Damian pila brusquement sur la chaussée. Son freinage sec fut accompagné d’un concert de klaxons, tandis qu’il braquait sur le côté afin de dégager le passage. Il immobilisa le véhicule le long du trottoir, serra le frein à main tout aussi sèchement, et ouvrit sa portière.
— Qu’est-ce qui te prend ? s’exclama Cassie, stupéfaite.
— Reste dans la voiture, j’en ai pour une minute.
Elle haussa les sourcils et le suivit du regard. Elle laissa échapper un soupir agacé en constatant qu’il se dirigeait vers un bar, un peu plus loin. Était-il réellement utile qu’il s’arrête dans ce genre d’endroits ? Plus elle y pensait, et plus elle se demandait si Damian ne préférait pas la bouteille à sa compagnie. Elle avait bien compté toutes ces fois où il l’avait repoussée sans ménagement, et elle sentait que tout cela finirait mal. Habituellement, c’était elle qui agissait de cette manière avec ses amants. Elle n’avait jamais subi les affronts répétés d’un homme, et ça ne lui plaisait pas du tout de se retrouver brusquement de l’autre côté du miroir.
Elle tira son paquet de cigarettes de sa poche et en planta une au coin de ses lèvres avant de se rappeler que Damian ne voulait pas que l’on fume dans sa voiture. Elle leva les yeux au ciel ; elle n’avait aucune envie de sortir.
On va faire un petit compromis, se dit-elle en ouvrant la fenêtre. Son regard glissa vers le rétroviseur extérieur, dans lequel elle pouvait apercevoir l’enseigne du bar.
Aussitôt, son inquiétude revint sur le devant de la scène. Elle ne devait pas se laisser gagner par cette peur qu’il la rejette. Il avait juste un peu de mal avec la révélation qu’elle venait de lui faire, mais tôt ou tard, il retournerait vers elle. En même temps que la flamme de son briquet embrasait le tabac séché, elle se surprit à faire une prière silencieuse.
— Ça n’arrivera pas, murmura-t-elle, les yeux rivés sur la volute de fumée qui s’élevait devant elle.
* * *
Damian poussa la porte du troquet. Sans un regard pour le barman, il se dirigea rapidement vers une table calée près de l’immense vitrine. Seven était assis là. Seul devant un verre rempli d’un liquide aux reflets ambrés, il ressemblait à une statue de cire. Les yeux rivés sur sa consommation, il ne remarqua même pas l’arrivée de son frère.
— Tu bois de l’alcool à cette heure, toi ?
Comme s’il venait de recevoir une décharge électrique, Seven sursauta alors que Damian s’installait face à lui. Il fixa son aîné un long moment, et son visage se décomposa au fur et à mesure qu’il prenait conscience de l’identité de celui qui se tenait devant lui. Gêné, il baissa de nouveau les yeux sur sa consommation.
— Comment m’as-tu trouvé ? demanda-t-il sans vraiment attendre de réponse.
— Un flash, rétorqua Damian, un soupçon d’ironie dans la voix.
En vérité, il n’avait eu qu’à tourner la tête au volant de l’Aston Martin pour repérer son petit frère dans la vitrine de ce troquet. C’était si inhabituel de le voir dans ce genre d’endroits, et seul de surcroît, que Damian ne pouvait pas le rater. Le hasard faisait parfois bien les choses.
Il s’empara du verre de Seven et en avala une gorgée. Ce scotch valait mille fois mieux qu’un soda. Le liquide mit à peine un quart de seconde à s’écouler dans son palais avant que survienne cette sensation de brûlure dans son œsophage qui était coutumière à Damian. C’était toujours aussi agréable, même s’il était conscient de devoir, à un moment ou à un autre, tenter de remédier à son addiction à la boisson. Ces derniers temps, il avait de nouveau plongé dans cet enfer. Mais qu’est-ce qu’il y pouvait si les spectres s’acharnaient à lui faire perdre la raison ? Eux savaient pourquoi il n’arrivait pas à s’empêcher d’avaler ce genre de poisons.
Il reposa le verre, puis croisa les bras et étudia avec attention Seven. Son cadet avait l’air mal en point. Damian ne se rappelait pas l’avoir jamais vu dans cet état de stress et s’en voulut de l’avoir forcé à participer à leur expérience avec Jess, persuadé que les souvenirs ancrés en lui avaient dû perturber son cadet. Damian avait accepté d’en montrer plus qu’il n’aurait dû. Encore une fois, il plaidait coupable pour avoir laissé son esprit répandre ses souffrances dans celui de Seven.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Seven ne répondit pas. Depuis qu’il avait quitté Cassie, il s’était posé un bon million de questions et avait essayé de trouver une solution pour réparer sa terrible faute. Mais son esprit demeurait totalement vide, mis à part cette culpabilité qui l’engloutissait littéralement. Et l’alcool ne lui était d’aucun secours. Cela aidait peut-être Damian à oublier ses obsessions pour un temps, mais lui n’y trouvait pas le moindre bienfait. Le prénom de Cassie lui revenait sans cesse en tête. Il en perdait tout raisonnement cohérent. Il ne cessait de penser à son corps, au plaisir intense qu’il avait ressenti en lui faisant l’amour.
