Damian demeura encore un instant à contempler Cassie, qui enlaçait toujours Atina. En qualité de petit ami, il aurait sans doute dû la rejoindre, l’attirer contre lui et la consoler. Lui dire que, malgré tout, on pouvait vivre avec le poids de la mort de ceux que l’on aimait. Mais il n’en trouva pas le courage. Il voyait les larmes couler sur ses joues couvertes d’ecchymoses. Sa longue chevelure de feu emmêlée retombait en mèches désordonnées sur ses épaules frémissantes. Elle était belle, même dans la souffrance.
Damian ressentit un pincement au cœur à l’idée de ce qui lui trottait dans la tête depuis l’instant où il avait appris la trahison de Seven et de Cassie. Il était temps, maintenant. Il jeta un rapide coup d’œil en direction de son jeune frère et constata qu’il observait, lui aussi, Cassie avec émotion. Damian en profita pour reculer vers la sortie. Une fois qu’il eut franchi le seuil de la porte, il tourna le dos à ce qu’il considérait désormais comme le passé et s’en alla. Il parcourut le couloir au pas de course, dévala l’escalier et ne s’autorisa à reprendre sa respiration qu’une fois hors du bâtiment. Son regard se posa alors sur la brèche qui donnait sur le grenier. Il ferma les yeux une fraction de seconde en prenant une profonde inspiration, puis pivota sur ses talons et s’éloigna.
Il ne fallut pas longtemps à Seven pour s’apercevoir de la disparition de son frère. Il ne voulait pas perdre une minute pour s’expliquer avec lui, pas question de laisser les choses en l’état. Rapidement, il attrapa la main de Cassie afin de lui faire comprendre qu’ils devaient partir. Curieusement, elle ne fit aucune difficulté. Elle avait dit au revoir à Atina à sa façon, la page était tournée, à présent. Sans un mot, elle le suivit, mais sa faiblesse et ses nombreuses plaies l’empêchaient d’aller aussi vite que le jeune homme l’aurait souhaité. Il fit cependant preuve de patience, passa son bras autour de la taille de l’adolescente pour la soutenir, et ils descendirent lentement les escaliers.
Lorsqu’enfin, ils furent à l’extérieur du lycée, Seven s’attendait à ne plus voir ni Damian ni l’Aston Martin dans son champ de vision, mais il faisait erreur. Le véhicule n’avait pas bougé et Damian se tenait tout près de celui-ci. Seven lâcha Cassie qui vacilla légèrement avant de retrouver le contrôle de ses jambes, puis il se précipita à la rencontre de son frère. D’un mouvement rapide, il lui saisit le bras et le força à se retourner. Damian lui fit face, mais s’obstina à regarder ailleurs.
— Damian, il faut que je t’explique.
— Il n’y a rien à ajouter, c’est très clair, répliqua-t-il en extirpant la clé de la voiture de sa poche.
— Non, justement, ce n’est pas clair, laisse-moi une chance de t’expl…
Damian posa une main sur la nuque de son jeune frère. Une ébauche de sourire flotta sur ses lèvres. Seven interpréta cela comme un signe de paix entre eux et se décrispa, soulagé. Au moment où il lui rendait son sourire, celui de Damian disparut, aussitôt remplacé par un regard assassin. Sa main exerça une soudaine et brutale pression sur la nuque de Seven. Le visage du jeune homme s’écrasa contre le pare-brise de l’Aston Martin. Sous la violence de l’impact, le panneau de verre se fissura. Cassie, qui continuait à avancer à son rythme vers la voiture, se figea, choquée. Seven se redressa et porta les mains sur sa figure contusionnée. La douleur irradiait par tous ses pores, son nez lui donnait l’impression d’avoir explosé sous le choc et le sang coulait abondamment. Des larmes dans les yeux, il chancela sur quelques pas, puis s’adossa contre la portière de l’Aston Martin.
— J’ai dit qu’il n’y avait rien à ajouter, termina Damian en le considérant froidement.
Il réalisa, tout à coup, que Cassie l’observait. Après l’avoir fixée une longue seconde, il se décida à la rejoindre. Pétrifiée par la scène à laquelle elle venait d’assister, elle ne bougea pas. Quand il s’arrêta devant elle, la jeune fille essuya ses joues humides d’un revers de manche et soutint son regard, persuadée que son tour était arrivé de payer pour sa trahison. Après tout, elle n’était plus à un coup près, même si, intérieurement, elle craignait la force de frappe de Damian.
