avis de la jeune fille. Sans doute était-ce un moyen inconscient de mieux la surveiller. Il l’introduisit dans la serrure et la fit tourner.
* * *
Les mains appuyées sur le rebord du lavabo, les yeux braqués sur son propre reflet, Cassie fronça les sourcils en entendant la porte s’ouvrir tout doucement. Elle se rua dans la pièce voisine.
— Je t’ai dit de te barrer ! s’écria-t-elle.
Elle se figea sur place, la bouche béante. Une expression de stupéfaction remplaça celle de la colère. Devant elle, Damian la considérait avec tout autant d’étonnement. Désarçonné par l’accueil pour le moins singulier de sa petite amie, il ne sut quoi répliquer sur l’instant, et elle profita de son trouble pour se ressaisir. Un sourire gêné sur les lèvres, elle s’approcha de lui et déposa un baiser sur sa joue.
— Tu attendais quelqu’un, peut-être ?
— Non… Non… je… enfin, non, bafouilla-t-elle.
Il hocha la tête. Il n’y avait finalement pas que lui qui avait des réactions étranges. D’un air suspicieux, il parcourut la pièce du regard. Qu’une fille se conduise de cette façon cachait en général de mauvaises surprises, mais Cassie, c’était différent. Elle avait toujours eu des comportements qui sortaient de l’ordinaire. Et pour cause, elle était tout, sauf ordinaire. Le lit n’était pas fait, le drap traînait pour moitié sur le sol, mais depuis qu’il la connaissait, il avait bien remarqué qu’elle n’était pas du genre à s’embêter avec le ménage. Il en conclut qu’elle venait de se lever.
Elle n’était d’ailleurs pas vraiment habillée pour se rendre au supermarché du coin. La nuisette qu’elle portait ne dissimulait pas grand-chose de ses charmes, et la façon dont ses bretelles retombaient sur ses épaules frêles était un appel aux plaisirs charnels. Elle était si tentante. Il caressa une de ses joues. Il ignorait pourquoi, mais il la sentait mal à l’aise. L’envie de la posséder grandit en lui ; pourtant, le souvenir de la frénésie de Cassie dans l’Aston Martin, quelques heures plus tôt, arrêta Damian. Il ôta sa main. Il n’éprouvait aucun plaisir à l’idée de se retrouver de nouveau à l’état d’une poupée de chiffon qu’on manipule au gré de ses fantaisies.
— Il faut qu’on parle, Cassie.
Décidément, ils se sont donné le mot, songea-t-elle en s’asseyant sur le bord du lit.
Elle posa sur lui un regard interrogateur et se poussa lorsqu’il vint s’installer à ses côtés.
— De quoi veux-tu parler ?
Elle pensa à ce qui s’était passé entre elle et Seven ; ce que, désormais, ils avaient tous deux sur la conscience. Si Damian était arrivé cinq minutes plus tôt, il serait tombé nez à nez avec son petit frère. Elle se demanda comment, dans ce cas, il aurait réagi. Il n’était pas bien difficile de deviner qu’il l’aurait très mal pris.
Elle, pour sa part, ne concevait pas les choses de cette façon. Seven avait simplement été un moyen d’assouvir son besoin, de soulager un malaise intérieur. Tout cela n’avait rien à voir avec l’amour qu’elle portait à Damian. Damian, qui, justement, l’avait rejetée froidement quelques heures plus tôt. Et non content de l’avoir rembarrée, il l’avait déposée sur le palier de son studio comme un vulgaire paquet. Pas un regard, pas une explication ni même un baiser. Comment pensait-il qu’elle s’était sentie à cet instant ? Elle ignorait comment Seven gérait la situation de son côté, mais elle, elle n’éprouvait pas le moindre regret. Ce moment passé avec le frère de Damian n’existait déjà plus dans son esprit, un simple souvenir noyé sous un tas d’autres choses tout aussi insignifiantes. La voix suave de Damian la sortit de ses réflexions.
— Je veux parler de don… de partage et de force…
De nouveau, les traits du visage de Cassie se modifièrent. Elle blêmit tout en se mordillant la lèvre inférieure. Damian n’était pas stupide ; en combattant les Solths, il avait bien dû se rendre compte que sa force de frappe avait décuplé. Il en avait probablement déduit que quelque chose d’anormal était arrivé durant son séjour à l’hôpital. Définir la « chose » exactement lui semblait sans doute impossible sans son aide.
Comment lui expliquer, lui qui tient tant à son humanité ? se demanda-t-elle en détournant la tête.
— Cassie… Tu me réponds ? À moins que tu préfères que je t’appelle… Caciopéa.
