Chapitre 9

Les énergies d’Ix parcourent toute chose, et chacune possède sa propre signature. C’est une chose de le comprendre mais c’en est une tout autre de s’en servir, car les brins d’énergie sont denses et entrelacés, même chez la plus primaire des créations d’Yniss.

Takaar, Père des Il-Aryns

 

Ollem luttait. Si son cœur n’avait pas été percé par les flammes noires, ses côtes, sa chair et ses muscles étaient endoloris et brûlés. Il éprouvait de plus en plus de difficultés à suivre la cadence. Chaque fois que la houle lui permettait d’apercevoir le jeune elfe, Auum devinait que celui-ci respirait de plus en plus laborieusement. Ulysan nageait non loin d’Ollem, le visage marqué par l’inquiétude. L’eau était froide, Ollem n’allait pas tenir.

Plus loin, devant eux, les deux vaisseaux ennemis restants filaient à bonne allure, toutefois les TaiGethen les rattraperaient assez rapidement. Ils devaient à tout prix empêcher les chamans d’entrer en communication avec les seigneurs Wytch. Stein avait acquis la certitude qu’il leur était impossible de contacter d’eux-mêmes Ystormun, cependant celui-ci finirait par réclamer des nouvelles et découvrirait alors que sa flotte était attaquée.

Les elfes devaient toucher terre discrètement et sans rencontrer de résistance, sans quoi ils avaient toutes les chances d’être vaincus sur les côtes de Balaia. Auum jeta de nouveau un regard en direction d’Ollem, puis il prit sa décision. Il décrivit des cercles d’un bras et fit du surplace, attendant que les siens se réunissent autour de lui. Ils étaient vingt-neuf à nager, lui compris. Ulysan soutenait Ollem d’une main dans le dos. Le seul mort à déplorer faisait partie de l’unité de Duele, pour qui ce drame était comme une chape de plomb sur les épaules. Cela donna une idée à Auum.

— Nous devons accélérer, dit-il. Ollem, je suis navré mais il faut que tu regagnes un vaisseau, le plus proche est la Bénédiction. Mais tu ne partiras pas seul. Pour ceux d’entre vous qui se savent incapables de nager plus vite que jusqu’à présent et ensuite se battre, il n’y a aucune honte à cela. Ne mourez pas pour sauver votre orgueil. Iriess, tu rentres avec Ollem.

Iriess songea à protester mais Auum soutint son regard jusqu’à ce qu’elle acquiesce.

— Duele, tu nous suis, Ulysan et moi, et tu te bats avec nous, poursuivit Auum.

Duele sourit, malgré la souffrance d’avoir perdu l’un des siens.

— C’est trop d’honneur, répondit-il.

— Ne dis pas n’importe quoi, lui dit Ulysan, tout aussi souriant. C’est peut-être un avant-goût de ton avenir.

— Tais-toi, Ulysan, l’interrompit Auum. Tais, nageons vite et battons-nous de toutes nos forces. Ne dépassez pas trop de la surface. Nous allons nous rendre maîtres du vaisseau amiral, de la poupe à la proue.

 

Stein observa de plus près la seconde rangée ennemie. Il restait des marins survivants et au moins un chaman sur le navire qu’ils avaient attaqué et qui s’éloignait en direction du vaisseau amiral, encore sous contrôle. Aucun autre bâtiment ne donnait plus signe de vie.

Sur sa gauche, la Capricieuse avait presque disparu. Inclinée sur le côté, elle était cernée de remous et d’écume. Trop de malheureux se noieraient dans ses flancs, hélas Stein n’avait pas le temps de s’inquiéter des implications de ce drame quant à leurs efforts sur Balaia. Il se mit donc à chercher des survivants parmi les débris de l’épave. Il retrouva du courage lorsqu’il en aperçut un bon nombre agrippés au mât d’artimon totalement dénudé.

