Damian mit une longue seconde avant de prendre la réelle mesure de ce qu’il découvrait. La jeune fille qui se tenait devant lui repoussa sa natte dans son dos, d’un air désinvolte, et le gratifia d’un sourire sournois.
— Emy ? C’est toi la…
— Appelons un chat un chat… La sorcière ? Je plaide coupable, monsieur le professeur.
Emy, la timide élève de son cours. Cette gamine qui n’osait jamais le regarder quand il lui posait une question et qui s’effaçait dès qu’il s’agissait, au contraire, de se manifester. Damian l’avait rapidement classée parmi les filles modèles et disciplinées. Il ne pouvait pas croire qu’elle était la cause de tous ses ennuis. Pourtant, maintenant qu’il y repensait, il se souvint avoir quelquefois eu l’impression qu’elle éprouvait du ressentiment à son égard. Il avait tout d’abord mis son étrange comportement sur le compte d’une extrême timidité, mais il s’était visiblement trompé. Il y avait chez cette fille une arrogance et un mépris qu’elle cherchait à dissimuler sous un voile de douceur, un peu comme si, parce qu’elle excellait dans ses études, elle avait tous les droits de se hisser au-dessus des autres ; mais de là à imaginer qu’elle puisse s’adonner à la magie noire, il n’en revenait pas.
Il reporta son attention sur le papier froissé, placé à côté de la bougie allumée. Sans cesser de viser la sorcière de son arme, il s’accroupit lentement et dirigea sa main libre vers ce qui s’avérait être une photographie. Emy ne broncha pas et continua à fixer Damian sans se départir de son sourire ironique. Il jeta un rapide coup d’œil sur le cliché, et une nouvelle vague de stupéfaction le submergea. Malgré le mélange de sang séché et frais qui recouvrait l’image, il n’eut aucun mal à se reconnaître en compagnie de Cassie. Enlacés, les deux amants s’embrassaient avec ferveur. Ses sourcils se froncèrent en même temps que sa colère montait en flèche. Il se souvenait de cette scène. Cela se passait à quelques mètres de la pièce dans laquelle il se trouvait à présent : dans sa salle de classe. Lui et Cassie s’étaient embrassés avant de finir par faire l’amour. Leur premier vrai contact physique. Il se souvint aussi avoir baissé le store de la porte, afin de dissimuler leurs ébats. Comment Emy avait-elle pu prendre cette photo ? C’était tout bonnement impossible. Ses doigts se crispèrent sur le cliché et ses traits se durcirent.
— Comment as-tu eu ça ?
Emy posa sur lui un regard plein d’assurance. Elle n’avait plus rien à voir avec la lycéenne timorée qu’il croisait dans sa classe. La lueur des bougies qui se consumaient autour d’elle, telle une barrière protectrice, dessinait des ombres sur son visage au teint d’albâtre. Des ombres inquiétantes. Ses pupilles, noir de jais, brillèrent d’un éclat mauvais. Damian se redressa et la toisa.
— Pourquoi fais-tu ça ?
La question qu’il venait de lui poser déclencha une étrange réaction chez la jeune fille vêtue d’une tunique noire informe qui, jusque-là, était restée d’un calme olympien, presque détachée. Un anneau de feu illumina subitement ses iris ; ses traits se déformèrent sous l’effet de la fureur. Au même instant, une bourrasque de vent, arrivée de nulle part, se mit à tourbillonner autour de Damian et l’obligea à reculer de quelques pas.
— Pourquoi ? Tu me demandes pourquoi ? Pauvre imbécile ! l’invectiva-t-elle.
— On devrait essayer d’arranger les choses, Emy, tu ne crois pas ?
— Qui te dit que j’en ai envie ?
— Ça vaudrait mieux pour toi, surtout ! répondit-il en orientant son arme en direction de la poitrine de la jeune fille.
