CHAPITRE 3

Malgré son interdiction, Seven avait harponné la main frigorifiée de sa sœur. Il la dévisageait à présent avec inquiétude.

— Jess ?

Les yeux révulsés par la peur, elle le fixa. Ses lèvres asséchées par le froid piquant s’entrouvrirent pour laisser échapper quelques mots :

— Chelsey et Anna, je… je les ai vues…

Une expression d’incompréhension se dessina sur le visage de Seven.

— Mais enfin ! Quel est le rapport entre nos sœurs et cette histoire ? Ça ne tient pas debout !

La jeune femme sembla retrouver ses esprits, comme si le fait d’avoir lâché cette information l’avait libérée de son intangible sentiment de frayeur. La désagréable impression de ne plus être totalement maîtresse de ses pensées demeurait en elle. Elle s’efforça de réfléchir aux paroles de Seven, avant de lever les yeux vers lui.

— Il y avait autre chose… elles n’étaient pas seules… j’ai capté une présence… probablement humaine.

— Est-ce que tu peux me la décrire ?

— Non, c’est… comme une ombre… Elle porte une capuche… oui c’est ça, une capuche. Elle ne veut pas montrer son visage.

En même temps qu’elle prononçait ces mots, Jess ressentait la colère de cette personne encapuchonnée. Semblable à du venin, elle coulait dans les veines de cet être et ne cessait de croître. C’était puissant au point d’en donner la nausée à Jess. Le léger duvet qui recouvrait ses bras se hérissa. Cette énergie teintée de malveillance était trop négative. De la haine à l’état pur. Elle s’empara de la bougie et l’étudia avec une attention soutenue, comme si elle distinguait des images au travers de la flamme oblongue. Enfin, elle reposa le bâton de cire sur le sol.

— Il faut que je voie encore, dit-elle en refermant les yeux.

— Ça peut être dangereux, Jess, s’inquiéta Seven.

— Laisse-moi essayer à nouveau.

Cassie frissonna. L’atmosphère de la pièce avait changé depuis quelques minutes ; il lui sembla même que de minuscules cristaux de glace se déposaient sur sa peau. Elle fourra ses mains dans ses poches, puis fixa le couloir plongé dans l’obscurité. Elle voulait partir. Toute cette mascarade n’avait aucun intérêt. La seule chose importante, à ses yeux, était de retrouver Damian. Elle crevait d’envie de s’asseoir à ses côtés, de glisser ses doigts sous son tee-shirt pour sentir sa chaleur et d’effleurer ses lèvres du bout des siennes.

Elle ne comprenait pas en quoi les divagations de Seven et de sa sœur pouvaient aider leur frère. Peut-être même que, par leur faute, il allait mourir seul dans sa chambre aseptisée. Avaient-ils déjà accepté la possibilité que Damian n’en réchappe pas ? Ils agissaient comme les deux derniers rescapés d’un clan mis à mal par des années de combats. L’adolescente secoua la tête pour chasser cette idée déplaisante de son esprit. Damian n’était pas encore passé de l’autre côté, et si Seven et Jess ne se faisaient aucune illusion sur l’issue de ce drame, elle continuait à espérer. Elle n’était pourtant pas du genre naïf, mais elle avait envie de l’être à cet instant présent.

Jess s’était replongée dans une transe silencieuse. Le visage incliné sur la flamme, elle respirait avec régularité sous le regard inquiet de Seven. Debout non loin d’elle, il se tenait prêt à intervenir en cas de dérapage. La chandelle s’éteignit brusquement. Le froid qui avait envahi la pièce s’intensifia et le rideau, courant tout le long de la baie vitrée, s’agita en de rapides ondulations, semblables à des rouleaux secouant un océan furieux. Seven exhala son souffle chaud entre ses mains gelées.

— Il y a un pentagramme avec… des bougies… noires… Il y en a cinq, qui brûlent d’un même feu… Je sens une énergie puissante… De la haine… De la colère… C’est un rituel… Il y a quelque chose au milieu du cercle magique… Je… Je n’arrive pas à voir ce que c’est… Une photo peut-être, ou bien… un papier, marmonna Jess d’une voix monocorde.

Son visage s’était vidé de son sang, mais elle demeurait immobile, telle une statue de granit. Elle redressa brusquement la tête et braqua des yeux écarquillés sur un point invisible devant elle.

— Que voulez-vous de Damian ? susurra-t-elle.

Jess passa sa langue sur ses lèvres afin de les humidifier. Elle restait stoïque malgré une angoisse croissante. L’atmosphère se chargea d’une aura maléfique. Quelque chose approchait, elle le sentait.

Une brume se forma sous ses yeux. Tout d’abord voile léger au travers duquel elle continuait à distinguer son environnement, il s’épaissit et s’assombrit, érigeant une sorte de mur entre elle et le reste de la pièce. Jess vit deux silhouettes aux formes graciles en sortir. Le bas de leurs longues robes, d’un blanc aussi fané que leur teint, ondulait de la même manière que les rideaux de la baie vitrée. Un frisson parcourut le corps de Jess. Les deux apparitions la gratifièrent d’un sourire malveillant avant de s’agenouiller. Chelsey avait pris place devant Jess. À l’évidence, c’était elle qui menait la danse tandis qu’Anna se tenait légèrement à l’écart. Cependant, toutes deux continuaient à fixer leur interlocutrice d’un œil mauvais.