Drech et Takaar figuraient parmi eux, en compagnie de ses Senseriis, ses gardes du corps, des elfes masqués qui rendaient Stein très nerveux. Plein d’énergie, Drech multipliait les encouragements, tandis que Takaar, complètement immergé en lui-même, ne quittait pas l’épave des yeux, comme s’il s’attendait à voir son illusion d’invulnérabilité prendre fin d’un moment à l’autre.

Stein descendit près des naufragés et leur dit qu’il allait revenir, une idée ayant surgi dans son esprit. Il fit demi-tour et vola vers le vaisseau ennemi maîtrisé par le détachement de TaiGethen ayant embarqué à bord de la Capricieuse.

— Les voilà ! cria-t-il dans le vent.

Le spectacle qu’il découvrit eut de quoi lui réjouir le cœur : des guerriers TaiGethen, peut-être une bonne quinzaine, nageant aux côtés d’une longue embarcation sur laquelle cinq elfes blessés étaient installés, tandis que huit autres tiraient sur les avirons. Ils avaient perdu deux des leurs, ce qui était regrettable mais en aucun cas catastrophique. Stein attira leur attention afin de les avertir de son approche, puis il se posa en douceur à l’avant de la barque, sans trop peser de son poids.

— Il y en a d’autres à aller chercher, dit-il. De l’autre côté de l’épave. Takaar se trouve parmi eux.

— C’est ce que nous pensions, lui répondit quelqu’un, dans l’eau, sur sa gauche.

Stein baissa les yeux sur ce nageur et dut lutter un bref instant avec ses souvenirs pour retrouver son nom. Grafyrre ! C’était Grafyrre, un elfe qu’Auum respectait beaucoup.

— Nous allons récupérer ces survivants, reprit celui-ci, puis nous remonterons à bord de l’Âme.

— Parfait, dit Stein. L’Âme est justement en train de virer. Je vais tâcher de repérer d’autres survivants et je vous tiens au courant. La plupart savent nager mais vous devrez en tirer certains de l’eau.

— Et Takaar ? s’enquit Grafyrre.

— Il est toujours vivant. Drech aussi, ainsi que bon nombre des vôtres.

Stein s’installa sur le banc de proue et fit disparaître ses ailes, puis il se tourna vers l’avant et attendit que les elfes se soient écartés de l’épave en train de sombrer, lui laissant ainsi le champ libre pour lancer un sort.

— Stabilisez le canot, si c’est possible, ajouta-t-il. J’ai encore un petit quelque chose à faire.

Avant même de lancer son sort de flammes et de chaleur dévorantes, Stein imaginait déjà les hurlements des chamans brûlés vifs. Que ce serait satisfaisant de tuer les derniers responsables de la destruction de la Capricieuse !

 

Le chaman fut saisi de tremblements et agrippa la rambarde, du côté de la proue, afin de se stabiliser. Lentement, Ystormun prit le contrôle de son corps. Dès qu’il en maîtrisa les jambes, il le fit se lever, puis ce fut au tour des bras, grâce auxquels il put se redresser en s’appuyant sur le bastingage. Sa vision se fit de plus en plus nette et lui permit de bénéficier d’une splendide vue de la mer qui s’étendait devant lui, avec Calaius à l’horizon.

C’est alors que le rugissement assourdi perçu dans un premier temps s’affina en sons plus nets. Il sentit de l’angoisse dans chaque ordre lancé, ainsi qu’une sérieuse tension dans les cris des guerriers ouestiens. Quand, enfin, il eut accès à l’odorat, il sentit une puanteur de magie et de feu. Ystormun secoua la tête – sa propre tête – mais cela ne changea rien.

Retenant son souffle, il se retourna et ne sut pas immédiatement sur quoi se concentrer. Loin derrière eux, il aperçut deux de ses vaisseaux en flammes. D’autres ne donnaient plus signe de vie, les voiles flasques, tandis qu’un autre filait vers l’est et la mer ouverte, en direction de nulle part. Seul un autre de ses bâtiments l’accompagnait encore. Deux… non, trois embarcations elfiques étaient lancées à leur poursuite.