Curieusement, au lieu de lui infliger un sort identique à celui de Seven, Damian se contenta de lui offrir un sourire désabusé. Ses yeux n’exprimaient ni colère ni méchanceté. Ses pupilles étaient juste envahies par un profond et terrifiant néant, le tout noyé sous des dizaines de cristaux rubiconds tournoyant sur eux-mêmes. Malgré cette volonté de paraître calme, Cassie entrevit la douleur qui le dévorait de l’intérieur. Elle eut l’impression que le poignard qu’elle avait utilisé pour tuer sa sœur lui avait aussi transpercé et déchiqueté le cœur en milliers de morceaux. Elle déglutit avec difficulté et baissa la tête.
— Pardonne-moi, Damian, réussit-elle tout juste à murmurer.
Il ne répondit pas, mais son sourire s’élargit. Comme si ce qu’elle venait de dire le faisait bien rire au fond. De l’index, il caressa la joue de la jeune fille, puis rabattit une de ses mèches rousses derrière son oreille. Il saisit ensuite la main de Cassie et la retourna. Cette partie de son corps dans laquelle était gravée la cicatrice qui les unissait pour l’éternité. Il déposa la clé de l’Aston Martin dans sa paume et referma ses doigts sur celle-ci.
— Je te rends ta liberté.
Le temps qu’elle baisse les yeux sur ce petit bout de ferraille argenté qui trônait dans le creux de sa main, il s’était déjà détourné d’elle et se dirigeait vers la route. Il passa devant l’Aston Martin et constata que Seven continuait à endurer un calvaire en silence. Légèrement incliné en avant, il laissait le sang couler de son nez pour retomber en grosses gouttes sur l’asphalte.
— C’est ton jour de chance, mec, tu as gagné une jolie fille et le carrosse qui va avec, dit Damian.
Il n’attendit pas que Seven lui réponde et poursuivit son chemin, les yeux rivés sur l’avenue en contrebas. Les doigts fermement serrés sur la clé de l’Aston Martin, Cassie le regarda disparaître à un embranchement.
Elle resta ainsi, immobile, à fixer le paysage désert. Le vent s’était levé et faisait voltiger autour d’elle des mèches rousses qui entravaient son champ de vision. Pas un instant, pourtant, elle ne chercha à les repousser. Il n’y avait plus rien à voir. Plus rien qui puisse l’intéresser. Il lui sembla que cette journée était la plus dure qu’elle ait jamais vécue dans ce monde. La mort de sa sœur, le départ de Damian, et tout ça par sa faute. Et elle rêva, l’espace d’une minute, que la magie pourrait tout effacer. Le pire, dans tout cela, était de prendre brusquement conscience de la terrible erreur qu’elle avait commise à l’encontre de Damian. Elle avait eu peur de le perdre et avait, finalement, elle-même provoqué ce qu’elle redoutait le plus. À cause d’elle également, un profond fossé venait de se creuser entre les deux frères, et Damian semblait avoir cédé à la tentation de ne plus contrôler sa force. Elle s’en voulait tellement…
Elle se doutait que la première chose dans laquelle Damian compterait se lancer serait la chasse aux Solths. Peut-être même se risquerait-il à un acte aussi absurde qu’héroïque, comme affronter Ephreïm. Elle secoua la tête face à ce désastre dont elle s’estimait responsable, puis rejoignit Seven. Toujours adossé contre l’Aston Martin, il essayait d’endiguer son hémorragie nasale, tandis que sa lèvre supérieure éclatée gonflait de seconde en seconde. Cassie étudia son front strié de minuscules pétéchies violacées. Elle s’approcha de lui d’un pas hésitant.
— Seven… Je suis désolée.
— Tout est de ta faute ! J’aurais voulu que ta sœur t’égorge, chuchota-t-il en grimaçant de douleur.
Elle baissa les yeux sur ses chaussures, laissant ses cheveux continuer à voleter autour de son visage anguleux. Que répondre à cette accusation ?
Seven se laissa glisser le long de la portière et se maintint en équilibre sur la pointe des pieds. Il ne savait plus si les larmes qui brouillaient sa vue étaient causées par la souffrance ou bien la perte de son frère. Cassie et lui restèrent silencieux pendant plusieurs secondes, condamnés, l’un et l’autre, à assumer leur erreur et à affronter la solitude.
— Qu’est-ce que je peux faire ? demanda Cassie dans un souffle.
— Commence par m’emmener à l’hôpital, mon nez est cassé.