Jess éprouva un profond malaise face à celles qui représentaient physiquement ses sœurs. Elle se sentit très vite happée par son passé de chasseuse. Chelsey avait vingt-huit ans lorsqu’elle avait perdu la vie. Anna en avait vingt-six et n’avait pas moins souffert que son aînée. Jess se souvenait encore de leurs hurlements qui avaient précédé leur mort. Cela avait semblé durer des heures.

Elle avait ordonné à Seven, alors âgé de treize ans à peine, de réclamer de l’aide auprès de leur père. Elle avait senti que les choses ne se déroulaient pas comme prévu et elle ne voulait surtout pas que le petit dernier y assiste. Elle avait attendu qu’il soit assez loin avant de s’engouffrer à l’intérieur de la maison dans laquelle le drame était en train de se jouer. Le couloir, plongé dans la pénombre, était saturé d’une infecte odeur de pourriture. Malgré cela, Jess avait continué à avancer, sa carabine à bout de bras et la peur ancrée en elle. Des échos de coups violents rebondissaient partout autour d’elle tandis qu’elle progressait à pas feutrés.

Et puis, elle avait entendu les cris de ses sœurs. Sans réfléchir, elle avait déboulé dans la pièce principale. Un démon, placé en embuscade près de la porte, s’était jeté sur elle et lui avait arraché son arme avant de la plaquer contre le mur. Elle avait à peine eu le temps d’apercevoir Damian, également immobilisé contre une cloison. Les pieds de son frère gigotaient à quelques centimètres du sol, sa gorge comprimée par la puissante main de son agresseur, son visage couvert d’ecchymoses. Les yeux de Damian reflétaient une terreur qu’encore aujourd’hui, Jess ne parvenait pas à oublier. C’était gravé en elle, pour toujours. Ensuite, elle avait vu Chelsey et Anna, au centre de la pièce, suspendues en l’air par deux démons. Non, en fait, elle avait vu des pantins ressemblant à Chelsey et Anna qui hurlaient à vous briser les tympans et qui dégoulinaient de la tête aux pieds d’un sang tiède à l’odeur écœurante.

Ce fut à ce moment-là que le démon qui retenait Jess prisonnière s’était placé pile dans son champ de vision, lui masquant ainsi le dernier acte. Une chance pour elle en quelque sorte. Damian, lui, avait été aux premières loges. Il les avait regardées se faire écorcher vives. Jess se souvenait du son qui avait suivi les hurlements de ses sœurs. Ça n’avait rien à voir avec un vacarme effrayant ; non, c’était à peine perceptible. C’était comme ce bruit qu’on entend quand un chasseur arrache brusquement la peau d’un lapin… Jess avait compris, puis l’attention des démons s’était portée sur elle, son tour était arrivé… Elle aussi avait commencé à crier.

Parfois, la nuit, elle s’écoutait encore pousser cette plainte longue et aiguë. Elle et Damian ne devaient leur vie sauve qu’aux secours que Seven était parvenu à rameuter en un temps record. Au moins, le petit dernier n’avait-il pas assisté à cette horreur. Maigre consolation au vu du désastre que cela avait été. Repenser à tout cela fit monter les larmes aux yeux de Jess et elle dut lutter de toutes ses forces pour ne pas s’effondrer sur le sol. Elle n’avait pas le droit de craquer. Seven attendait beaucoup de cette vision et la vie de Damian en dépendait peut-être.

Quelque part, Jess se reprochait d’être encore de ce monde. Pourquoi avait-elle été l’unique rescapée féminine de cette terrible nuit ? Dans ses souvenirs, les visages de ses sœurs avaient toujours été synonymes de douceur, mais le rictus carnassier qui se dessinait sur la figure des deux entités n’avait rien à voir avec celles qu’elle avait aimées de tout son cœur. Chelsey leva tout à coup sa main, brisant avec brutalité les pensées vers lesquelles Jess avait dérivé malgré elle. Le spectre ouvrit sa paume et invita Jess à la saisir. Cette dernière eut un mouvement d’hésitation, puis se décida. Ses doigts se refermèrent sur la peau glacée de l’entité, puis les deux femmes se fixèrent avec intensité.

— Damian va mourir, dit Chelsey.

— Pourquoi faites-vous cela ? reprit Jess.

Mais la question de Jess resta en suspens. Sans comprendre, elle vit Anna lever son index et le pointer vers Cassie. Tout d’abord interloquée par ce geste, Jess fit pivoter son visage en direction de l’adolescente. Assise sur le rebord du sofa et totalement inconsciente de la présence des fantômes dans la pièce, Cassie demeurait indifférente à ce qui se déroulait à quelques mètres de là. Tout ce qu’elle voyait, c’était Jess qui donnait l’impression de mimer une scène comique ; elle en était pathétique avec son air grave et sa main tendue vers l’invisible.

— Damian va mourir… à sa place, reprit Chelsey.

Jess lâcha la paume du spectre, une nouvelle bouffée de vapeur bleutée s’échappa de sa bouche. Vidée de son énergie, elle ressentit le besoin, la nécessité même, de clore la séance. Des picotements dans ses yeux la contraignirent à les fermer. Le temps d’un battement de paupières, les apparitions s’étaient envolées.