Un cri d’alarme l’arracha à ce désastre lointain. Il vit alors des elfes investir la poupe. Tels des rats, ou plutôt tels des singes, ils envahissaient le bâtiment. Des TaiGethen ! jura Ystormun. Qu’est-ce qu’ils fichent là ? Comment est-ce seulement possible ?

Mais ils étaient bel et bien là. Ils se rendirent maîtres du pont arrière, exécutèrent le capitaine et le timonier et massacrèrent les chamans en quelques instants. Un elfe fit brusquement tourner la barre et le vaisseau vira vers l’est. Ils attaquaient avec une furie terrible, lançant leurs foutus jaqruis – quand ils ne se jetaient pas eux-mêmes – sur les Ouestiens qui tentaient de se défendre.

Malgré tout leur courage, les barbares avaient peu de chances de remporter cet affrontement. Les elfes étaient si vifs. Peut-être sa mémoire s’était-elle obscurcie avec les siècles mais, quoi qu’il en soit, Ystormun n’avait pas souvenir de les avoir vus agir avec une telle vivacité.

Il décida de passer à l’action. Il se rua vers la rambarde du gaillard d’avant et se mit à hurler vers le pont principal.

— Tous à la défense ! Que les chamans montent ici et préparent des sorts ! Je veux deux rangées de guerriers devant nous immédiatement et je veux que les yeux des elfes se mettent à fumer avant le sommet de la prochaine vague ! Bougez-vous !

Chamans et Ouestiens se hâtèrent d’obéir, ayant instantanément reconnu qui avait pris possession de ce corps. Neuf chamans le rejoignirent quelques secondes plus tard, accompagnés de Ouestiens pour bloquer les volées de marches.

— Placez-vous en une rangée face à la poupe et lancez vos sorts à mon commandement ! cria Ystormun.

La vague de TaiGethen déferlait autour du grand mât. Ystormun vit un Ouestien tenter de lever son épée pour se défendre, hélas pour lui une lame lui perça les tripes, puis un pied lui broya la trachée-artère. Tout se déroula si vite qu’il n’eut pas le temps de hurler en s’effondrant. Les TaiGethen couraient le long du bastingage, tranchant toiles et haubans. Les voiles s’affalaient paresseusement.

— Prêts à lancer vos sorts ? cria Ystormun. Allez-y !

Il entendit comme une plainte mille fois répétée. L’air se remplit de projectiles métalliques. Il se jeta au sol, derrière ses chamans qui hurlaient et se tortillaient à mesure que les lames en forme de croissant touchaient leurs cibles. Du sang jaillissait dans toutes les directions. Un de ses hommes s’affala sur lui, tentant de retirer le jaqrui de son front alors que sa cervelle dégoulinait déjà.

Ystormun écarta le cadavre encore agité de soubresauts et se releva, prêt à lancer un sort, déterminé à tuer au moins un ennemi avant que le corps qu’il avait investi ne soit abattu. Il fut récompensé lorsqu’un elfe sauta par-dessus le dernier Ouestien, décrivit un salto et se réceptionna juste en face de lui, ses lames brandies.

Ystormun écarquilla les yeux et oublia son sort.

— Toi ! lâcha-t-il, stupéfait.

Le TaiGethen prit un air surpris, puis l’ombre d’un sourire se dessina sur ses lèvres.

— Oui, moi…, dit Auum.

Le tranchant de ses lames était plus froid que jamais.

 

L’Âme d’Yniss avait rejoint la Bénédiction de Gyaam : les deux vaisseaux étaient lancés à la poursuite du dernier bâtiment ennemi filant encore vers le sud. Accompagné des derniers survivants de la Capricieuse, Drech avait rejoint le navire elfique qui fendait les eaux et y avait embarqué, grâce à des voiles lancées par-dessus la rambarde tribord. On avait ensuite fixé des cordages sur le canot, que l’on avait hissé à bord, avec ses passagers blessés.