Elle le regarda immédiatement, une étrange lueur au fond des yeux. Sur son visage transparaissaient surprise et colère. Ce prénom, qu’il venait de prononcer, lui évoquait tant de mauvais souvenirs. Il faisait partie d’un passé dont elle n’avait plus envie d’entendre parler, mais Damian n’avait cessé, depuis qu’il l’avait rencontrée, de la pousser dans ses retranchements. Il la questionnait à tout bout de champ, trouvait toujours prétexte à revenir sur ce qu’elle était en réalité. Qu’il lui mentionne sa véritable identité démontrait qu’il avait eu accès à une autre source d’informations qu’elle-même, et cela la contraria. Elle ne voulait pas qu’il en sache plus à son sujet, parce que ça ne le regardait pas, tout simplement.
Damian esquissa un sourire. La réaction de la jeune fille prouvait qu’il avait deviné juste. Caciopéa et Cassie ne faisaient qu’une.
— Admettons que je m’appelle comme ça, qui t’en aurait parlé ? murmura-t-elle.
— J’ai fait une rencontre, la nuit dernière… Un ami à toi, je présume.
Ephreïm, songea-t-elle en durcissant le regard.
— Vraiment ? Et que t’a dit ce soi-disant ami ?
— Que tu n’avais rien à faire dans notre monde… Et que tu devais repartir avec lui.
Le visage de Cassie s’obscurcit. Ephreïm se rapprochait d’elle. Petit à petit, il gagnait du terrain. Il avait compris que lancer des Solths à ses trousses ne suffisait pas, et maintenant, il s’attaquait à son entourage. Elle frissonna à l’idée qu’il finisse par la rattraper et la ramener dans sa dimension. Elle posa un regard implorant sur Damian. Il aurait été si aisé de la livrer à l’ennemi ! Celui-ci la saisit par les épaules et la dévisagea sans s’attendrir pour autant.
— Je n’ai pas l’intention de te trahir… Ce que je veux, c’est savoir ce que tu as fait. Pourquoi a-t-il dit que tu avais partagé ton don avec moi ? Pourquoi est-ce que…
Il hésita une seconde, puis souleva son tee-shirt afin de dévoiler son torse. Les cicatrices qui barraient son abdomen s’étaient presque totalement estompées. C’était comme si le Solth n’avait jamais taillé à vif dans la chair. C’était incompréhensible, et surtout impossible… Pour un humain.
— Pourquoi est-ce que mes blessures disparaissent ? C’est toi, n’est-ce pas ?
Cassie contempla son torse lisse et le caressa, ses doigts glissèrent le long de sa peau légèrement hâlée. Les séries de points de suture ressemblaient au lit d’une rivière asséchée. Des points sur des plaies qui n’existaient quasiment plus. Fascinée, Cassie passa son index sur les coutures, se laissant de nouveau envahir par la flamme du désir.
— Qu’est-ce que tu m’as fait, Cassie ?
Sans répondre, elle rapprocha son visage de la poitrine de Damian et inspira profondément cet arôme entêtant qui le caractérisait. Elle le voulait, lui, et rien que lui. Ses doigts glissèrent vers la ceinture qui maintenait le jean du jeune homme. À bien y réfléchir, elle se rendait compte que Damian et Seven n’étaient pas aussi semblables qu’elle l’avait pensé. Elle avait été trop aveuglée par son désir pour s’en apercevoir. Si elle avait comblé une exigence physique avec Seven, l’envie qu’elle éprouvait pour Damian était très différente. L’amour, sans doute, altérait son jugement.
— Je t’ai posé une question, la rappela-t-il à l’ordre.
— La question qui tue, hein ? se força-t-elle à plaisanter.
Damian ôta la main de Cassie de son bas ventre et baissa son tee-shirt. Il remarqua que le regard de sa compagne fuyait vers un coin de la pièce. Il passa ses bras autour de sa taille.
— Ne garde pas les choses pour toi, princesse. Je suis bien placé pour savoir que ça te bouffe de l’intérieur… J’ai besoin de comprendre pourquoi je change.
Cassie ferma un instant les yeux. Elle devait absolument reprendre le dessus, trouver quoi répondre. Cependant, les mots ne parvenaient pas à se frayer un chemin dans sa gorge. Elle posa ses mains sur les avant-bras de Damian et baissa la tête. Le regain de désir qu’elle avait cru se réveiller en elle s’était finalement éteint. La révélation qu’elle devait lui faire l’avait refroidie, il lui fallait à présent affronter ce moment qu’elle avait tant craint : lui avouer la vérité.
— À l’hôpital, tu… Tu es mort, réussit-elle à bredouiller.
Damian haussa un sourcil. Il n’était pas certain d’avoir bien entendu ce qu’elle venait de dire. Pourtant, le mot mort passait en boucle dans son esprit.
— Tu peux répéter ?