Elle lui adressa un sourire, comme si, tout à coup, elle avait oublié la colère sourde qui s’était emparée d’elle, quelques secondes plus tôt. Elle se leva, prenant garde à ne pas sortir de son cercle magique. Damian la découvrit alors dans toute sa splendeur : des lèvres fines et écarlates qui tranchaient sur sa peau blanche, et toujours ces yeux dans lesquels une myriade de braises rouges tournoyait. Un regard qui sembla familier à Damian. Elle brandit une main en l’air et, par l’unique force de sa pensée, projeta Damian dans une pile de dossiers. Un torrent de fichiers se déversa sur lui, son pistolet voltigea dans la pièce en même temps qu’une avalanche de feuilles volantes retombait sur le sol.
Soudain, un grondement retentit de l’autre côté de la porte, Emy tourna vivement la tête et fixa le battant derrière lequel quelque chose grattait. Damian profita de ce moment de répit pour se dépêtrer de sa position inconfortable. Alors que la porte était à présent bombardée de coups, il fouilla parmi les monceaux de paperasses, à la recherche de son arme, mais ne la trouva pas. Malgré tout, il s’obstina et continua ses recherches. Le panneau de bois céda brusquement et une cohorte de Solths apparut. Damian, les bras enfouis sous des dizaines de dossiers éventrés, se figea immédiatement.
— Manquait plus qu’eux, grommela-t-il avant de finalement tenter de se relever.
Sans un mot, ni un regard pour le jeune homme, Emy leva à nouveau une main dans sa direction. Une puissance invisible l’enveloppa et le souleva à quelques centimètres du sol avant de le faire littéralement voler dans la pièce. Le choc de son dos contre l’un des murs de la pièce lui rappela douloureusement qu’il n’y avait que les oiseaux pour atterrir en douceur. À présent, il se retrouvait plaqué contre cette paroi de pierre, incapable de bouger jusqu’aux petits doigts et il voyait ce troupeau de Solths, prêt à bondir. Sa journée ne pouvait pas finir plus en beauté.
— Emy, ne fais pas ça, bordel… Ils vont nous tuer…
Mais les Solths, s’étaient immobilisés sur le seuil de la pièce. Les yeux braqués sur Emy, ils attendaient, comme s’ils n’avaient pas le pouvoir d’entrer sans sa permission. Une moue méprisante sur les lèvres, l’adolescente les détailla de la tête aux pieds.
— Rectification… Ils vont TE tuer, corrigea-t-elle.
Le regard troublé de Damian passa des Solths à Emy. Est-ce que cette fille était folle, ou bien savait-elle quelque chose que lui ignorait ? Devant l’air serein qu’elle arborait en présence de ces créatures aux puissances griffes, il comprit qu’elle savait très bien à qui elle avait affaire. Il ne parvenait pas, cependant, à faire un lien entre une lycéenne, adepte de sorcellerie, et ces êtres tout droit sortis d’une autre dimension.
— Comment connais-tu ces…
— C’est une très longue histoire, et tu ne vivras pas assez longtemps pour entendre ce récit.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? Me laisser en pâture au Solths ?
— Pourquoi pas ? Je trouve l’idée assez séduisante. Regarde-les, ils trépignent d’impatience en pensant à ce qu’ils vont faire subir au charmant professeur de philosophie.
Le visage déformé par un rictus de haine, Damian tira de toutes ses forces sur ses bras afin de les libérer de l’étreinte invisible, mais il ne fit que s’épuiser pour rien. Une douleur remonta le long de ses muscles contractés, tandis qu’il s’acharnait. Au bout de quelques secondes, il dut bien se résoudre à reconnaître que sa situation nécessitait une aide extérieure. Il n’avait pas d’autre choix que de faire appel à son frère. Lui, aurait peut-être la présence d’esprit de tirer plutôt que de parler.
— Seven !
Emy poussa un soupir exaspéré et croisa les bras. Elle tourna la tête en direction de l’unique fenêtre de la pièce. Si elle ne pouvait la voir de là où elle se trouvait, elle put nettement entendre les bruits des pas précipités de Seven qui pénétrait dans le grenier. Lorsqu’il surgit devant elle, prêt à faire feu, elle ne lui laissa pas le temps de presser la détente. La main de la jeune fille s’éleva dans les airs et Seven en fit tout autant. Son corps buta sèchement contre le mur sur lequel Damian était déjà emprisonné. Sa tête ballotta un instant, puis il parvint à se stabiliser. Il laissa échapper un grognement de douleur avant de regarder Damian.