Plus loin, le vaisseau amiral ennemi tanguait, les voiles faseyant dans la brise tandis qu’il s’orientait peu à peu face au vent. À bord de chaloupes, des TaiGethen revenaient vers eux, alors que d’autres retournaient aux navires ennemis, qui devaient tous être dépouillés de tout ce qui pouvait se révéler utile. L’Esprit de Tual avait été chargé de rester sur place afin de prendre à son bord toute la marchandise récupérée.

Drech se trouvait à la proue de l’Âme, aux côtés d’un Takaar étrangement calme et pensif. Stein faisait quant à lui son rapport à Esteren à la poupe. Le mage rêvait de dormir, ayant dépensé toute l’énergie qu’il possédait pour lancer ses sorts. Drech n’allait certainement pas lui reprocher de conserver ses distances par rapport au plus talentueux mais aussi le plus imparfait praticien de l’Il-Aryn. Le vaisseau ennemi qu’ils pourchassaient ayant hissé toutes ses voiles, ils ne le rattraperaient pas avant la tombée de la nuit. Drech percevait nettement la tension qui régnait à bord.

— N’est-il pas possible de provoquer des vents pour nous faire accélérer ? demanda-t-il. Ix a certainement le pouvoir de contrôler les cieux.

— Les vents sont trop chaotiques, répondit Takaar. Les maîtriser nécessite plus de talent que nous n’en avons. Nous en sommes à peine au stade des recherches, concernant les flux puissants qui soufflent au-dessus de nos têtes.

— En plus de six cents ans d’étude, de recherches et de pratique, nous n’avons fait qu’érafler l’écorce d’un seul arbre de la forêt qu’est notre potentiel.

Sa métaphore fit sourire Drech. Takaar l’observa un moment, avec un sourire qui le rendit quelque peu nerveux.

— Il y a tout de même quelque chose à tenter, dit Takaar. Cela devrait fonctionner, même de si loin, car il n’y a aucun obstacle entre nous et notre cible, et pas d’autre combustible droit devant nous si le sort est lancé vers l’extérieur de notre navire. Je me demande si cela dérangerait quelqu’un si j’essayais. Il me faudrait ton aide, bien entendu, ta force et ta concentration, car seules, les miennes ne suffiraient pas. Mais ensemble, nous pouvons réussir. Je doute même que nous ayons besoin des autres. De toute façon, leurs pauvres âmes sont épuisées. Mieux vaut qu’ils se reposent, au cas où nous aurions de nouveau besoin de dresser un écran. Les Ixii et les Gyaliens sont dotés d’impressionnantes capacités mais leur endurance est nettement moindre que celle des Ynissuls, tu ne trouves pas ? Il faut donc que nous procédions à cet essai. Nous n’avons rien à perdre et beaucoup de temps à gagner, peut-être une journée entière. Qu’en dis-tu ? Es-tu d’accord pour m’aider ? On essaie ? Songe un peu combien cela ferait progresser nos connaissances s’il s’avérait que j’ai raison, ce dont je suis quasiment certain. Ce serait un nouveau pas de franchi. Une nouvelle entaille dans l’arbre de notre compréhension.

Drech tentait désespérément de suivre les propos de Takaar qui le dévisageait, le regard sur le point de sombrer en chute libre dans l’abîme de sa folie, à moins qu’il ne s’agisse de larmes menaçant de ruisseler sur ses joues.

— Qu’est-ce qui m’était directement adressé, dans ces phrases ? demanda prudemment Drech.

De la colère apparut soudain sur le visage de Takaar, qui se força à vaguement sourire et hocha la tête.

— Tout, répondit-il, les yeux brillants. Absolument tout.