Il aurait voulu avoir la force morale de stopper cette folie, mais il n’avait pas pu. Son désir l’avait dominé, et ce ne fut que lorsqu’il l’eut assouvi que la honte s’était immiscé en lui. Comment avait-il pu trahir Damian ? Sans arriver à reprendre le contrôle de son esprit, il revoyait défiler la scène entre lui et la jeune fille. Ses lèvres glissant sur la poitrine de Cassie, cet instant où elle avait gémi, ce moment où il avait joui. Il crispa les doigts sur son ventre, la culpabilité n’était pas que morale, la douleur qui provenait de son estomac contracté en était la preuve.
Pourquoi avait-il été si faible ? Jamais il ne pourrait effacer son erreur, et jamais Damian n’excuserait cet acte. Il sentit le regard insistant de son aîné sur lui et son malaise s’amplifia. Tout à coup, il se dit qu’il devait tout révéler pour se décharger de ce poids qui pesait sur ses épaules. Avec un peu de chance, et surtout beaucoup d’espoir, Damian finirait peut-être par lui pardonner.
— Je…
Seven comprit à cet instant précis qu’il ne parviendrait jamais à avouer son geste. Il referma la bouche, saisit son verre et l’avala d’un trait avant de baisser de nouveau les yeux sur ses mains.
— Écoute, mec, je suis désolé de te voir dans l’embarras, mais là, j’ai besoin de toute ton attention, dit Damian.
Seven acquiesça. Damian fouilla dans une des poches de son blouson et en tira une boîte de munitions qu’il fit discrètement glisser jusqu’à son frère.
— Tu as ton arme avec toi ?
— Oui.
— Tu sais que les spectres n’apparaissent qu’en fin de journée ou la nuit…
— Mais tu sais très bien que les balles ne peuvent rien contre les fantômes.
— Et si tu me laissais finir ma phrase, monsieur je sais tout, le rabroua Damian.
— Désolé.
— Si les entités ne viennent qu’à ce moment-là, ça signifie que notre sorcier ne pratique que la nuit ou en début de soirée, et que son sort n’a pas de valeur en journée…
— Ça peut être un sort résiduel, j’en ai entendu parler, répliqua Seven sans se départir de son air de chien battu.
— C’est-à-dire ?
— Que ce maléfice n’a pas de durée dans le temps. L’auteur du rituel doit le remettre en œuvre chaque jour pour qu’il reste effectif.
— C’est exactement ce que je veux dire… On est sur la même longueur d’onde, Seven.
Les deux hommes s’observèrent en silence. Damian remarqua le regard fuyant et étrangement brillant de son cadet. C’était comme si son petit frère était sur le point de craquer pour une obscure raison. Damian ressentit un pincement au cœur ; il n’avait jamais aimé le voir dans cet état de détresse. Un instant, il fut presque tenté de poser une main sur son épaule afin de lui montrer son soutien, mais l’heure n’était pas à la thérapie de groupe. Les problèmes de Seven passaient au second plan, même si Damian se sentait touché. Il consulta sa montre.
— Il est dix-sept heures trente. Le lycée a fermé ses portes il y a une heure. On attend dix-huit heures, et après, on ira débusquer ce connard.
— Le lycée ? s’étonna Seven.
Damian héla une serveuse. Il lui montra le verre vide de Seven, puis se désigna du pouce. Elle hocha la tête et retourna vers le bar.
— Quand j’ai eu la vision des vraies Anna et Chelsey, elles m’ont montré un endroit en particulier. Une sorte de grenier que je pense avoir reconnu. Et si je ne me trompe pas, c’est là qu’on trouvera le responsable de toute cette merde.
— Très bien, je suis prêt, répliqua Seven en se levant.
Damian secoua la tête d’un air réprobateur, il lui fit signe de se rasseoir.
— Doucement, mec, laisse-moi profiter de cet excellent scotch, répondit-il.
Il se saisit du verre que la serveuse lui tendait, la remercia d’un sourire, puis, lorsque celle-ci fut repartie, il reporta son regard sur Seven.
— Et si c’est un gamin qui fait ça ? demanda ce dernier.
Damian arqua un sourcil, presque étonné que son frère lui pose cette question ; la réponse lui paraissait tellement évidente. Et il se dit que, finalement, manquer d’empathie facilitait bien les choses. Il haussa les épaules.
— Ça m’est égal. Si son sort est assez puissant pour nous toucher, Cassie et moi, je ne vois que la mort pour l’empêcher de nuire.
Il leva son verre en direction de Seven qui paraissait choqué de découvrir sa froideur subite vis-à-vis d’un autre être humain. Mais Damian restait sur ses positions. Le responsable devait payer pour ses méfaits et il n’était pas question qu’il passe à travers les mailles du filet.
— Tu connais le vieil adage, ajouta Damian. Qui sème le vent…
— Récolte la tempête, oui, je sais…
— À la tienne, frangin, termina Damian en portant le verre à ses lèvres.
Seven baissa de nouveau la tête, conscient que ce dicton s’appliquait aussi parfaitement à sa situation. Une idée pour le moins déstabilisante s’insinua brusquement dans son esprit : et si Damian avait prononcé ces paroles dans un but intentionnel ? Prêcher le faux pour obtenir le vrai, c’était bien son genre. Seven ravala sa salive avec difficulté sous l’œil inquisiteur de Damian.