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Ils se séparèrent en haut de Sunset Drive et Ellie poursuivit son chemin toute seule. L’atmosphère était lourde et la brume du soir se levait, gommant les contours et donnant à tout ce qu’elle ensevelissait un petit côté irréel. À peine si Ellie s’en aperçut. Elle était trop occupée à revivre ces quelques heures passées avec Graham : comment il avait levé les yeux de son dessin, cette façon qu’il avait eue de lui sourire dans le magasin de bonbons, les frisottis qui étaient apparus au creux de sa nuque quand elle l’avait suivi le long de la plage, au retour.

Mais, surtout, surtout, elle se demandait ce qui lui avait pris d’inviter Graham à dîner à la maison, le soir-même. Comment avait-elle pu trouver que c’était une si bonne idée, sur le moment ? Et le pire, c’était qu’il avait dit oui. Alors évidemment, maintenant, la liste de tout ce qu’elle avait à faire avant qu’il n’arrive lui tournait non-stop dans la tête, comme le bandeau qui défile au bas de l’écran sur CNN, et elle devait s’accrocher pour ne pas paniquer.

Ça allait être un désastre. S’il y avait toutefois la moindre chance que ça se passe bien – aussi impossible que ça puisse paraître –, elle devait d’abord s’assurer que sa mère parte à l’heure à son club de lecture (pour une fois), que la cuisine soit propre (pour une fois) et que Bagel ait eu son content d’exercice, avant, et se comporte donc, pendant, comme un gentil beagle au lieu de jouer les banshees en furie (pour une fois). Et ce n’était qu’un début. Il y avait des millions de trucs qui pouvaient faire que ça allait horriblement mal tourner. Il fallait encore espérer qu’il y ait de quoi manger dans le frigo. Assez, du moins, pour bidouiller quelque chose qui puisse vaguement ressembler à un repas. Il fallait encore espérer que sa mère n’ait pas transformé la maison en réserve pour le magasin et qu’il n’y en aurait pas partout dans le salon. Il fallait encore espérer que la clim se soit miraculeusement réparée toute seule pendant qu’elle était partie.

Il fallait espérer.

La rue était en pente et elle se laissa entraîner par son élan, le claquement de ses tongs rythmant ses pas sur le trottoir. Mais qu’est-ce qui lui avait pris ? se désolait-elle une fois de plus. Elle ne s’était juste pas vue aller au restaurant avec lui. Pas avec tous ces photographes à l’affût ; pas après ce qui était arrivé avec Quinn, hier ; pas avec la moitié de la ville (les gens qu’elle connaissait) qui les aurait tenus à l’œil toute la soirée. Alors, quand il lui avait proposé de retourner au Casier à Homard (à moitié en riant, c’est vrai, mais n’empêche), elle avait encore préféré l’inviter à dîner. Chez elle.

— Pour ce qui est du repas gastronomique, je ne peux rien te promettre, l’avait-elle prévenu. Mais je peux te garantir qu’il n’y aura pas un seul homard en vue.

— Ouah ! s’était-il exclamé. Toi, au moins, tu sais faire l’article !

Mais il avait accepté.

Il allait venir.

Chez elle.

Dans une heure.

Elle avait déjà remonté les trois quarts de l’allée lorsqu’elle sursauta en apercevant quelqu’un sur la terrasse. Perchée sur la balancelle qu’elle faisait osciller de la pointe du pied, Quinn examinait ses ongles.

— Hé ! lui lança sa visiteuse, en entendant le bruit de ses pas. T’étais passée où ?

— Partie faire un tour.

Quand elle s’assit à côté d’elle, la balancelle grinça sous leur poids et elle se revit avec Quinn, lorsque, petites, elles sortaient avec des couvertures pour se blottir l’une contre l’autre, exactement au même endroit. Elles prétendaient que la balancelle était un bateau et fermaient les yeux pour que le bruit des vagues, en bas de la rue, vienne ajouter plus de crédibilité à leur maritime épopée.

— Où ça ?

Mais ce n’était pas vraiment ce que Quinn voulait savoir, elle ne se leurrait pas.

— Avec Graham, souffla-t-elle, en lui jetant un regard en coin.

Quinn secoua la tête.

— Ça paraît quand même incroyable, tout ça, non ?

Ellie ne voyait pas comment elle aurait pu la démentir. Incroyable, cette histoire ? C’était peu dire !

— Bon, alors j’ai genre trois millions de questions, lui annonça Quinn, en ramenant ses genoux sous son menton. Comment il a commencé à t’envoyer des mails, d’abord ? Et, franchement, comment t’as pu ne pas me dire que tu écrivais des lettres d’amour à un mec ? Même si on oublie que c’est Graham Larkin, c’est un truc que je devrais savoir, non ? Je suis quand même ta meilleure amie, je te rappelle. (Elle prit le temps de reconsidérer cette affirmation.) Sérieux, El, depuis quand t’es devenue du style à te la jouer agent secret ?