— Et qu’allons-nous tenter ?

Prenant un air de conspirateur, Takaar attrapa Drech par le bras et l’incita à se tourner vers le vaisseau ennemi.

— Nous allons le faire couler.

— De si loin ?

— Tu doutes de moi ?

Drech médita quelques instants sur cette question.

— Non, pas du tout, dit-il enfin, avant de désigner leur cible. Allons-y.

— Ouvre-toi aux énergies d’Ix, dit Takaar, fermant les yeux.

La première joie d’un Il-Aryn était le moment où les lignes d’énergie qui parcouraient la terre et tout être vivant, qu’il fût en surface ou dans les profondeurs, devenaient visibles. Tant que l’on ne savait pas l’interpréter, ce spectacle ressemblait à un déluge de la forêt des pluies, au détail près qu’il pleuvait dans toutes les directions. Peu à peu, chaque acolyte parvenait à discerner des séries de fibres de ce flux, car, comme Takaar l’avait précisé dès son premier sermon, chaque plante, chaque animal possède une densité d’énergie particulière. Celle du bois est plus importante que celle d’une liane, mais pas autant que celle d’une pierre. Quant à celle d’une panthère, elle est moindre que celle d’un elfe. Les énergies des éléments de base que sont la terre, l’air, le feu et l’eau ont des flux caractéristiques et sont d’une force immense qui les distingue de toute créature ou plante individuelle.

La découverte suivante de Takaar avait été de comprendre que les lignes d’énergie correspondaient presque systématiquement à des combinaisons. Par exemple, l’eau est l’élément le plus commun de tous et est indispensable à la création de tout être vivant. Drech avait d’abord estimé absurde de s’imaginer principalement constitué d’eau, mais Takaar avait procédé à quelques démonstrations qui l’avaient convaincu.

Puis il y avait la troisième joie : comprendre comment manipuler les énergies afin de produire quelque chose de différent. Ce point avait été essentiel pour libérer le potentiel de l’Il-Aryn en tant que force magique et leur avait fourni les bases pour apprendre, mener des recherches et développer toute une série de sorts et de créations. Drech ne voyait pas de limite à ces pouvoirs, ce qui était grisant.

Drech ne tarda pas à entrevoir les lignes d’énergie qui formaient l’océan. Il prit le temps d’admirer la façon dont elles se heurtaient les unes les autres, sans jamais se briser. Malgré ce chaos apparent, la mer était parfaitement ordonnée, uniquement troublée par l’action du vent.

Devant eux, leur cible se distinguait par plus de dix pulsations énergétiques distinctes. Si l’eau était évidemment le constituant principal du navire, le talentueux acolyte décela les lignes les plus complexes, comme celles du bois, mais également les plus simples, comme celles de la toile qui constituait les voiles ou des cordages.

— Voyons jusqu’où nous pouvons nous projeter, dit Takaar.

— Qu’avez-vous l’intention de faire ? Arracher un mât, ou quelque chose dans ce genre ? plaisanta Drech.

— Je pense que nous pouvons commettre bien pis que cela. Quel dommage que la plupart de nos alliés ne puissent pas voir ça, mais nous pourrons recommencer une autre fois.

— Voir quoi ? s’enquit Drech, de plus en plus enthousiaste.

— Prête-moi ta force et maintiens le flux. Pas de piques, je vais tenter quelque chose d’un peu imprudent.

— Vous m’étonnez.

— Concentre-toi !

Drech obtempéra et posa les mains sur les épaules de Takaar, afin de renforcer le transfert et de faire passer l’énergie de son esprit dans le corps de son compagnon, qui serait ainsi à même de consolider ses propres forces. Takaar accepta ce présent avec un grognement et se mit à l’ouvrage. Drech l’observa et comprit rapidement ce que le Père des Il-Aryns allait tenter.