Seven s’accroupit près d’elle et caressa son épaule. Jess rouvrit immédiatement les yeux et le toisa. Seven tressaillit lorsqu’il distingua une inquiétante lueur rouge danser dans les pupilles de sa sœur. Machinalement, il recula. Ce n’était pas la première fois que Jess était dépassée par les événements. Les esprits avec lesquels elle communiquait au travers de ses visions pouvaient, s’ils étaient assez puissants, émettre le désir de la posséder. Les deux frères avaient parfois dû la forcer à interrompre ses rituels pour éviter que cela se produise. Tel que Jess était partie, ça ne présageait rien de bon. Le visage déformé par une grimace cruelle, elle ignora la présence de Seven et se concentra sur sa bougie.

— Je t’invoque… Anarazel… mort… vengeance, récita-t-elle d’une voix altérée par la colère.

— Jess, ça suffit maintenant ! s’exclama Seven.

Comme elle ne réagissait pas, il la secoua énergiquement. Sa tête ballotta de droite à gauche, pareille à celle d’une poupée de chiffon. Elle paraissait en état de choc, incapable de reprendre pied dans la réalité. Sous le regard stupéfait de Cassie, Seven lui administra une gifle. Jess sursauta, ses yeux roulèrent dans leurs orbites, puis elle dévisagea son frère avec étonnement.

En entendant craquer les boiseries, elle se rendit compte que la température était remontée dans l’appartement. Les spectres étaient bel et bien partis. Seven l’aida à se relever. Il la sentait encore fragile, pas tout à fait remise ; il s’abstint toutefois d’en faire état. Jess essuya une larme qui glissait le long de sa joue mutilée et vint s’asseoir sur le canapé. Seven prit place en face d’elle sur la table basse, son regard inquiet rivé sur la jeune femme.

Cassie poussa un soupir d’agacement, elle en avait assez vu. Tout ce cinéma pour en arriver où ? Elle ne comprenait pas à quoi tout cela rimait. Jess avait un don pour percevoir les choses, certes. Ce n’était pas le fait que Seven ne l’en ait pas informée au préalable qui la dérangeait. Il n’y avait plus grand chose qui l’étonnait ces derniers temps, surtout depuis qu’elle avait croisé le chemin de deux chasseurs de phénomènes paranormaux. Alors une femme au physique improbable, soi-disant capable de voir au travers d’une flamme, qui perdait les pédales d’un seul coup, cela n’avait rien de sensationnel à ses yeux.

Ce qu’elle ne saisissait pas, en revanche, c’était le but de cette démonstration. Dans son monde, la sorcellerie n’avait pas lieu d’exister. On combattait à la force de ses poings et non avec des bougies et des visions. Elle devait néanmoins reconnaître que le froid piquant qui régnait dans la pièce jusque-là, et cette étrange atmosphère oppressante n’étaient pas faits pour la rassurer. C’était même tout le contraire et cela ne faisait que renforcer son envie de fuir cet endroit.

Elle inspira puis expira profondément, dans l’espoir de contenir la colère sourde qui grondait en elle. Elle essayait de se concentrer sur le souvenir de Damian, lorsqu’elle vit Seven sortir son portable de sa poche. Comme s’il avait pu rater un éventuel appel, il fixa l’écran une longue seconde avant de poser l’appareil sur la table basse. À partir de cet instant, Cassie ne parvint plus à détacher ses yeux du téléphone.

— Elles… elles étaient si réelles, Seven… et si cruelles… murmura Jess.

— C’est un rituel de magie noire. Ce ne sont pas nos sœurs, tu le sais…

— Oui, je le sais, mais… c’était si fort. Je suis désolée d’avoir perdu pied.

— Ne t’inquiète donc pas pour ça. Dis-moi ce que tu as vu exactement.

— Rien de plus que ce que j’ai dit. Mais lorsque j’ai parlé avec Chelsey et Anna, aucun de vous deux n’a détecté leur présence. J’imagine que Damian les aura rencontrées au même titre que moi et cela explique son comportement incohérent chez Cassie.

— Mais Damian n’a jamais eu de visions comme toi !

— Ce n’est pas une question de don, Seven. Quelqu’un peut très bien faire en sorte qu’il soit le seul à les voir.

— Mais pourquoi Damian ? s’interrogea Seven à voix haute.

Jess tourna la tête vers Cassie. Les yeux toujours rivés sur le téléphone, l’adolescente sentit le regard appuyé de sa voisine. Néanmoins, elle choisit de l’ignorer. Des questions beaucoup plus importantes se bousculaient dans son esprit et finissaient par la rendre nauséeuse.

Et si la sonnerie retentissait maintenant ? Serait-ce pour annoncer la mort de son amant ou bien son réveil ? Des réminiscences du combat de la veille contre les Solths ressurgirent en elle. Elle avait beau retourner le problème en tous sens, le résultat ne variait pas : la culpabilité demeurait. Par sa faute, ces créatures s’échappaient de plus en plus nombreuses de sa dimension, et son entourage se retrouvait à affronter des dangers qui se révéleraient sous peu impossibles à maîtriser. Damian en était l’exemple parfait. Deux chasseurs, aussi bons fussent-ils dans leur discipline, ne pouvaient faire le poids face à ces êtres. L’adolescente ne savait plus, finalement, si sa colère était dirigée contre Jess et Seven, qui s’obstinaient avec leur magie, ou contre elle-même.

— Qu’est-ce que tu as fait avec Damian ? lui demanda soudain Jess.

