Encore un peu

XV, 1 – XVI, 33 

 

Après le brouhaha de la sortie et un temps de marche, Jésus reprend la parole quand à la lueur lunaire il aperçoit une vigne : La vraie vigne c'est moi, et mon Père est le vigneron.

Les vignes ont beau tendre leurs ceps noueux sous le ciel d'hiver, déployer leurs tendres feuilles d'avril sous une finesse de fleurs discrètes, empourprer jusqu'à l'indigo leurs lourdes grappes parmi ce feuillage d'automne qui tourne au chlore pâle, elles nous tromperaient si elles ne préfiguraient pas le Messie.

Mes sarments qui ne fructifient pas, il les ôte, mais ceux qui fructifient il les émonde pour qu'ils fructifient mieux.

Prophétique le travail des vignerons : le Père penché sur le Fils en examine les sarments pour trancher selon ce que promettent les yeux.

Déjà vous êtes émondés par le langage que je vous ai tenu. Entendre les paroles du Messie supprime en nous ce qui n'aboutirait pas.

Restez avec moi et moi avec vous. Le sarment ne peut pas fructifier sans être avec la vigne mais vous non plus sans rester avec moi. C'est moi la vigne et vous les sarments. Celui qui reste avec moi et moi avec lui, fructifie beaucoup puisque sans moi vous ne pouvez rien faire. Si quelqu'un ne reste pas avec moi, il est rejeté comme le sarment et il se dessèche. On les entasse, on y met le feu et ils brûlent. Si vous restez avec moi et que mes paroles restent avec vous, demandez ce que vous voudrez et vous l'aurez.

Rien de ce qui nous conforme à lui ne peut nous être refusé. Mais le reste perd sa sève et on en fait des feux sur les talus.

Fructifiez beaucoup, c'est la gloire de mon Père, et vous serez mes disciples.

Ce que le Fils nous fait faire éclaire de façon neuve le visage du Père. C'est justifier l'univers qu'élever les humains à ce rôle qui était l'apanage du Fils.

 

Je vous ai aimés comme le Père m'a aimé. Restez dans mon amour : Si vous gardez mes ordres, vous resterez dans mon amour comme j'ai gardé les ordres de mon Père et que je reste dans son amour. Je vous le dis pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit réelle. Mon ordre est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés.

Les historiens éloignent ces paroles quand ils prétendent donner un sens confessionnel à ce LES UNS LES AUTRES qui signifierait : entre chrétiens. Mais qui peut se vanter d'être chrétien ? ou de ne pas l'être ?

Quand Jésus a désigné un proche c'était un Samaritain. Un prochain peut même n'être que de rencontre, mais le Messie aime ce qu'il y a de disponible en nous à notre insu.

Il n'y a pas de plus grand amour que de quitter son âme pour ses amis. Le risque au service des prochains est ce qui ressemble le mieux à la générosité du Père. Et justement le Messie qui est venu la démontrer a été mis à mort parce qu'il nous y donnait accès.

Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous ordonne. Je ne vous dis plus esclaves, parce que l'esclave ne sait pas ce que fait son seigneur, mais je vous ai dit amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai entendu de mon Père.

Tant qu'on a des dieux on leur obéit les yeux fermés. Mais le Messie qui se substitue aux dieux nous fait part de ce qu'il sait. Or ce qu'il sait c'est que son Père est notre Père. (Le Fils nous montre à être fils.)

Vous ne m'avez pas choisi, c'est moi qui vous ai choisis. Et je vous ai destinés à aller fructifier, oui, un fruit qui reste, pour que le Père vous donne ce que vous demanderez en mon nom. Et ce que je vous ordonne est de vous aimer les uns les autres.

Nos choix sont aveugles ou infirmes, mais le Messie cogne à notre porte, à chaque porte, d'une façon qu'il choisit à sa guise.

Nos démarches se font sur le sable, nos gestes se dissolvent dans l'air qui passe, mais le Messie indique à chacun une attitude qui donne de la durée au temps.

Si le monde vous a en haine, sachez qu'il m'a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est sien, mais vous n'êtes pas du monde, mon choix vous a tirés du monde, voilà pourquoi le monde vous a en haine.

Puisse-t-il y avoir désaccord entre nous et le train du monde. Nous ne sommes dans le droit fil d'aucune évolution n'en déplaise à Paul ou à Teilhard.

L'histoire ne peut nous reconnaître qu'à la faveur d'une équivoque. Le Messie n'a été acclamé que par malentendu. Dès qu'il n'a plus été pris pour l'héritier de David, il n'a plus eu d'avenir.

