Ephreïm releva fièrement le menton et ils se toisèrent un long moment sans un mot. Le temps paraissait s’être arrêté et les aiguilles du clocher de Fairfield demeuraient suspendues à la suite des évènements. Les deux hommes, aux pupilles cerclés d’une identique lueur rouge, ne cédaient pas. L’atmosphère devint glaciale et Seven se sentit très seul tout à coup. Un agneau perdu dans un combat de titans. Il était l’unique personne encore totalement humaine en ce lieu, et sa survie semblait plus tenir à la chance qu’à autre chose.
Alors qu’il fixait Ephreïm sans ciller, Damian réfléchissait. Ce démon avait forcément une faille, il devait la trouver. Il brandit à nouveau son couteau. Ephreïm esquissa quelques pas de côté pour l’éviter, mais son adversaire suivit sa trajectoire et fondit sur lui. Ephreïm eut à peine le temps de lever la main en l’air quand Damian plongea la lame dans sa poitrine.
Sans raison apparente, Seven poussa tout à coup un hurlement et s’écroula. Son corps se comprima sous l’effet d’une effroyable douleur. Des doigts invisibles lui enserrèrent le cou et broyèrent sa trachée. Déjà fragilisé par ce qu’Ephreïm lui avait fait subir quelques instants plus tôt, il ne tarda pas à perdre toutes ses forces. Dans un effort désespéré pour respirer, Seven frappa le sol de ses poings. Ses jambes s’agitèrent en mouvements désordonnés. Son visage se marbra de veinules prêtes à exploser et ses paupières s’agitèrent de tics nerveux incontrôlables. Un sifflement rauque s’échappa de sa gorge.
— Lâche-moi et tiens-toi tranquille ou je le tue ! cria Ephreïm.
Du coin de l’œil, Damian observa Seven. Il ne voulait pas céder à ce chantage, mais s’il s’entêtait, Seven mourrait.
— C’est tout ce que tu as trouvé ? T’attaquer aux plus faibles pour me faire plier ? pesta Damian.
— On fait avec les moyens qu’on a sous la main.
Une moue de colère apparut sur les lèvres de Damian. Il n’avait pas le choix. Ou plutôt, celui qu’Ephreïm lui donnait n’en était pas un. Quoi qu’il décide, le jeune chasseur était perdant. À contrecœur, il libéra son prisonnier et jeta son couteau au sol. Ephreïm écrasa la lame sous la semelle de sa chaussure, puis abaissa sa main toujours levée. Seven cessa de s’agiter, comme s’il était mort.
Damian et Cassie se précipitèrent au même moment dans sa direction et, chacun d’un côté, s’accroupirent près de lui. Ils le saisirent par les épaules, le relevèrent et l’adossèrent contre le mur afin de le soutenir. Les yeux de Cassie se posèrent sur Damian, mais celui-ci feignit de ne pas s’en apercevoir. Il se comportait comme si elle ne se trouvait pas là et fixait d’un air inquiet le visage blême de son frère. Les jambes de Seven eurent un instant de faiblesse et le corps du jeune homme commença à s’affaisser. D’un même réflexe, Damian et Cassie plaquèrent leur main sur le torse de Seven pour stopper sa chute. Ce fut au moment où ils le redressèrent que leurs regards se croisèrent.
Damian avait tout fait pour éviter ce moment, mais à présent qu’elle le fixait avec autant d’insistance, il ne pouvait s’empêcher de la contempler. Elle ressemblait à une poupée brisée. Son visage, si beau, était baigné de larmes. Elle n’était pas fardée, contrairement à son habitude, et sa pâleur lui donnait des airs fantomatiques. Il avait espéré qu’au bout de presque cinq mois de séparation, elle ne serait pas restée aussi désirable que dans ses souvenirs, mais elle l’attirait toujours autant. L’espace d’un ou deux battements de cœur, il oublia tout ce qui se trouvait autour de lui. Il n’y avait plus qu’ « elle ». Il n’existait plus que ces deux âmes torturées et ce silence entre elles. Cette longue minute semblait un moment magique. Ils ne parvenaient, ni l’un ni l’autre, à se soustraire à l’intensité de cet instant. La quinte de toux de Seven tira brusquement Damian de sa torpeur. Le bruit de la circulation au loin lui arriva aux oreilles. Il sentit le vent caresser sa nuque, et le souffle brûlant de son frère à côté de lui. Mais, malgré tous ses sens à l’affût, ses yeux restaient prisonniers de ceux de Cassie.
Ephreïm, qui assistait à la scène, les fixait avec une étrange attention. La théorie de l’amour… Une idée si archaïque qu’elle ne pouvait convenir qu’à des êtres aussi peu civilisés que les humains. Ce qui le navrait le plus était de constater que Caciopéa, son ancienne protégée, était tombée dans ce piège. Où était passée sa tueuse ? Celle qui ne montrait jamais une once de remords lorsqu’elle massacrait les ennemis et qui n’avait de compassion pour personne ? Il continua, malgré tout, à suivre le petit jeu qui se déroulait entre eux. Observer n’était-il pas le meilleur moyen de déceler les faiblesses des autres ? Il le savait et l’avait d’ailleurs appris à Caciopéa… Mais cet humain n’avait visiblement pas compris comment les choses fonctionnaient, et Ephreïm n’avait pas besoin d’aller chercher bien loin pour trouver la faille de ce chasseur irrespectueux.
— Ne retourne pas là-bas, Cassie, lui chuchota Damian.