Enfermée dans son monde intérieur, Cassie sursauta. Elle fronça les sourcils et tourna la tête vers Jess. Elle étudia avec une attention soutenue l’étendue des cicatrices de son interlocutrice. Sa peau était ourlée de part et d’autre. La joue abîmée de Jess, sur laquelle étaient gravées de longues et profondes stries rosées, était comme un livre ouvert sur une époque révolue. Cela n’avait rien de captivant, c’était plutôt une invitation à partager l’horreur que cette femme avait vécue quelques années plus tôt.

Cassie se demanda à quoi ressemblait exactement son hôtesse avant d’être défigurée de la sorte. Sans doute était-elle très belle. Elle le demeurait, d’ailleurs, sous ce masque de souffrance. Il suffisait de se plonger dans ses yeux pour voir à quel point elle était splendide et douce. En entrant dans cet appartement, Cassie ne se rappelait pas avoir aperçu la moindre photo de Jess, encore moins de la famille au grand complet. Comme si, au final, cela faisait partie d’un passé lointain. La « Jess » d’avant n’existait plus, seul le présent comptait. En remontant le fil de ses pensées, Cassie se souvint subitement de la question posée par Jess. Une question qui n’était pas vraiment à son goût.

— Comment ça, qu’est-ce que j’ai fait avec Damian ? Vous voulez vraiment le détail de nos ébats ? s’exclama-t-elle en bondissant sur ses pieds.

— Ma sœur t’a demandé quelque chose, alors réponds ! lui ordonna Seven.

— Je répondrai si j’en ai envie…

— Tu as fait un rituel, c’est ça ? Tu es inconsciente ou quoi ? répliqua-t-il sèchement en se levant à son tour.

Ils se firent face et se défièrent du regard. La tension entre les deux jeunes gens était palpable. Jess hésita à intervenir. Pour l’avoir pratiquement élevé, elle savait que Seven ferait de son mieux pour gérer la situation sans en venir aux mains. Mais Cassie, c’était une autre histoire. Sans avoir la moindre idée de son passé, Jess devinait sans mal son caractère explosif. Comment interagir avec elle, dans ce cas, sans risquer des dommages collatéraux ?

Seven sentit sa patience faiblir. Cette fille, il l’avait détestée dès leur première rencontre. Il avait compris qu’elle lui volerait de précieux moments avec son frère. Instinctivement, il avait toujours su qu’elle sèmerait la discorde entre Damian et lui. Maintenant, elle se tenait devant lui, avec toute la morgue qui la caractérisait, et se permettait de lui tenir tête. Ça n’allait pas se passer comme ça, peu importait les sentiments que Damian éprouvait pour cette garce.

— Pourquoi j’aurais fait ça ? s’insurgea-t-elle.

— Pour l’avoir dans ta poche, c’est évident ! Tu ne sais donc pas que la magie peut tuer ? Pauvre idiote !

Le coup de poing que l’adolescente lui décocha en pleine face arriva si vite qu’il n’eut pas le temps de réagir. Sa tête partit en arrière et tout son corps recula sous la violence du choc. Il manqua de basculer par-dessus la table basse, mais réussit à se rattraper et retomba lourdement sur celle-ci. Jess tendit une main dans sa direction mais, vexé, il la repoussa tandis qu’il massait son nez endolori.

— Nous essayons seulement de comprendre, reprit Jess.

Cassie pivota vers elle, les lèvres pincées dans une expression de colère.

— Comprendre ? Mais comprendre quoi ? Que ce que vous faites ne sert à rien ? Que je ne suis pas la cause de tout ça ? Vous par contre, vous avez bien des choses à vous reprocher.

— Que veux-tu dire ? demanda Jess.

— Qu’avez-vous fait pour Damian quand il se faisait battre par votre père ? Qui lui est venu en aide ? Qui a empêché qu’il subisse pour vous, hein ?

Furieux, Seven se releva brusquement.

— De quel droit te permets-tu de nous juger ? Et sur un sujet qui n’a aucun rapport, en plus ! aboya-t-il.

— Seven, assieds-toi ! lui ordonna Jess.

Il ouvrit la bouche pour répliquer, mais la referma aussitôt. Rageusement, il se rassit. Il était choqué et blessé de constater que Cassie en connaisse autant sur le vécu de son frère. Damian n’avait jamais été très bavard sur sa jeunesse, et encore moins avec ses maîtresses. Il avait fallu presque une année à Seven pour que son frère consente à lui parler de la relation houleuse qu’il entretenait avec leur père, et cette fille était déjà au courant au bout de seulement deux semaines ! Pourquoi avait-il raconté aussi facilement son passé tumultueux à cette peste ? La jalousie pointait chez Seven, mais il refusait de se l’avouer et préférait faire retomber la faute sur Cassie.