— T’as assuré sur ce coup-là, bravo frangin, murmura Damian, contrarié.
— Je déteste les sorcières, se contenta de grommeler Seven.
— Et moi, les fouineurs, cracha Emy en intimant l’ordre aux Solths de pénétrer dans la pièce.
Les deux chasseurs les regardèrent défiler et s’immobiliser en rang d’oignons à quelques mètres d’eux. C’était la première fois qu’ils voyaient les créatures aussi dociles. À croire qu’Emy leur avait jeté un sort, ce qui, pour une sorcière, tombait sous le sens. Comment expliquer, sinon, que ces choses semblent attendre un signal de sa part pour agir ? Damian inspira profondément ; dans sa position et celle de Seven, il ne donnait pas cher de leur peau une fois que les Solths se rueraient sur eux. Ses yeux glissèrent sur leurs griffes ; un goût amer envahit son palais. Il se rappelait qu’il avait déjà testé leur efficacité, et remettre ça ne lui disait vraiment rien. Il fallait trouver un moyen de sortir de là, et vite.
Il espéra que Cassie ne se joindrait pas aux festivités, cela lui laisserait une chance de s’en tirer. Mais la jeune fille, qui n’avait rien raté de la scène, se précipita droit dans la gueule du loup. Elle enjamba à son tour la fenêtre, convaincue que, même désarmée, ses poings et ce qui lui restait de forces lui permettraient de libérer les deux hommes. Lorsque Cassie et Emy se retrouvèrent face à face, elles se jaugèrent avec froideur.
— Te voilà enfin, Cassie. Justement, j’attendais que tu te décides à entrer.
— Toi ? s’exclama celle-ci, d’une voix éraillée.
— Moi, confirma Emy.
— Espèce de garce, tu vas les relâcher ! cria Cassie en se ruant dans sa direction.
Emy ne cilla pas lorsqu’elle vit son attaquante percuter le mur invisible généré par le cercle magique. Comme si elle venait d’être victime d’un effet boomerang, Cassie fut repoussé en arrière. Elle vacilla légèrement, puis, ses esprits retrouvés, fusilla Emy du regard.
— Tu n’as jamais été capable de tenir en place, pas vrai, Cassie ?
— Je ne te permets pas de me juger, tu ne me connais même pas !
— Si, je te connais, Cassie. Depuis longtemps… Beaucoup trop, d’ailleurs… Je n’ai pas oublié ta façon d’agir, tes frasques et ta suffisance… Alors je me suis dit que j’allais prendre un peu de repos…
— Qu’est-ce que tu racontes, t’es folle ou quoi ? répliqua Cassie, décontenancée par les propos décousus de son interlocutrice.
Emy jeta un coup d’œil agacé sur les Solths. Ils commençaient à la fatiguer à rester plantés là comme des fétus de paille. Elle détestait ces espèces de choses immondes à l’odeur putride. Elle se demanda pourquoi elle les avait fait entrer dans la pièce. Elle n’avait d’ailleurs nullement prévu de les voir arriver ici. Mais puisqu’ils étaient de la fête, elle s’était dit qu’ils pourraient lui être fort utiles. Seulement, le moment présent était aux explications entre elle et Cassie, les Solths auraient tout leur temps ensuite de déchiqueter les corps des deux hommes suspendus dans les airs. De l’index, elle leur désigna la sortie.
— Dehors ! cria-t-elle.
Sous les yeux ébahis de Cassie et des deux frères, les créatures se retirèrent et s’alignèrent dans le couloir. Pas une n’esquissa le moindre geste de protestation. Elles étaient comme des marionnettes entre les mains de cette sorcière. Quand elles furent toutes à l’extérieur de la pièce, Emy regarda de nouveau Cassie.