— Pendant le rituel de protection de Jess… ton cœur s’est arrêté et tu… tu es mort…
Les bras de Damian se détendirent subitement. Il repoussa gentiment Cassie, puis se massa la nuque, la mine sombre. Elle le regarda d’un air contrit. Elle aurait tant aimé qu’il ne connaisse jamais cette partie de l’histoire. Il paraissait tellement désemparé qu’elle s’en voulut d’avoir finalement lâché le morceau. Néanmoins, elle éprouvait des difficultés à comprendre pourquoi il réagissait si mal, il aurait plutôt dû ressentir de la joie à l’idée d’être toujours en vie, peu importait la manière dont il avait ressuscité. Mais non, il avait sa tête des mauvais jours, de ceux où, quoi qu’on vous annonce, ça ne pouvait que vous plomber le moral.
Damian sentit des picotements à l’intérieur de ses yeux, un peu comme si des milliers de grains de sable les avaient investis et roulaient sur ses rétines. Son cœur palpitait et se consumait sous le feu de la révélation. Il était troublé, choqué, par cette confession. Il était mort ? Il avait beau faire, ça sonnait étrangement dans ses oreilles, et cette annonce lui restait en travers de la gorge comme une arête de poisson prête à l’étouffer. Lui, qui voulait tant disparaître et n’avait jamais eu le cran d'aller au bout de son désir, il était passé de vie à trépas et n'en avait même pas eu conscience !
— Et ? demanda-t-il en la fixant de nouveau.
— Et je t’ai… ramené.
— Comment ? Comment as-tu fait ça ?
Cassie retourna sa main droite et lui montra sa paume. La coupure qu’elle s’était infligée était encore gravée dans sa chair. La cicatrice de la plaie demeurait d’une couleur plus foncée que sa carnation habituelle. La jeune fille saisit alors la main de son compagnon et la fit pivoter. Au creux de celle-ci figurait une marque identique. Damian détailla les traces des deux incisions d’un air perplexe. Il n’avait absolument aucune idée de ce qu’elle désirait lui faire comprendre.
— À travers ces entailles, j’ai partagé mon sang avec toi… Ainsi que ma force…
— Tu veux dire que… que ton sang et ta force… sont passés dans mon corps ?
— C’est exactement ce que je veux dire.
— Par le biais de ces coupures ?
— C’est ça, oui.
— Et à part ça ? demanda-t-il avec la désagréable impression qu’il n’en avait pas terminé avec les mauvaises surprises.
Elle hésita. Fallait-il lui avouer qu’elle avait eu accès à un certain nombre de ses souvenirs ? Ce qu’elle avait découvert en lui était si dur et si lourd à porter… Son esprit semblait abriter tout ce qu’il y avait de plus sombre dans la vie d’un homme. Devait-elle lui révéler qu’elle l’avait vu, enfant, aux prises avec son père ? Qu’elle avait pleuré en revivant son calvaire ? Qu’elle avait presque senti l’odeur du cuir de la ceinture qui le frappait ? Elle essaya de lire dans les yeux de son amant si elle devait ou non le dire, mais, face à ses prunelles brillantes dans lesquelles se reflétaient peine et peur, elle ne se résolut pas à le faire. Elle préféra se convaincre qu’il valait mieux le garder pour elle, afin de ne pas le blesser.
— C’est tout.
— Comment as-tu pu faire ça ? Tu n’avais pas le droit, murmura-t-il.
Il se leva brusquement, se détourna d’elle et fixa la porte d’entrée. À sa confusion des derniers jours venait de s’ajouter la plus difficile à accepter. Comment tout cela avait-il pu se produire sans qu’il en conserve le moindre souvenir ? Pourtant, s’il ne se rappelait pas de cela, il commençait à comprendre la provenance exacte de ces images qui lui étaient apparues et qui retraçaient un passé dont il n’avait jamais été l’acteur.
Il se remémora la forteresse qu’il avait entrevue, entre deux pics de sommeil. C’était un château majestueux qui se dressait au milieu d’un interminable terrain boisé, le tout cerné d’une horde de soldats et de Solths. Et puis, ce couple, richement paré, âgé d’une cinquantaine d’années, peut-être plus. Un souverain et sa compagne. Rien que Damian n’eût connu, en réalité. Pourtant, il avait compris, à l’instant même, que ces personnes avaient une importance capitale pour Cassie. Caciopéa, la fille au charme sombre et ravageur était une princesse… Pas une de celles que l’on trouvait dans les contes pour enfants. Non, elle ne portait pas de robes de satin et ne valsait pas sur les pistes de bal à la recherche de son prince charmant. Il ressentit sa souffrance au plus profond de lui. Elle n’avait jamais été autre chose qu’un soldat. Une princesse qui, en fuyant son monde, les siens et ses devoirs, avait été déchue de sa position.