Il avait beau avoir le statut du petit dernier posé et réfléchi, il n’en demeurait pas moins que, du haut de ses vingt-quatre ans, il déifiait tant son aîné qu’il avait du mal à tolérer quiconque gravitait dans son entourage. Il se sentait le devoir de le protéger. Damian était peut-être plus âgé, et sans aucun doute avait-il vécu beaucoup plus de choses que Seven, mais sous sa cuirasse, il restait vulnérable. Le problème avec Damian, c’était qu’il n’écoutait pas ce que sa raison lui dictait ; il ne se fiait qu’à son instinct. Ses réactions, trop hâtives et parfois démesurées, pouvaient lui être préjudiciables ; voilà pourquoi Seven s’était octroyé de plein droit le rôle de celui qui ramène sur le droit chemin. Il savait que son aîné finirait par s’incliner et suivre ses conseils, même si ce n’était pas dans l’immédiat. Les deux frères fonctionnaient ainsi depuis toujours. Cependant, Seven avait constaté que, depuis sa rencontre avec Cassie, Damian refusait de plus en plus de prendre en compte ses mises en garde et cela l’inquiétait et l’agaçait tout autant.

Sans un mot, Cassie se dirigea vers le vestibule. Elle n’avait plus rien à faire ici ; sa place était auprès de Damian et pas avec ces gens qui l’accusaient à tort. Seven s’élança brusquement derrière elle et lui agrippa si violemment le bras qu’un rictus de douleur déforma le visage de la jeune fille. Une rage sourde l’envahit. Sans même chercher à doser sa force, elle se dégagea et l’envoya s’écraser sur le sol, à quelques mètres de là.

— Touche-moi encore une fois, et je t’arrache les yeux ! cria-t-elle.

Soufflé par la violence du choc, Seven renonça à se relever et essaya de reprendre sa respiration tandis qu’il sentait la froideur du parquet sous son dos.

— Cassie… intervint alors Jess, nous parlerons de tout ça plus tard, mais pour le moment, tu dois nous aider.

— Vous aider alors que vous m’accusez de quelque chose que je n’ai pas fait ? Je n’ai jamais touché une bougie de ma vie, je ne connais rien de vos incantations et j’en ai rien à faire… Je suis différente de vous, je n’ai pas besoin de faire appel à des forces surnaturelles pour régler une situation de crise.

Damian va mourir à sa place. Les dernières paroles du spectre de Chelsey résonnaient encore aux oreilles de Jess. Qu’est-ce que cette gamine avait de si particulier pour que le sacrifice de Damian fût réclamé par des entités qui se faisaient passer pour ses sœurs décédées ?

La jeune femme eut un pincement au cœur. Ces apparitions étaient tellement semblables à l’image de ses aînées. En dehors de cette ressemblance, rien chez elles ne permettait de les apparenter à la famille Leghert. Ces spectres étaient tout bonnement maléfiques et leurs regards, tout comme leurs paroles, reflétaient la cruauté de celui qui les avait façonnées. Mais c’était plus fort qu’elle, Jess avait été ébranlée par sa vision. Elle frissonna à l’idée de la réaction de Damian s’il les avait effectivement vues. Ça avait dû être un terrible choc pour lui.

Il était donc urgent de trouver une réponse à leur principale interrogation : qui avait fait venir ces esprits et dans quel but ? Y avait-il un lien autre que celui de l’amour entre Damian et Cassie ? La seule chose dont Jess était certaine pour le moment, c’était que Cassie représentait une pièce importante du puzzle. Il fallait absolument la rallier à leur cause.

— S’il te plaît… murmura Jess.

Tout autant que Damian, Cassie était impétueuse et imprévisible ; Jess l’avait perçu au premier regard. Elle tenta alors de jouer sur la corde de l’affectif. Elle la supplia du regard. Le visage troublé de l’adolescente lui confirma qu’elle avait réussi à trouver sa faiblesse. Brusquement, elles sursautèrent en entendant un grognement rauque dans la pièce. Aussitôt, elles reportèrent leur attention sur Seven. Les mâchoires serrées, il se releva en ignorant la douleur qui remontait le long de sa colonne vertébrale.

— Je ne sais pas ce qui me retient de démolir ta jolie petite gueule d’ange ! cracha-t-il en se tournant vers Cassie.

— La peur, sans doute, répliqua-t-elle, un soupçon d’ironie dans la voix.

Les traits de Seven se durcirent. Il serra les poings. L’envie de faire ravaler sa morgue à cette garce ne lui manquait pas. Pourtant, comme à son habitude, il pesa le pour et le contre. Était-il plus important de mener une expédition punitive contre cette peste ou d’essayer de sauver son frère ? Le choix ne fut pas long à faire pour le jeune homme. Il laissa retomber ses mains le long de son corps.

— Dommage que tu ne réfléchisses pas aussi vite que tu ne frappes… On réglera ça plus tard, marmonna-t-il.

— Compte là-dessus, renchérit-elle froidement.

Seven s’obligea à faire abstraction de la colère qui le consumait tout entier. Cette fille avait le don de lui porter sur les nerfs. Il se demanda comment Damian avait pu craquer pour elle. En dehors de son physique attrayant, il n’y avait absolument rien en elle qui méritait qu’on s’y arrête. Il trouverait bien une occasion pour prendre sa revanche. Il inspira une grande bouffée d’air. La douleur qui avait pris possession de ses épaules et de son dos était semblable à une brûlure. Par orgueil, il fit comme si de rien n’était et se redressa fièrement. Il était bon comédien, Damian le lui avait toujours dit.

Cassie l’observait du coin de l’œil. Elle s’était attendue à le voir grimacer, mais son visage restait de marbre. Elle ne put s’empêcher de faire une comparaison entre les deux frères. Damian aurait rendu coup pour coup, mais Seven maîtrisait son envie de renvoyer à l’expéditeur. Leur caractère, leur façon de se comporter et de penser étaient directement liés à leur relation avec leur père. En fin de compte, ils agissaient en totale cohérence avec leur vécu. Cassie avait cependant beaucoup de mal à comprendre la curieuse réaction de Seven. Le fait qu’il refuse de répliquer physiquement la déstabilisait. Elle n’attendait pourtant que cela.