Ne sachant pas trop quoi répondre, Ellie détourna les yeux. Quinn ne se doutait pas qu’elle venait justement de la démasquer. Elle ne s’était pas rendu compte que, pendant ces douze années qu’avait duré leur amitié, Ellie n’avait fait que ça : se cacher. Au début, parce qu’elle avait promis à sa mère de garder son secret. Et puis, plus tard, quand elles avaient été plus grandes, par habitude, ou par instinct de conservation. Les deux peut-être. Elle avait juste évité le sujet, un sujet trop sensible pour qu’on puisse seulement l’effleurer.

— Je suis pas… J’allais t’en parler.

— Ah oui ? Quand ça ?

Le regard de Quinn s’était fait dur, tout à coup. Comme si, déjà énervée par toute cette histoire, elle n’avait jusqu’alors pas trop su pourquoi et venait brusquement de mettre le doigt dessus.

— Bientôt, lui assura Ellie, en se tournant vers son amie pour la regarder en face. Je te jure. C’est juste que je ne voyais pas trop à quoi ça rimait, ni même si ça allait donner quelque chose. Je croyais que c’était seulement un ado tombé du ciel, à l’autre bout du pays, que je n’allais sans doute jamais le rencontrer. (Elle soupira.) Je crois que je ne savais pas vraiment si c’était… réel.

— Et maintenant ?

Elle se mit à examiner ses mains. Il y avait une trace grise sur son pouce, là où elle avait attrapé le crayon dont Graham s’était servi pour faire son dessin. Elle dut réprimer une soudaine envie de sortir la feuille de son sac pour le revoir.

— Je ne sais pas, reconnut-elle. Peut-être.

Devant le haussement de sourcils de son amie, elle secoua la tête.

— Ou peut-être pas… C’est quand même Graham Larkin.

Mais, tout en disant ça, elle pensait le contraire. Parce qu’il n’avait pas vraiment ressemblé à Graham Larkin, aujourd’hui. Il avait ressemblé à cet ado tombé du ciel, à l’autre bout du pays.

Derrière elles, la porte s’ouvrit et sa mère pointa la tête dehors, tout en retenant Bagel du pied (ce chien ne ratait jamais une occasion de se faire la malle).

— Je savais bien que j’entendais quelqu’un, lâcha Mme O’Neill. Qu’est-ce que vous complotez, toutes les deux, là dehors ?

— Ellie me racontait juste…

Quinn se tut brutalement en voyant les yeux énormes que lui faisait Ellie.

— J’étais justement en train de lui demander si elle voulait rester dîner, répondit Ellie, un peu trop précipitamment peut-être.

Sa mère haussa les épaules.

— Je vais à mon club de lecture, ce soir, alors, n’hésitez pas à vous servir dans le frigo.

— Merci. Tu pars à quelle heure pour ton club ? Tu devrais y aller bientôt, non ?

Mme O’Neill consulta sa montre.

— Sous peu, répondit-elle, avant de disparaître avec le chien derrière la porte.

À peine était-elle rentrée que Quinn pivotait d’un bloc vers Ellie.

— C’est quoi, cette embrouille ?

— Pardon. C’est juste que Graham ne va pas tarder à débarquer et comme je n’ai pas encore eu le temps de lui annoncer… Elle ne serait pas contente si…

— Parce que tu mens à ta mère aussi, maintenant ? Non, sérieux, Ellie, c’est quoi tous ces mystères ?

— Non mais, là, c’est différent… C’est compliqué.

— Comment ça ?

Ellie baissa les yeux.

— Je peux pas te le dire.

— Attends, laisse-moi deviner. C’est un secret ?

— Je suis désolée, je te jure. C’est plus que ça… (Elle s’interrompit, secoua la tête.) Si seulement je pouvais t’expliquer !

— T’emmerde pas, lui rétorqua Quinn, en se levant. Faut que j’y aille. Moi aussi, j’ai un truc prévu ce soir.

— Ah bon ?

Le regard de Quinn se fit glacial.

— Pourquoi ? C’est si difficile à croire ?

— Non, non, bien sûr que non. Et c’est quoi ce truc ?

— Je sors avec Devon.

— Sans blague ?

C’était parti tout seul. Elle n’avait pas réfléchi. Et, maintenant, il était trop tard. Quinn avait fait volte-face et la considérait, les yeux plissés : deux meurtrières.