Si Ephreïm tenait tant à la récupérer, ce n’était certainement pas dans le but de la hisser à nouveau sur un trône, mais plutôt dans celui de la punir pour son acte. Damian frissonna. Ce flot de peur qu’elle avait engrangé au fond de son âme était si puissant qu’il eut l’impression de s’y noyer. Il devait absolument penser à autre chose, avant qu’il ne soit trop tard.
Cassie se redressa à son tour, se plaça derrière lui et enroula ses bras autour de sa taille, avant de poser sa tête contre le dos du jeune homme. Damian déglutit. Il ne parvenait pas à se retourner pour la regarder en face. Il éprouvait de la colère à son égard, mais refusait de le lui montrer. Il était mort et elle l’avait forcé à revenir. Pourquoi ? C’était peut-être sa seule chance de trouver enfin cette sérénité après laquelle il courait depuis toujours.
— Je ne voulais pas te perdre, Damian… Et ta famille non plus.
Il pivota finalement vers elle, le visage grave. Il ne savait pas s’il devait la remercier de l’avoir ramené à la vie, ou bien le contraire. Elle lui avait, certes, fait un précieux présent, mais à quel prix ? Il posa son front contre celui de la jeune fille.
— Tu n’aurais pas dû te donner cette peine, chuchota-t-il.
Damian examina à nouveau la paume de sa main droite. Cette cicatrice à peine visible avait laissé s’infiltrer en lui le sang de celle qu’il aimait. Mais, par-dessus tout, quelque chose de non-humain. Et alors, quoi ? Était-il devenu un monstre pour autant ? Les modifications qui s’opéraient en lui, son cœur plus vif et ses nouvelles aptitudes au combat méritaient-ils vraiment qu’il perde le semblant d’humanité qu’il portait encore en lui ? Pourquoi changeait-il de cette façon quand il voyait la femme qu’il aimait s’approcher de plus en plus de la condition humaine ? Il comprenait, à demi-mot, la raison pour laquelle, depuis peu de temps, il se désolidarisait de sa famille. Il faisait le chemin inverse : Cassie devenait humaine et lui sombrait dans l’inhumanité.
La jeune fille ne put réprimer son envie de l’embrasser. Elle déposa un baiser sur sa joue râpeuse, puis effleura ses lèvres, mais il éluda son geste affectueux. À nouveau, elle se sentit rejetée. Elle ne saisissait pas : il l’enlaçait, mais refusait tout ce qui venait d’elle. Lorsque, finalement, il la lâcha et recula de quelques pas, elle s’empressa de rengainer sa déception. Après tout, il lui fallait peut-être un peu de temps pour accepter ce qu’elle lui avait révélé. Ce n’était pas tous les jours qu’on apprenait sa mort et sa résurrection dans une même journée.
— Je vais à la chasse aux sorcières. Tu te sens capable de me suivre ? lui demanda-t-il subitement.
Elle le considéra avec surprise. Comment pouvait-il passer d’un sujet à un autre aussi facilement ? Elle le savait troublé, mais il faisait comme si cette information n’avait finalement pas plus d’importance que ça. Elle haussa légèrement les épaules.
— Bien sûr que je veux t’accompagner, mais comment…
— Je pense savoir où débusquer la personne que nous cherchons, répliqua-t-il, mais dépêche-toi, on doit encore aller récupérer Seven.
Cassie se figea sur place. Le prénom de Seven n’était pas celui qu’elle désirait entendre. Elle éprouva un sentiment de honte en observant Damian se rasseoir sur le rebord du lit, là où, à peine une demi-heure plus tôt, elle et Seven avaient fait l’amour. Elle aurait pu faire preuve de courage et tout lui déballer. Le moment paraissait idéal ; après tout, ils n’étaient plus à un aveu près, mais la tâche s’avérait plus ardue qu’elle l’aurait cru. Bien qu’il masquât ses émotions avec aplomb, elle le sentait fragilisé. Qu’elle dissimule la vérité à propos d’elle et de Seven n’était pas si dramatique. Qu’est-ce que cela allait changer, qu’elle le dise ou pas ? Pas grand-chose, sinon le blesser davantage.
— J’en ai pour deux minutes, chuchota-t-elle en se pressant vers la salle de bain.
Damian se leva et gagna le coin-cuisine. Il avait une soudaine envie de boire un verre. Il se doutait qu’il ne trouverait pas une goutte d’alcool dans l’appartement, mais garda espoir en ouvrant le petit réfrigérateur qui faisait l’angle. Dépité, il attrapa finalement un soda. Cassie fit de nouveau irruption dans la pièce. Elle avait visiblement fait l’impasse sur sa douche et s’était contentée d’enfiler ses vêtements à la va-vite, sans même se donner la peine de se coiffer.
— Voilà, je suis prête.
Il hocha la tête, reposa sa canette à peine entamée sur la table et se dirigea vers la sortie, suivi de Cassie.