— J’aimerais qu’on se concentre sur ce qui est important… Jess a prononcé le nom d’Anarazel… Est-ce que ça te dit quelque chose ? lui demanda-t-il, sans pour autant se départir de son ton méprisant.

Elle secoua négativement la tête. Qu’avait-elle donc fait de répréhensible pour qu’il la haïsse à ce point ? Seven lui faisait l’effet d’une personne qui croyait tout faire mieux que les autres. Mais il avait beau se donner des airs savants avec ses questions sérieuses, il n’en demeurait pas moins un sale merdeux. Elle le vit tout à coup porter discrètement une main sur ses reins et comprit qu’il jouait la comédie. Un sourire victorieux dansa sur les lèvres de la jeune fille. Seven n’était pas prêt de vouloir de nouveau la mater. Il se dirigea vers la grande table ronde, fouilla parmi les magazines qui la recouvraient, attrapa un livre de couleur sombre et le parcourut. Sans un mot, il fit descendre son doigt le long d’une page, puis referma le volume, une moue contrariée sur les lèvres.

— Il n’y a rien sur ce démon… Cassie, tu as accès aux ordinateurs du lycée ?

— Je suppose.

— Tu vas chercher tout ce qui se rapporte à cet Anarazel sur le Net.

— Ah ouais ? Et comment je suis censée m’y prendre, vu que je suis exclue du bahut ? demanda-t-elle, presque choquée qu’il ose lui donner un ordre.

— Ce n’est pas mon problème, débrouille-toi.

— Et Damian ?

— Il n’a pas besoin de toi à l’hôpital… Si on trouve qui est ce démon, nous pourrons peut-être l’aider. Tu soutiens que tu n’as rien à te reprocher ? Très bien, alors prouve-le en nous aidant, sinon…

Elle redressa fièrement la tête. Déjà, elle resserrait ses poings, prête à lui infliger une nouvelle correction.

— Sinon quoi ?

— Si, par mégarde, je découvrais que tu es impliquée dans ce qui arrive à mon frère, et je ne parle pas de sa blessure à cause du Solth, je n’hésiterais pas à te tuer de mes propres mains… Et crois-moi, j’y prendrais grand plaisir, déclara-t-il en reposant son livre sur la table.

— Pas avec tes poings, j’espère, ironisa-t-elle.

Seven esquissa un sourire avant de sortir un pistolet de la poche de sa veste.

— Les gens comme nous ont d’autres moyens de défense, rassure-toi, petite peste.

Sans ajouter un mot, il rengaina son arme et disparut dans une pièce attenante. Cassie éprouva tout à coup la terrible impression d’être perdue au milieu d’un immense désert. Elle se sentit envahie par une vague de détresse. Elle tourna la tête vers Jess dans l’espoir de trouver un quelconque réconfort, mais celle-ci, touchée par les reproches de la jeune fille sur l’enfance de son frère, ne lui adressa ni sourire ni coup d’œil.

Non, au lieu de cela, elle laissa ses pensées dériver vers le passé. À l’époque de la vie recluse de la fratrie Leghert, personne, à part Seven, n’ignorait que Damian était molesté par leur père. Même si le petit garçon était assez bon comédien pour masquer ses meurtrissures, ses sœurs savaient qu’il souffrait. Elles le voyaient changer au fil des semaines ; son regard s’obscurcissait et il ne permettait plus qu’on l’approche aussi facilement. Elles avaient cependant laissé les choses s’envenimer, se promettant de réagir plus tard. Mais les années s’étaient écoulées, les coups avaient continué à pleuvoir sur Damian et ses aînées s’étaient obstinées à reporter toujours à plus tard leur intervention. Leur géniteur représentait une autorité qu’elles craignaient.

Plus tard, prises dans le tourbillon infernal des chasses aux démons, elles avaient repoussé une fois de plus l’échéance. Damian était devenu encore plus sombre et distant. Il s’était totalement renfermé, refusant de dévoiler quoi que ce soit en rapport avec ses émotions, et s’était lancé à corps perdu dans les combats contre le mal pour compenser ses souffrances. Il était passé maître dans l’art de la dissimulation, plus rien ne semblait le toucher. Les sœurs, tourmentées, n’avaient su que décider : affronter leur père au tempérament ombrageux ou sacrifier leur frère à leur peur ? Finalement, elles n’eurent jamais à faire ce choix, la mort des deux aînées et le bannissement de Damian ayant mis un terme définitif à ce dilemme.

Damian ne s’était partiellement confié à Jess que trois ans après avoir été rejeté du cercle familial. Mais elle n’avait jamais été dupe, elle savait qu’il avait gardé pour lui les souvenirs les plus douloureux. Damian n’était pas très expansif, surtout quand il s’agissait de parler de celui qu’il appelait dédaigneusement « le Pasteur ». Jess s’en était beaucoup voulu d’avoir cru que les choses s’étaient améliorées pour son frère. Elle considérait avoir une grande part de responsabilité dans le changement de caractère de ce dernier.