Elle n’avait pas pu s’en empêcher. Ces quatre dernières années, tout ce qu’elle avait entendu Quinn dire de Devon, c’était qu’il était carrément nul. Il était trop grand et trop maigre. Il avait les cheveux trop frisés et les lunettes toujours de travers. Avec Quinn, elles avaient passé des heures à railler cette façon qu’il avait de la suivre partout comme un petit chien. Et tout le monde au lycée se souvenait de ce jour de la Saint-Valentin, en seconde, où le casier de Quinn avait été bloqué. Quand l’agent d’entretien avait réussi à l’ouvrir, une avalanche d’enveloppes roses étaient tombées à ses pieds et, pendant des mois, le malheureux Devon s’était fait charrier parce qu’il craquait pour l’agent d’entretien, un septuagénaire à moitié bossu.

Mais quelque chose avait manifestement changé, hier soir, et Devon n’était plus la risée du lycée. Ellie eut l’impression qu’une invisible frontière s’était déplacée et qu’elle venait de tomber du mauvais côté, avec Quinn qui la fusillait du regard dans le camp opposé.

— Oui, sans blague, lui répliqua-t-elle sèchement.

— Pardon, répéta Ellie. Je suis vraiment désolée. Je crois que je ne me suis pas encore faite à l’idée… toi et Devon…

Quinn resta campée sur les marches encore un moment, la mine renfrognée.

— Oui, eh bien, tout le monde ne peut pas être taillé pour sortir avec une star, lui balança-t-elle.

Et, sans un mot de plus, Quinn tourna les talons pour se diriger vers la rue.

— Quinn !

Mais son amie ne se retourna pas et comme, de toute manière, elle ne pouvait rien faire, il ne lui restait plus qu’à la regarder partir sans bouger. Quand elle se retrouva assise toute seule sur la terrasse, son cœur se serra. Pourtant, même si elle lui avait couru après pour la rattraper, qu’est-ce qu’elle aurait pu lui dire ? Pas grand-chose, elle le savait. Parce que le problème, ce n’était ni Devon, ni Graham. Le problème, c’était que Quinn avait parfaitement raison : il y avait vraiment des choses qu’elle lui cachait – plus encore qu’elle ne l’imaginait. Et la seule façon de le régler, c’était de lui dire la vérité. Or, ça, il ne fallait pas y compter.

Ce n’était ni sa première ni sa dernière dispute avec Quinn. Et elle avait appris, au fil des années, qu’avec elle peu importait la manière ou le moment qu’on choisissait pour lui demander pardon : si elle n’était pas prête à écouter, ça ne servirait à rien de s’égosiller. Quinn reviendrait quand elle reviendrait (elle revenait toujours). Mais Ellie n’avait jamais très bien supporté cette attente et, rien que d’y penser, son estomac commençait déjà à se nouer.

Elle l’appellerait demain. Demain, elle entamerait sa campagne de reconquête. Mais, pour l’heure, elle n’avait pas le temps de se prendre la tête avec ça. Graham allait arriver dans moins d’une heure et elle n’avait toujours pas mis le pied dans la maison pour mesurer l’ampleur des dégâts.

Quand elle poussa la porte, Bagel déboula dans le couloir, ricochant sur les murs et envoyant valser bottes en caoutchouc et parapluies dans l’élan. Ellie demeura plantée sur le paillasson « Welcome » et regarda le chien shooter dans un mouton de poussière qu’il avait déniché sous la table de l’entrée. Elle laissa tomber son sac à côté de la porte avec un soupir et se risqua dans la cuisine.

Sa mère mangeait un yaourt devant l’évier, tout en regardant distraitement le JT sur la vieille télé reléguée à côté du grille-pain. Le plan de travail disparaissait complètement sous les journaux, dont les dates allaient d’aujourd’hui aux deux semaines précédentes, et la vaisselle sale débordait dans le bac.

— C’est à quelle heure ton club de lecture déjà ? demanda-t-elle à sa mère, en détaillant sa tenue : pantalon de jogging, chemise grand-père et paire de pantoufles.

Sa mère jeta un vague coup d’œil à la pendule du micro-ondes.

— Oh ! s’exclama-t-elle, l’air sincèrement étonnée. C’est tout de suite.

— Tu ferais peut-être mieux d’y aller alors, la bouscula-t-elle un peu, en la poussant dans le couloir et en restant au pied de l’escalier pour s’assurer qu’elle le montait bien jusqu’en haut.

Et puis, elle se dirigea vers l’évier, attrapa une éponge et attaqua la vaisselle.

— Je croyais que Quinn restait dîner, lui fit remarquer sa mère, quand elle réapparut, quelques minutes plus tard, portant toujours la même chemise à carreaux – avec un jean et des mocassins, cette fois.

— Elle avait des courses à faire en ville avant, lui répondit-elle, en plongeant la tête vers le bac pour ne pas que sa mère voie à quel point elle était rouge (elle n’avait jamais vraiment su mentir). Mais ça va aller. Prends ton temps.

— OK, acquiesça sa mère, en attrapant ses clefs posées sur une pile de bons de réduction. Tu penseras à nourrir le chien aussi ?