Rappelez-vous ce que je vous ai dit : un esclave n'est pas plus grand que son seigneur. Ceux qui m'ont rejeté vous rejetteront, ceux qui m'ont écouté vous écouteront, mais tout ne se fera qu'à cause de moi (en bien ou en mal selon les heures de chacun) parce qu'ils ne connaissent pas celui qui m'a envoyé.

On ne réussira pas où le Messie a échoué. Une chrétienté ne serait qu'une apparence. Personne ne connaît le Père sauf le Fils et celui à qui le Fils veut le faire connaître.

 

Si je n'étais pas venu leur parler, ils n'auraient pas de faute, mais maintenant ils n'ont plus d'excuse pour leur faute.

Quelle est cette faute ? Me haïr c'est haïr mon Père.

Si je n'avais pas fait chez eux un travail que personne d'autre n'a fait, ils n'auraient pas de faute. Mais maintenant ils ont vu et ils nous ont haïs moi et mon Père. Mais c'est pour remplir cette parole écrite dans leur loi : Ils m'ont haï sans motif.

Les Juifs qui ont écrit ou récité cette parole (Psaumes XXXV, 19 et LXIX, 5) ne soupçonnaient peut-être pas encore qu'elle faisait partie du langage qu'il y a chez Dieu. Nos limites peuvent nous révolter, mais pourquoi haïr quelqu'un qui les partage ?

Quand va venir le Défenseur que je vais vous envoyer d'auprès du Père, le Souffle de la vérité, lui qui sort du Père, il va témoigner de moi. Mais vous aussi vous témoignerez parce que vous êtes avec moi depuis le début.

Le Fils n'envoie que de chez le Père ce Souffle qui y prend source puisqu'il est l'espèce de respiration qu'il y a entre le Père et le Fils. Si elle nous gagne elle est en nous leur témoin.

Les disciples sont témoins de ce que le Messie a d'ostensible depuis le moment où il s'est mis à dire sa vie à mesure qu'il la vivait. Il avait d'abord regardé le monde, médité l'écriture et contemplé Dieu, mais quand il a pris conscience de la filialité humaine il a compris que son travail était de la signifier.

Quand le Souffle animera en nous ces signes qui sans lui ne seraient qu'apparence, ce Souffle sera l'avocat de notre anémie. Il vient parfaire le travail du Nazaréen.

 

Je vous ai dit cela pour que vous ne soyez pas renversés. Ils vont vous excommunier. Et même l'heure vient où quiconque vous tuera pensera rendre un culte à Dieu. Ils le feront parce qu'ils ne connaissent ni le Père ni moi.

Les gens travaillent pour le Dieu qu'ils imaginent. On ne peut même pas les incriminer.

Je vous dis cela pour que l'heure venue vous vous rappeliez que je vous l'ai dit. Je ne vous l'ai pas dit dès le début parce que j'étais avec vous.

Maintenant que nous entrons en solitude, notre chemin est celle du Messie.

Or maintenant je vais vers celui qui m'a envoyé et aucun de vous ne me demande : Où vas-tu ?

Il s'étonne. Nous pourrions nous fier sans fermer les yeux. Pourquoi ne pas regarder le paysage ?

Mais parce que je vous ai dit cela, la tristesse vous a rempli le cœur. Pourtant je vous dis la vérité, il vaut mieux pour vous que je m'en aille, puisque si je ne m'en vais pas le Défenseur ne viendra pas vers vous, mais si je m'en vais je vous l'enverrai. Et quand il va venir, il va mettre le monde en tort à propos de faute, de justice et de jugement.

Le visage peut cacher l'âme, l'absence peut la dévoiler. L'une des tâches du Messie est de partir.

N'a-t-il été là que pour s'en aller ? En tout cas le deuil sert de porte à l'inspiration.

Faute, justice et jugement ne forment ni une symétrie ni une progression, ni une totalité. Jésus a l'art d'éviter les structures, il ne vient pas fonder des concepts. Il indique comme au hasard trois domaines où la respiration divine rend évidents les contre-sens du monde.

La faute c'est qu'ils ne se fient pas à moi.

Les gens ne voient pas où se situe le mal. Soit ils sont voraces, soit ils sont grégaires. L'esprit d'entreprise veut gagner par force ou par ruse, la religiosité fait corps avec ses idoles ou avec ses idées. D'une part c'est l'effronterie des bêtes de proie, d'autre part la niaiserie des clientèles. Alors que seulement compte le tête-à-tête avec le Messie.