Aujourd’hui, le lien qui les unissait était indéfectible. Damian entretenait aussi une relation forte avec son cadet, mais elle était d’une nature différente. Si Jess culpabilisait d’avoir laissé Damian se faire molester par leur père, son frère, lui, se reprochait de ne pas avoir pu empêcher qu’elle soit défigurée. Ils étaient quittes, en quelque sorte, tout en s’estimant blâmables d’un fait qu’ils ne pouvaient pas assumer totalement. Jess releva finalement la tête et adressa un sourire las à Cassie.

— Fais-le pour lui, chuchota-t-elle à la jeune fille en se levant.

Elle emprisonna les mains de Cassie dans les siennes et posa sur elle un regard affectueux.

— Tu feras cela demain. Pour le moment, nous devons dormir un peu en attendant des nouvelles de Damian.

Cassie se surprit à se laisser bercer par la voix de cette femme dont elle ignorait tout. Il y avait dans son timbre quelque chose qui lui rappelait sa propre mère. Sa mère dont elle avait toujours refusé l’amour. Cette pauvre sotte qui, dans l’autre dimension, devait pleurer tout son soûl pour la perte de sa fille chérie. Elle n’avait jamais su faire que cela, se répandre en larmes.

Sa mère était la représentation même du laxisme et de la faiblesse. Elle avait laissé son mari élever ses héritiers comme il l’entendait. Jamais elle n’était intervenue pour lui rappeler que ses rejetons n’étaient pas des soldats, mais seulement des enfants. Il avait vraiment fallu qu’elle soit stupide pour ne pas comprendre la raison qui avait poussé Cassie à la fuir. C’était tellement évident ! Malgré tout, il y avait bien une once d’amour dans le cœur de la jeune fille pour celle qui lui avait donné la vie, mais elle avait tôt fait d’enfouir ce genre de sentiment au fond de son esprit. C’était une faiblesse qu’elle ne pouvait s’autoriser.

Curieusement, Cassie se sentit envahie d’une sensation de bien-être ; la colère qu’elle avait éprouvée quelques instants plus tôt s’était atténuée sans même qu’elle s’en rende vraiment compte, comme si Jess avait eu le pouvoir de l’apaiser juste en ouvrant la bouche. Seven semblait avoir pour elle un profond respect et se plier à ses ordres sans même émettre la moindre objection. Cassie se demanda comment se comportait Damian avec sa sœur. Était-il aussi obéissant ? Lui qui refusait que quiconque le commande… Avec une étrange docilité, Cassie accepta de suivre Jess qui l’entraînait vers une pièce en retrait.

Elles pénétrèrent dans une chambre éclairée par une ampoule nue fixée au plafond. Un lit double, sur lequel reposait un duvet blanc, prenait la moitié de la surface. À droite, le long du mur dépourvu de décoration, une étagère croulait sous une impressionnante collection de livres aux couvertures ornées de signes kabbalistiques et autres bizarreries. Une table de chevet, sur laquelle dormaient un petit réveil et un holster vide, était disposée dans le coin opposé.

Des moutons de poussière traînaient sur le sol carrelé même si, en apparence, l’endroit était propre. La pièce ne devait pas être souvent occupée. La jeune fille reconnut immédiatement la fragrance qui flottait dans l’air. Elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration tandis qu’un plaisir évident se lisait sur son visage. Elle se remémora ces instants où Damian s’approchait d’elle et, doucement, déposait des baisers dans son cou. Elle sentait alors ce même parfum l’envelopper, s’infiltrer en elle et faire chavirer tous ses sens alors que son amant la faisait basculer en avant. Cassie rouvrit les yeux et se rendit compte que Jess s’était assise sur le rebord du lit et l’invitait à la rejoindre. Ce qu’elle fit, sans un mot.

— C’est là qu’il dort quand il n’est pas avec toi, dit Jess.

— Vous vivez tous dans cet appartement ?

— Damian n’a pas de maison à part entière. Il est ici quand il le désire, et ailleurs quand il ne veut pas nous voir.

Cassie baissa la tête et fixa son attention sur l’anneau argenté qui ornait son majeur. Une expression de malaise s’était dessinée sur son visage alors qu’elle tournait le petit bijou autour de son doigt.

— Je… je suis désolée pour ce que j’ai dit tout à l’heure… Seven m’a poussée à bout.

— Il est à peine plus âgé que toi, il est un peu sec, mais il a seulement peur de perdre son frère… Quant à tes paroles…

Jess inclina la tête à son tour, les yeux rivés sur le sol.

— J’ignore ce que Damian t’a raconté, mais tu n’as pas tort. Nous n’aurions pas dû laisser les choses s’envenimer. Damian a toujours dissimulé ses peines, il s’en est servi pour devenir meilleur combattant que nous tous… Mon frère est un être en souffrance permanente et on ne pourra jamais changer ça. Il faut simplement essayer de composer avec sa sensibilité.

Cassie acquiesça silencieusement, puis se pelotonna sur le lit, le nez collé sur la couette pour s’imprégner davantage du parfum de Damian. Jess posa un regard attendri sur elle, comme une mère le ferait sur son enfant. Cassie lui faisait l’effet d’être, elle aussi, en détresse. Son caractère emporté, ses pupilles sombres dans lesquelles s’amassait une multitude d’émotions qu’elle semblait avoir du mal à gérer, tout cela n’était qu’une façade. Elle avait dressé des barrières autour d’elle pour masquer ses faiblesses. Tout ce qui, à ses yeux, pouvait la rendre vulnérable était relégué dans un coin de son esprit et il ne devait pas être aisé d’y accéder sans déclencher un enchaînement de réactions violentes. Lorsque, exténuée, Cassie ferma enfin ses paupières, Jess se leva. Elle resta encore un instant à contempler l’étrange jeune fille, puis pressa l’interrupteur et referma la porte.