Elle opina du bonnet en agitant une main savonneuse et reprit sa respiration en entendant la porte d’entrée claquer. Elle s’appuya sur les bords de l’évier et poussa un soupir, découragée par l’état de la maison. Quand elle tourna la tête, Bagel était assis à ses pieds et agitait frénétiquement la queue.

— Ça va être la cata, lui annonça-t-elle.

Mais le chien se contenta de lui adresser un bon gros sourire canin et continua à agiter sa petite queue à fouet blanc.

Quand elle eut terminé la vaisselle, débarrassé le plan de travail d’une partie de ce qui l’encombrait, lancé sa balle à Bagel et rempli sa gamelle de quelque chose d’à peine moins appétissant que tout ce qui se trouvait dans le frigo, il ne lui restait plus que quelques minutes pour se doucher, se changer et faire une dernière tournée d’inspection avant l’arrivée de Graham.

Elle allait enfiler son jean de base, lorsqu’elle décida finalement d’opter pour la robe dos-nu verte dont sa mère lui avait fait cadeau, quelques semaines plus tôt, s’empressant d’arracher l’étiquette avec les dents. Elle détestait le vert habituellement. Avec ses cheveux roux, elle avait toujours peur de ressembler à un sapin de Noël. Pourtant, quand elle se planta devant la glace, elle fut agréablement surprise par le résultat. Pas vraiment à la hauteur des critères hollywoodiens, mais elle allait devoir faire avec.

Plus que deux minutes au compteur. Elle se dirigea vers l’escalier, tout en repassant mentalement sa liste. Elle ne s’attendait pas vraiment à le voir débarquer à l’heure : les garçons étaient toujours en retard, et celui-là avait de bonnes raisons de se la jouer à la star. Elle aurait encore un peu de temps pour ranger, cacher toutes les photos d’elle petite – franchement ridicules – et virer quelques-unes des bricoles dont la maison était littéralement envahie – en forme de homard pour la plupart.

Mais, comme elle franchissait le seuil de la cuisine, sa gorge se serra.

Il n’y avait plus de journaux sur le plan de travail, plus de magnets débiles sur le frigo, elle avait planqué les jouets couineurs de Bagel dans un placard et la vaisselle était lavée et rangée. La maison était nickel, peut-être même plus jolie qu’elle ne le serait jamais. Pourtant, telle qu’elle était là, regardant autour d’elle avec les yeux de Graham, Ellie se rendit compte que, chez elle, ce ne serait jamais assez joli.

C’était petit et miteux. Ça débordait de partout. Les douze années qu’elles avaient passées ici avaient laissé des éraflures sur les murs, des griffures sur le parquet et un léger film poussiéreux qui recouvrait toutes les photos encadrées. La poignée du robinet de la cuisine était cassée depuis si longtemps qu’elles s’y étaient habituées et elle ne se souvenait pas quand le frigo avait été blanc.

Elle jetait des coups d’œil désespérés en tous sens et s’efforçait d’étouffer la bouffée d’angoisse qui menaçait de la submerger. Comment avait-elle bien pu penser que ce serait une bonne idée ? Ce n’était pas juste un garçon quelconque qu’elle avait invité, là : c’était une star de cinéma. Ses toilettes devaient être plus grandes que leur cuisine ; sa chambre, plus grande que la maison tout entière. Elle n’était jamais allée en Californie, mais elle imaginait que, là-bas, tout était chic et rutilant, à des années-lumière de cette vieille bicoque délabrée, avec sa peinture décapée par le sel marin et sa terrasse qui s’affaissait de plus en plus chaque année.

Elle tendit la main vers son Smartphone, en se disant qu’elle allait lui envoyer un message pour changer le programme de la soirée. Certes, la perspective d’aller en ville et d’avoir à affronter les photographes était flippante. Mais est-ce que ça pouvait être pire que ça ? Pire que Graham Larkin marchant sur le lino craquelé de la cuisine et mangeant des restes dans des assiettes ébréchées ?

D’accord, d’accord, si sa photo se retrouvait dans les journaux, ça aurait des répercutions. Sa mère serait furieuse. Mais c’était bien plus grave que ça. C’était prendre le risque que quelqu’un fasse le rapprochement. Leur existence entière, ici, était basée sur un secret, et il suffirait d’une seule erreur pour que tout s’écroule.

Oui mais, derrière elle, le chien lapait l’eau de la cuvette des W.-C. et, sur le rebord de la fenêtre, la clim émit un grognement sonore avant de s’arrêter avec un halètement poussif.

Ellie se mordit la lèvre et fit apparaître le clavier de son portable.

Trop tard.

Avec un jappement sec, Bagel fonça dans le couloir comme un boulet de canon. Un quart de seconde plus tard, la sonnette de la porte retentissait à travers toute la maison.