— Ça fait quatre ans, Cassie chérie… Quatre ans que je suis parvenue à fuir de notre dimension… J’avais enfin réussi à semer Ephreïm. Je m’étais bien intégrée dans cette ville… J’ai même des amis. Et voilà que tu arrives avec la bouche en cœur, que tu captes tous les regards et qu’en plus, tu rameutes la famille et les Solths… Et maintenant, par ta faute, je me retrouve de nouveau menacée !
— Qu… quoi ? balbutia Cassie, désarçonnée.
Machinalement, elle esquissa un pas en arrière. Son pied glissa sur une feuille et elle manqua de perdre l’équilibre. Le visage blême, elle se rattrapa de justesse à une vieille chaise poussiéreuse. Elle avait peur de comprendre. Cette Emy connaissait beaucoup trop de choses sur son compte pour ne pas avoir un rapport direct avec son monde. À présent qu’elle y réfléchissait, dès sa première rencontre avec Emy, Cassie avait décelé dans sa voix des intonations qui lui étaient familières, mais, trop occupée avec ses démons intérieurs, elle n’y avait pas porté plus attention. Cette manie de hacher les mots sur un ton monocorde, comme si elle s’évertuait à avoir une diction parfaite, oui, c’était évident, à présent.
— Atina ? murmura-t-elle.
— Qui est Atina ? intervint soudain Damian, en essayant toujours de se dégager.
— Ferme-la ! s’écria Emy en levant la main.
— Ferme-la toi-même, sorcière ! répliqua-t-il.
Des doigts invisibles enserrèrent subitement la gorge de Damian. Il fronça exagérément les sourcils et son crâne heurta le mur. L’oxygène lui manquait. Tous ses muscles se raidirent tandis qu’il tentait désespérément de reprendre sa respiration. Seven s’agita à son tour dans l’espoir de se libérer de la force qui le retenait prisonnier, mais c’était peine perdue. Impuissant, il regarda le visage de son frère rougir au fil des secondes et ses veines saillir sur son front alors qu’il étouffait. Sans se soucier de l’agonie de Damian, Cassie continua à dévisager celle qu’elle venait d’appeler Atina.
— Laisse-le, lui ordonna-t-elle.
Atina afficha une moue amusée.
— Ne me dis pas que tu l’aimes. Tu n’as jamais aimé personne…
Comme Cassie s’obstinait à garder le silence, Atina haussa les épaules et baissa sa main. Damian fut secoué d’une quinte de toux, à nouveau l’oxygène s’infiltra en lui. Sans se soucier du regard inquiet de Seven sur lui, il avala avec peine plusieurs grandes goulées d’air.
— Atina est… ma sœur, murmura Cassie, en réponse à la question de Damian.
Emy laissa échapper un petit rire mesquin. Les deux jeunes filles se sondaient du regard et, tandis que l’une s’estimait en position de force dans son cercle magique, l’autre se demandait par quel procédé miraculeux sa sœur pouvait se cacher sous le physique passe-partout d’Emy. Comment était-elle parvenue à faire cela ? Tout à coup, comme si elle avait lu la perplexité au fond des pupilles de Cassie, Atina posa ses mains sur son visage et le fit disparaître derrière ses paumes. Il s’écoula quelques secondes durant lesquelles Cassie éprouva toutes les difficultés du monde à comprendre à quoi jouait son interlocutrice. Ce ne fut que lorsqu’elle la vit se dévoiler qu’elle réalisa enfin ce qui se passait.
Les traits de la douce Emy s’étaient substitués à d’autres, beaucoup plus graciles. Ses joues s’étaient creusées, des fossettes au coin de sa bouche ainsi qu’une fente à peine visible au centre du menton avaient fait leur apparition. Ainsi, l’aspect physique de la timide Emy n’avait jamais été autre chose qu’une illusion, une simple création magique. Les yeux d’Atina, jusque-là semblables à des billes noires, s’étaient étirés en amandes et lui donnait des airs de félin. Bordés de longs cils ambrés, ils étaient rehaussés de sourcils légèrement arqués, du même coloris. Les ténèbres qui régnaient dans ses pupilles n’en étaient que plus inquiétantes. Damian se dit qu’elle était vraiment belle, tout autant que Cassie. Même si elles ne se ressemblaient pas du tout, il y avait chez les deux sœurs un pouvoir d’attraction identique, quelque chose qui attirait irrémédiablement les gens vers elles, un peu à l’image de ces sirènes qui vous capturent grâce à leurs chants. D’un geste gracieux, Atina arracha le ruban qui retenait ses cheveux, dont la teinte était passée d’un châtain terne à un blond miel, et fit retomber quelques mèches ondulées sur ses épaules. Elle émit un petit gloussement de plaisir devant l’expression de surprise qui barrait le visage de Cassie.