Dans la salle de séjour, elle retrouva Seven allongé sur le canapé, éreinté par la soirée, mais incapable de se résoudre à dormir. Il regarda Jess s’installer dans son fauteuil. Chacun d’eux avait en tête le fait que, à quelques kilomètres de là, Damian se trouvait entre la vie et la mort. Leur frère, avec qui ils avaient tellement de souvenirs en commun, tant de douleurs partagées.

Seven et Jess avaient vu leur fratrie diminuer avec la perte des deux aînées. Si Damian succombait à son tour, ils n’arriveraient pas à surmonter sa disparition. Ils ne le disaient pas à voix haute, mais l’un comme l’autre savait que le décès de Damian signerait la fin de leur famille, et leur séparation. C’était inévitable.

— Elle dort, chuchota Jess.

— Cette fille est louche, Jess… À un moment, tu as envie de lui faire confiance, et la minute d’après, tu as l’impression qu’elle te veut du mal.

— Tu n’es pas objectif. Tu l’as détestée dès l’instant où Damian a posé les yeux sur elle… Non, le problème, ce n’est pas Cassie… Du moins, pas comme tu le penses.

Seven fronça les sourcils.

— Je ne comprends pas ; qu’est-ce que tu veux dire, exactement ?

— Dans ma vision, Chelsey… enfin, cette chose qui ressemblait à Chelsey, m’a dit que Damian allait mourir à la place de Cassie.

— OK, alors dans ce cas, je m’occupe de son cas et Damian ne mourra pas !

— Ne sois pas ridicule… Ce n’est pas ce que je veux dire… Te rappelles-tu cette histoire dont vous vous êtes occupés à Orlando, Damian et toi ?

Seven se frotta le menton en réfléchissant. La fatigue l’empêchait de se concentrer. Son frère et lui avaient travaillé sur tellement d’affaires liées au surnaturel ! Chaque fois, ils ne demeuraient sur place que quelques jours, le temps de mener à bien leurs investigations, puis retournaient chez Jess.

Cet appartement était devenu leur point de chute, depuis que Jess avait emménagé à Fairfield, deux ans plus tôt. Parfois, les deux hommes pouvaient rester des semaines à son domicile. Ils se trouvaient alors une couverture professionnelle, histoire de renflouer leurs finances, même si Jess recevait chaque mois une rente conséquente de la part de leur père. Les Leghert ne faisaient pas partie des plus démunis, mais Damian et Seven ne figuraient plus sur la liste des heureux héritiers. Et ça tombait plutôt bien, parce que les richesses de sa famille, et par conséquent de son ancien bourreau, Damian crachait dessus avec un mépris évident. Seven, lui, ne disait rien. Son père l’avait prévenu : s’il suivait Damian, il ne toucherait rien. Il avait fait son choix et le sujet était clos. Être libre et avec son frère avait tellement plus de valeur à ses yeux ! Jess avait été plus maligne en ne révélant jamais qu’elle travaillait avec les deux hommes.

La majorité du temps, les deux chasseurs circulaient donc dans tout le pays. Ils avaient bien dû franchir au moins une fois tous les États, mais ils n’étaient vraiment heureux que lorsqu’ils rejoignaient Jess. Ensemble, ils se sentaient plus forts. Seven fit un effort plus soutenu pour trier parmi ses souvenirs.

— Le rituel qui a foiré ?

— Oui… Je pense que quelqu’un a voulu faire un rituel sur Cassie pour la tuer… et que l’acte magique a été détourné sur Damian.

Le jeune homme arbora un air perplexe. À présent, il se rappelait bien cette affaire. Une femme avait tenté de se venger de son conjoint infidèle en essayant de le supprimer avec l’aide de la magie, mais c’était finalement sa maîtresse qui avait trouvé la mort. L’épouse avait vraisemblablement commis une erreur et son sort avait été dévié sur la personne la plus proche de celui qu’elle visait.

— Qui voudrait tuer Cassie ?

— Je l’ignore, mais tu dois débusquer le responsable du rituel. Il faut…

Jess s’interrompit. Sa tête pivota vers la chambre dans laquelle elle avait laissé Cassie, quelques minutes plus tôt. Un instant, elle avait cru discerner un bruit, mais le silence la rassura.

— Il existe une formule de protection, reprit-elle alors. Nous allons mettre cela en place pour éviter à Damian de subir d’autres attaques. Mais ce ne sera pas efficace à cent pour cent tant que nous n’aurons pas découvert celui qui a jeté ce maléfice.

— Quand ?

— Il ne faut pas tarder. Nous agirons directement à l’hôpital. Tu vas m’aider à tout préparer et nous irons le voir demain.

S’il est encore en vie, ne put s’empêcher de penser Seven.

Leurs regards se posèrent au même moment sur le téléphone de Seven. Leur seul espoir à ce moment précis était de ne jamais avoir à entendre la sonnerie de l’appareil résonner. Le reste de la nuit promettait d’être long.