— Tu étais parti… Tu m’avais abandonnée.
— Tu te trompes. J’ai toujours été près de toi, répondit-il sans cesser de soutenir son frère contre le mur.
— Non, tu n’étais plus là.
Damian lui sourit de cet air doux qu’elle aimait tant. Son estomac se noua alors que toutes les fibres de son corps la consumaient. Les sentiments qu’elle avait voulu enfouir tout au fond d’elle ressurgissaient, aussi violents qu’un tsunami. Elle eut envie de le serrer contre elle, de respirer l’odeur de sa peau, de le sentir entrer en elle en même temps qu’il la couvrirait de baisers. Son besoin de chaleur humaine et d’amour était à son paroxysme. Elle l’avait attendu pendant tous ces mois et, maintenant qu’elle avait renoncé à lui, voilà qu’il se décidait à réapparaître, sorti de nulle part. Cette longue séparation n’avait pas altéré leurs sentiments. La magie opérait toujours, c’était même plus intense. L’un ne pouvait exister sans l’autre. Jamais Cassie n’aurait pensé que ce serait si dur et, à la fois, si bon de le revoir.
— C’est parce que tu ne regardais pas au bon endroit… Mais j’étais là, murmura-t-il.
Une salve d’applaudissements retentit non loin d’eux. Les deux jeunes gens tournèrent la tête vers Ephreïm. Il frappa une dernière fois ses mains l’une contre l’autre, puis croisa les bras sur son torse.
— C’était très émouvant. Mais il se fait tard, nous allons rentrer, Caciopéa.
Elle baissa la tête. Le retour à la réalité était particulièrement violent. Sans un mot, elle acquiesça et esquissa un pas vers Ephreïm. Damian lui agrippa le poignet.
— Ne renonce pas à tes choix, Cassie, dit-il dans un murmure.
— J’ai passé un accord, c’est trop tard.
Mais il s’obstinait à maintenir fermement ses doigts autour de son poignet. Écartelée entre son désir de rester, maintenant qu’il était revenu, et sa promesse à Ephreïm, elle ressentait l’irrépressible besoin de hurler. Si elle ne respectait pas sa parole, elle savait que Damian et Seven seraient les premiers à en payer les conséquences. Sa fragilité soudaine la rendit tout à coup incapable de se dégager de la poigne de Damian. Elle n’en avait pas envie. Conscient de la faiblesse de la jeune fille, Damian en profita pour resserrer plus encore son étreinte et l’attirer vers lui. Chaque seconde, elle perdait du terrain et se rapprochait de lui.
— Je t’en prie… Je dois y aller, le supplia-t-elle.
— Non !
Quand elle fut assez près de lui, il l’emprisonna contre son torse, puis, sans la lâcher, s’avança vers Ephreïm, laissant Seven seul, adossé contre le mur.
— Qu’est-ce qui pourrait faire que tu acceptes de la laisser vivre là où elle l’a choisi ? demanda-t-il au vieil homme.
Ephreïm arbora une expression perplexe. La question que son interlocuteur venait de lui poser était plus complexe qu’elle n’en avait l’air. Cet humain ne manquait pas de toupet. Non seulement il s’obstinait à se mettre en travers de son chemin, mais en plus, il le défiait. Ephreïm eut bien envie de lui arracher le cœur et de le regarder s’éteindre au creux de son immense et osseuse main. Damian continuait à le dévisager. Il avait à présent enroulé ses doigts autour de la taille de sa compagne, et n’avait visiblement pas besoin de faire usage de la force pour la retenir. Ephreïm grinça des dents.
Qu’est-ce qui pourrait faire que j’accepte de la laisser vivre là où elle le désire ? Voilà une question qui demande réflexion, songea-t-il en se frottant le menton.
— Eh bien, je suppose que je pourrais lui permettre de faire selon son choix, en effet.
La main de Damian se crispa sur la hanche de Cassie. Il sentait l’angoisse et l’incompréhension qui se mêlaient en elle. Lui, gardait son air déterminé. Chaque chose avait un prix, il attendait seulement que le vieil homme lui annonce combien coûtait la liberté de Cassie.
— Tu sembles beaucoup tenir à elle, constata Ephreïm.
— J’imagine que tu ne vas pas la laisser partir par simple bonté d’âme… Pour peu que tu en aies une…
— C’est évident… Il me faudra une contrepartie…
Ephreïm referma la bouche, un sourire pendu au bout des lèvres. Qu’est-ce que ce petit chasseur pouvait avoir à lui proposer ? Il examina avec une certaine jouissance les pupilles rougeoyantes de Damian. Il avait une idée assez précise de ce que cet humain comptait lui offrir. Quelque chose qui l’intéressait depuis un bon moment déjà. Cependant, il garda le silence à ce sujet, juste pour vérifier que son interlocuteur avait autant de cran qu’il voulait bien le faire croire.
— Il me faut quelque chose d’à peu près équivalent. Caciopéa est importante à mes yeux, reprit le vieil homme.
Damian dirigea son attention sur le portail dimensionnel. Les murs environnants semblaient se déformer sous l’effet des flammes. Il regarda ensuite par-dessus son épaule, en direction de Seven, toujours adossé contre la paroi froide de l’impasse, incapable de bouger. Les deux frères se considérèrent une longue seconde, puis Damian se concentra de nouveau sur Ephreïm. Ses doigts se détachèrent de la taille de Cassie et il fit un pas en avant.
— Ma vie contre la sienne.