— Comment… t’as fait ça ? bredouilla cette dernière.
— Oh, trois fois rien… Mis à part ça, je te dirais bien que je suis contente de te revoir, Caciopéa, mais je n’ai jamais cautionné le mensonge.
— Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant ? Si les Solths sont là pour moi, Père saura que tu es dans le coin… Toi aussi, il te poursuivra et il te châtiera.
— Pas si je me débarrasse de tout le monde à la fois. J’avais pour ainsi dire réussi, vois-tu… À l’aide de la magie… Ah, Cassie, tu n’as pas idée des miracles de la magie humaine ! Grâce à elle, j’ai découvert un pouvoir puissant. Regarde les Solths, un claquement de doigts et ils me mangent dans la main, n’est-ce pas fabuleux ? Ce truc-là, ça vous dévore le cerveau, mais c’est tellement… exquis. On se sent le maître du monde et j’adore cette sensation… Qu’est-ce que je disais, déjà ? Ah oui… donc, j’étais presque parvenue à trouver le moyen de te faire taire pour toujours…
Elle posa son regard sur Damian.
— Mais il a fallu qu’il se mette en travers du chemin. Et avec toutes les casseroles qu’il traîne derrière lui, les entités démoniaques à qui j’avais fait appel se sont focalisées sur lui. Franchement, petite sœur, tu ne peux pas choisir mieux tes amis ? Des chasseurs de démons… Et quoi d’autre, encore ? En tout cas, j’espère que tu es meilleur chasseur que professeur de philosophie, lança-t-elle à Damian d’un ton moqueur.
— T’as pas idée à quel point, ma grande, rétorqua-t-il froidement.
Un semblant de sourire flotta sur les lèvres de la sorcière.
— Toi, ce n’est pas l’humilité qui t’étouffe. Vous vous êtes bien trouvés, avec Cassie.
— Tu veux dire que le sort m’était destiné ? demanda soudain Cassie.
— Mais qu’est-ce que tu croyais, sœurette ? Que j’allais m’intéresser à ces deux misérables asticots ?
— Fais attention à tes paroles, sale bitch cracha Seven.
— Parce que tu es en position de m’obliger à la fermer, toi ? Petit merdeux tout juste bon à coucher avec la copine de ton frère.
Un silence de plomb s’abattit dans la pièce. Entre Seven, la bouche béante de stupeur, Cassie dont les yeux paraissaient vouloir sortir de leurs orbites, et Damian qui avait brusquement cessé de réfléchir pour poser un regard interrogateur sur son cadet, Atina ne put s’empêcher de réprimer un éclat de rire. Cette scène était digne d’un film primé aux oscars.
— Oups… j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas dire ?
En voyant le visage de Seven blêmir, Damian eut l’impression de recevoir un violent coup de massue sur la tête. Le choc était tel qu’il se demanda s’il ne faisait pas de nouveau un cauchemar.
— C’est une sorcière… Elle ment ! tenta de se défendre Seven.
Mais Damian ne trouva pas l’argument de son frère viable. Même en fabulant, elle ne pouvait avoir inventé ce fait. Incapable de détacher ses yeux de son cadet, il essaya de faire taire les violents élancements qui sourdaient contre ses tympans. Les émotions qui l’étreignaient, tout à coup, étaient si confuses que son esprit se noyait sous le flot. Trahison, tristesse et colère, le tout intriqué dans un nœud au creux de son estomac. Son regard insistant sur Seven eut raison de la culpabilité muette de ce dernier. En une fraction de seconde, les traits de Seven se modifièrent. Comme un enfant pris en faute, il baissa les yeux et arbora un air contrit. Damian éprouva un sentiment nauséeux, il sentit son être entier se briser. Comment Seven avait-il pu lui faire ça ? Depuis combien de temps cela durait-il ? Des sentiments destructeurs vinrent noircir ses pensées. La colère l’envahit, lui faisant l’effet d’une décharge électrique.