La justice c'est que je m'en vais vers le Père et vous ne me voyez plus.

Les civilisations se trompent dans les normes qu'elles imaginent. L'ordre des choses c'est l'évasion de la lumière chaque soir, la disparition de la vie, ce mystère de Dieu dont l'univers est l'écho brouillé, mais dont le Messie est le chiffre par son retrait.

Le Messie s'en va pour nous laisser le temps de l'entendre comme si notre durée était sa respiration, comme si la solitude des bois en bourgeons avec leurs envols d'oiseaux et leurs parterres d'anémones nous disaient quelque chose de la découverte du Père par le Fils, comme si les crépuscules de printemps sur les pervenches des lisières faisaient pressentir l'abandon du Fils à son Père.

Le jugement c'est que le magistrat de ce monde est jugé.

Comment ne s'aperçoit-on pas de ce qui est sans avenir ? Les principes sont des impasses, les gains sont du vide, les tapages sont du mutisme.

J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas le supporter à présent. Quand va venir le Souffle de la vérité, il vous acheminera vers toute la vérité...

Les heures insupportables sont à venir, mais le Souffle du Fils sera notre compagnon. Ainsi sous les cris et les fouets des charretiers le vent d'automne parle à l'oreille du cheval enlisé et lui secoue la crinière pour le sursaut utile.

Ce Souffle sera jusqu'au soir le soleil du désert pour cerner notre ombre de passant. Ou encore il sera tout le jour ce tourbillon de neige qui soutient les battements de notre cœur aveugle.

... puisqu'il ne va pas parler par lui-même : Il va dire tout ce qu'il entend et vous apprendre ce qui arrive. Il va me glorifier parce que c'est de moi qu'il va recevoir ce qu'il vous apprendra. Tout ce qu'a le Père est à moi, c'est pourquoi je dis qu'il va recevoir de moi ce qu'il vous apprendra.

La respiration vitale du Père est la respiration même de ce Fils qui dit le Père. Cette respiration est quelqu'un qui ne fait qu'entendre et peut faire entendre. Il entend de l'intérieur un langage dont il peut livrer l'âme.

Il entend l'initiative du Père et l'acceptation filiale. Il est le témoin de cette EX-ISTENCE du Père qu'est le Fils. Il est la connivence du Père et du Fils.

Sans cette contagion tacite le langage n'aurait pas de sens et le Messie resterait au tombeau où le poussent les accapareurs de l'écriture : Encore un peu et vous ne me verrez plus, mais encore un peu et vous me verrez.

Alors les disciples se sont dit les uns aux autres : Qu'est-ce qu'il nous dit : Encore un peu et vous ne me verrez plus, mais encore un peu et vous me verrez ? Et : Je m'en vais vers le Père ?

Qu'on disparaisse par la mort, on y croit à peine, mais on le sait. Aller au Père est moins croyable à moins que ce soit un euphémisme pour voiler la tombe. Quant à réapparaître il n'y en a d'exemples que dans les légendes.

Ils se disaient : Quel est ce peu qu'il dit ? On ne sait pas de quoi il parle.

Jésus a su qu'ils voulaient lui demander et il leur a dit : Vous cherchez entre vous parce que j'ai dit : Encore un peu et vous ne me verrez plus, mais encore un peu et vous me verrez ?

Le déroulement du temps avec ses phases nous étonne autant que l'étendue de l'espace avec ses distances. Nous attendions du Messie qu'il abolisse l'éloignement et la succession.

Mais est-ce que les séparations ne disent pas cette différence des personnes qui permet la singularité de leur rôle ? Et est-ce que nos heures ne sont pas les péripéties qui suscitent sans cesse l'élan de l'âme ?

Or loin de notre pays et de notre siècle, le Messie se servait déjà d'une barque ou d'une montagne, d'un désert ou d'un jardin, ou seulement de la nuit pour s'écarter de ses contemporains et même de ses intimes.

Et puis, comme une procession de mots exprime un instant de l'âme, le cheminement des jours du Messie déploie sa filialité. La filialité n'est-elle pas de ne rien recevoir qu'à mesure d'une perpétuelle attente ?

Le Fils ne s'approprie rien, il se fie à son Père plus qu'aux dons de ce Père. Sa gratitude a la forme de l'espérance : Je sais que tu m'exauces toujours. Puisque son rôle est de tout recevoir, il ne cesse de publier qu'il reçoit tout : telle est la lumière de l'âme. Et alors, qu'on meure ou pas ne change rien.