Tout son être lui hurla de s’écarter et de crier à Takaar d’essayer autre chose, car si ce dernier échouait et que les lignes des éléments se retournent contre lui, ils seraient tous deux instantanément tués. Il résista tout de même à la tentation. Takaar ne s’était jamais trompé. Il s’accrocha à cette pensée, tandis que Takaar manipulait l’énergie des eaux qui séparaient les deux navires.

Drech observait le meilleur praticien de magie elfique à l’œuvre. Pas un instant il ne cessa de s’émerveiller devant le mélange de finesse et de volonté auquel Takaar faisait appel. C’était de l’art, personne ne pourrait jamais espérer le surpasser. Takaar canalisait la force débridée de l’eau en lui, se servant de son corps comme d’un bouchon de bouteille et conservant la puissance brute et destructrice en lui, pour ne libérer que ce dont il avait besoin. Pas étonnant qu’il lui ait fallu l’énergie de Drech.

Takaar extirpait les brins les uns après les autres, pour les rassembler comme s’il les tenait dans son poing. Chaque fois que Drech estimait que Takaar en disposait d’assez, celui-ci continuait, sans jamais hésiter et en s’adressant à mi-voix des encouragements qui lui donnaient suffisamment de confiance pour poursuivre.

Quand il en eut enfin terminé, Takaar s’autorisa un petit rire.

— Bon, voyons ce que nous avons appris aujourd’hui, dit-il.

Il projeta les brins sur les côtés avec la force de son esprit. L’espace d’un instant aussi bref que terrifiant, rien ne se produisit. Puis de l’eau se mit à tomber en cascade depuis les airs autour de la cible et se fracassa dans la mer en une myriade de gouttes. La coque fut réduite en poussière et éparpillée dans l’eau. Drech vit fugitivement le contenu du vaisseau – des meubles et des hommes – chuter lorsque le pont, privé de support, heurta violemment la surface.

Takaar lâcha un rire qui ressemblait à un rugissement.

— Regarde ce que j’ai fait ! Regarde ça !

Drech ne perdait pas une miette du spectacle.

Le pont flotta un moment puis fut vaincu par le poids du mât, des voiles et de la charpente. Il s’inclina sur le côté et se stabilisa à la verticale quand le mât et les voiles touchèrent la surface.

— Qu’Yniss nous préserve ! s’écria Drech, dont la voix résonna sur l’océan, jusqu’à leurs ennemis surpris qui pataugeaient dans l’eau. J’ai tout vu mais ce n’est que parce que vous l’avez fait sous mes yeux que j’y crois !

Drech se retourna pour appeler le premier venu et lui faire partager sa joie. Il se retrouva face à Stein et tous les autres Il-Aryns, que la puissance libérée par Takaar avait attirés. Tous se pressaient vers le bastingage pour se rendre compte par eux-mêmes des dégâts. Enfin, presque tous. Takaar, lui, s’appuyait sur l’épaule de Drech, totalement épuisé.

— Qu’avez-vous fait ? lui demanda Stein, désignant d’un geste faible les restes du vaisseau ennemi.

À bout de forces mais enivré par son succès, Takaar se pencha en avant et tapota d’un doigt le torse de Stein.

— Retire l’eau de n’importe quoi, que ce soit un navire, un elfe… ou un humain, et il ne restera que de la poussière.

La cloche de la barre retentit et la voix d’Esteren s’imposa :

— Paré à virer de bord, direction nord par nord-ouest, ordonna-t-il. On ne bouge plus. Selas, grimpez au nid-de-pie avant. Je ne veux pas entrer en collision avec le moindre débris d’épave. Maître d’équipage, vous n’êtes pas en position. On vire, on attend nos passagers et on repart. Dites à Takaar qu’il ne doit en aucun cas employer ce sort sur le bois de mon bateau, sinon je lui mets mon pied au cul. (Esteren gloussa, aussi fort qu’il criait.) Bon boulot, tout le monde. Maintenant, cap au nord !