D’un coup, il détourna la tête et darda un regard haineux sur Atina. Il voulait descendre de l’endroit où elle l’avait cloué et la tuer. Elle… et Seven… et peut-être même Cassie. Une vague déferlante de rage se souleva d’un coup et balaya le sentiment d’impuissance éprouvée par Damian jusque-là. Il se concentra aussi fort qu’il put, faisant abstraction de son environnement, de la respiration saccadée de Seven, ainsi que des battements précipités de son propre cœur, pour trouver le moyen de sortir de là. Atina éclata d’un nouveau rire. Ces humains étaient si drôles : l’aîné, blessé au plus profond de sa chair qui faisait mine de rien, et le cadet que le péché de luxure plongeait dans une apocalypse intérieure. Ils étaient si pathétiques !
Cassie jeta un coup d’œil furtif derrière elle et risqua un regard en direction de Damian, mais il gardait les yeux rivés droit devant lui. Pourtant, à voir les traits durs de son visage, elle se rendit compte qu’il se contenait pour ne pas laisser échapper un flot d’insultes à la tête de son frère. À nouveau, elle considéra Atina.
— Qu’est-ce que tu veux exactement, Atina ? demanda-t-elle.
— Ce que je veux ? Mais que tu meures, petite sœur. Tu me déranges dans ma vie, tu pollues mon oxygène… Comme tu l’as toujours fait… Tu as voulu jouer à la plus forte et tu as gagné ta place auprès de notre père. J’ai quitté notre monde à cause de toi, et maintenant, tu viens te pavaner sous mon nez pour me ravir encore la vedette… J’aurais dû te tuer depuis longtemps, mais je ne l’ai pas fait par respect pour notre mère. Tu sais, cette femme qui t’a donné la vie et pour qui tu n’as jamais eu le moindre geste d’amour.
— Arrête ça, Atina ! gronda Cassie.
Comme si elles craignaient que les paroles d’Atina aient un impact sur Damian, elle se retourna et essaya de capter son regard pour la seconde fois, mais rien n’y fit, il continua à l’ignorer.
— Qu’est-ce qui se passe, Cassie ? Tu as peur que tes amis découvrent ta vraie personnalité ? Ton manque d’humanité et tes manipulations pour m’écraser ? Ça, on ne peut pas dire que tu aies jamais eu le sens de la famille…
— Chercher à t’écraser ? Je peux rire, là ? La vérité, c’est que tu as toujours été plus faible que moi et tu n’as jamais pu le digérer…
— Ça suffit, maintenant ! Tu vas avoir ce que tu mérites, et cette fois, il n’y aura personne pour se mettre entre nous.
— Très bien, si c’est ce que tu désires, Atina… Mais dans ce cas-là, il va falloir le faire dans les règles de l’art, corps à corps…
— Tu plaisantes, j’espère ! Pourquoi combattre à la loyale, au risque de perdre, puisque j’ai la magie ? Franchement, nous ne sommes plus dans notre dimension, Caciopéa. Ici, la loyauté n’a aucune valeur. Pas vrai, Seven ? termina-t-elle en lançant une œillade en direction du jeune homme.
Seven toisa Atina. En repensant à tous ces moments où il avait eu envie de se racheter en avouant sa faute à son aîné, il s’en voulut plus encore. Pourquoi fallait-il que Damian apprenne cela de la bouche d’une inconnue ? Et si, finalement, les deux frères vivaient leurs dernières heures suspendus à un crochet invisible ? Mourir l’un à côté de l’autre tout en s’ignorant n’était pas le genre de fin qu’il avait imaginé. Il ne put s’empêcher de se demander ce qui était pire : être plaqué au mur en attendant de se faire trancher en fines lamelles, ou bien la détresse qu’il avait décelée dans les yeux de Damian en comprenant qu’il avait été trahi ? Damian ne se posait pas autant de questions : Seven n’existait déjà plus pour lui. Il rassembla ses souvenirs en matière de magie.