Oui, oui, je vous le dis, vous allez gémir et vous lamenter et le monde se réjouira.

On me reprend l'âme qu'on m'a donnée, mais Dieu merci, tout le monde va bien !

Vous serez tristes et pourtant votre tristesse se changera en joie. Quand une femme enfante elle s'attriste parce que son heure est venue, mais quand le garçon est né, elle oublie son angoisse dans la joie qu'un homme soit venu au monde.

Parfois cette parabole semble aussi irréelle que les consolations des amis de Job, et pourtant elle est du Messie.

Vous aussi vous avez maintenant de la tristesse, mais je vous reverrai (la seule parole qui puisse nous faire traverser la nuit). Et votre cœur se réjouira. Et personne ne vous ôtera votre joie. Et ce jour-là vous ne me demanderez plus rien. Oui, oui je vous le dis, le Père vous donnera ce que vous demanderez en mon nom.

Ce futur n'est pas si futur : quand on s'imprègne de l'attitude du Fils, le Père entend nos soifs, même enfantines.

Jusqu'à maintenant vous n'avez rien demandé en mon nom.

On n'a pas à demander la puissance, on n'est pas source, c'est le monopole du Père. Ni la propriété, retenir n'est pas recevoir, le Messie risque sa vie. Ni la notoriété, mieux vaut être connu du Seul.

Demandez et vous recevrez pour que votre joie soit réelle.

Joie de ne se croire cause de rien, de voir s'évanouir le donné, de se savoir méconnu du monde et de soi-même et de laisser les basses nuées passer en lambeaux sur le zinc mouillé des toitures.

 

Je vous ai parlé avec des comparaisons, mais l'heure vient où je ne vous dirai plus de comparaisons, je vous dirai franchement le Père.

Jésus distingue deux fidélités du langage. D'une part la parole qui est parabole, emploie ce qu'elle ne veut pas dire pour dire ce qu'elle veut, comme les gestes symboliques ou les actes exemplaires donnent un sens à l'espace ou à l'histoire.

D'autre part il y a le franc langage d'une présence qui se livre. Il parle sans grands moyens, il n'a d'autre ruse que la discrétion, il se sait entendu. Sa voix est à peine audible, elle est euphémique, elliptique, allusive.

Ce jour-là vous allez demander en mon nom, et je ne vous dis pas que je vais demander au Père pour vous, puisque le Père vous aime, parce que vous m'avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu.

Le Père qui nourrit les oiseaux et habille les lis se soucie davantage des humains, puisqu'ils sont en marche vers le Fils, mais à plus forte raison quand ils en sont devenus les amis.

Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde. Cette fois je laisse le monde et je vais vers le Père.

Ses disciples ont dit : Maintenant voilà que tu parles franchement, tu ne dis plus de comparaisons. Maintenant nous savons que tu sais tout et que tu n'as plus besoin qu'on te demande. Oui, nous croyons que tu es sorti de Dieu.

Jésus leur a répondu : À présent vous le croyez.

Cet À PRÉSENT est terrible. Il stigmatise nos meilleurs moments d'un POUR L'INSTANT : nous sommes successifs. Mais lui aussi et il l'avoue : je suis venu et je vais m'en aller.

Il aura vécu notre instabilité sans avoir où reposer sa tête. Il a su se contredire comme on met un pied devant l'autre pour avancer.

Cette parfaite imperfection de son mouvement est la filialité même comme le langage qui s'en remet sans cesse à l'ensuite.

Il ne possède rien d'avance, il n'existe qu'à mesure qu'il reçoit l'existence et sans jamais se croire de droits sur le donné. Mais ce n'est pas sans humour qu'il voit en nous la décalcomanie tremblée de son aujourd'hui : nos heures ne sont pas que des ratures, elles savent être des effondrements.

L'heure vient, et elle est venue, où vous serez dispersés chacun de son côté.

C'est l'histoire réelle du christianisme qui commence après cette cohésion des disciples dont on saura vite qu'elle n'était qu'apparente.

Et vous me laisserez seul.

Personne n'aura accaparé le Messie contrairement à ce que craignait chaque disciple.

Pourtant je ne suis pas seul, parce que le Père est avec moi.

La solitude du Messie cache son intimité avec Dieu et peut-être la favorise.

Les disciples dispersés retrouveront à travers leur esseulement sa familiarité avec le Père : Je vous le dis pour que vous ayez la paix en moi.

Dans le monde vous avez de l'angoisse, mais courage, j'ai surmonté le monde.