— Inferno, déclama-t-il.
L’expression sournoise qu’affichait Atina disparut de son visage aux traits harmonieux. Elle dévisagea Damian d’un air déconcerté, puis eut un sourire amusé. Il tourna la tête vers son frère et lui adressa un clin d’œil. Seven comprit immédiatement qu’il agissait en qualité de chasseur, et non en tant que frère. Son aîné avait visiblement plus de capacités que lui à faire abstraction du sentimental pour se concentrer sur le professionnel. Seven savait ce qu’il avait à faire.
— Ex volupis et naé, dit Seven.
— Vous n’espérez tout de même pas me tuer avec une formule aussi ridicule, quand même ? s’esclaffa Atina. Ça fait quatre ans que je maîtrise la magie, ce n’est pas vous qui allez me surpasser.
— Tu as encore des choses à apprendre, on dirait, lui rétorqua calmement Damian. Inferno et voltae ere nasum, reprit-il, un ton plus haut.
— Salabilis et expiris sanctum, continua Seven.
Atina commençait à perdre patience. Ces humains l’ennuyaient terriblement. Pas moyen d’avoir une conversation avec sa sœur sans qu’ils viennent l’interrompre. Elle secoua la tête, laissant ses cheveux s’agiter autour de sa figure anguleuse.
— Ça ne fonctionne pas ton truc, tu vois, je me sens très bien. Sois mignon, ferme-la ou je te mets les tripes à l’air, cracha-t-elle à l’attention de Damian.
Mais le sourire qui flottait sur les lèvres du chasseur la fit frissonner. Pourquoi affichait-il une expression si satisfaite ? Dans la position où il se trouvait, il n’aurait pas dû arborer cette mine de vainqueur, et pourtant, il jubilait. Manifestement, Atina avait raté quelque chose d’important, mais elle n’avait aucune idée de ce dont il s’agissait. Machinalement, elle baissa les yeux sur son cercle magique. Son visage se décomposa. Elle venait de comprendre : ce n’était pas elle que les deux hommes essayaient de détruire, mais sa protection. Sans ce bouclier invisible autour de son corps, elle deviendrait vulnérable et Cassie pourrait l’attaquer. Si elle n’avait pas été le dindon de la farce, elle aurait volontiers applaudi à ce plan si bien orchestré.
— Sale bâtard ! hurla-t-elle.
Furieuse, elle leva sa main, sa paume orientée vers le visage de Damian. Indifférent à la colère de la jeune fille, il continuait à réciter son rituel sans la moindre hésitation.
— Vade anemonis, et copus…
Sa voix s’érailla brusquement, mais il n’abandonna pas pour autant. Sans quitter Atina des yeux, il reprit de plus belle.
— Copus… et … et… bafouilla-t-il.
Il reconnut le goût métallique du sang qui remontait le long de sa trachée à toute allure. Le liquide épais emplit tout à coup son palais. Il eut un haut-le-cœur, ouvrit la bouche et dégurgita une gerbe de sang sur le plancher, sous le regard pétrifié de Seven. Damian tenta de reprendre là où il avait été interrompu, mais les mots ne parvenaient plus à sortir de sa gorge brûlante. Dès qu’ils faisaient leur entrée dans sa bouche, ils se retrouvaient aussitôt noyés dans le liquide écarlate. Lorsque Seven remarqua qu’Atina reportait son attention sur lui, il comprit qu’elle comptait lui infliger le même sort. Il s’empressa de lâcher les dernières paroles du rituel.
— Et stipus magicum, ecnam, vadum cosa est.
Un sifflement retentit dans la pièce devenue soudainement silencieuse. Atina n’eut pas le temps d’intervenir, le cercle magique se rompit. Une vapeur argentée s’éleva du sol, elle flotta quelques secondes autour de la sorcière avant de s’évaporer dans les airs. Le visage défait, Atina fixa Cassie. Et, sans un mot, Cassie lui sauta à la gorge.