Chapitre 14

La clarté jaillit de la confusion, la lumière des ténèbres et la netteté du brouillard. Les Il-Aryns ont l’esprit en perpétuel conflit. Plus le conflit est intense, plus le potentiel est immense. Mon esprit est le plus conflictuel de tous. Il ne m’arrive que très rarement de souhaiter qu’il en soit autrement.

Takaar, Père des Il-Aryns

 

J’ai dit ce qui devait être dit.

Et fait ce qu’il fallait faire ?

Assis au bord de son lit, Takaar baissa la tête.

— Je n’aurais pas dû perdre mon calme.

Et au passage l’autorité, quelle qu’elle soit, que tu croyais avoir.

— Je l’ai toujours ! Les Il-Aryns ne m’abandonneront pas.

Les Senseriis ne te laisseront pas sortir de ta chambre, alors qu’ils sont censés t’obéir au doigt et à l’œil sans poser de questions.

— Gilderon ne me trahira pas.

Mais tu n’es pas sur le mur d’enceinte. Tu n’exerces aucune influence.

Takaar tendit l’oreille, afin de percevoir le monde, à l’extérieur de sa luxueuse chambre. Les bruits sourds des sorts et le crépitement des flammes noires lancées sur les murs de la ville couvraient le vacarme des habitants inquiets qui filtrait par ses fenêtres. Là-bas, on dressait des plans.

— Ils viendront me voir quand ils auront besoin de mes conseils. Ils ne peuvent pas s’en passer.

Rappelle-moi quand Auum t’a pour la dernière fois demandé conseil ? Ou Drech ?

Quelqu’un frappa à la porte.

— Entrez, dit Takaar.

Kerela fit son apparition.

— Veuillez m’excuser de vous déranger, dit-elle.

— Ta présence est une bénédiction, Kerela. Dis-moi, comment se passe l’entraînement de nos étudiants ?

— Il faut que je vous dise quelque chose.

— Ça peut attendre, dit Takaar, levant la main. Assieds-toi à côté de moi et raconte-moi tes succès.

Kerela hocha la tête et s’installa sur le lit, auprès de Takaar.

— Nous avons perdu quelques-uns des nôtres mais nous l’avions prévu, dit-elle. Le réceptacle de mana est un endroit dangereux, et certains n’ont pas su ouvrir leur esprit à la magie humaine, malgré ses similitudes avec la nôtre. Mais vous aviez raison : même les étudiants ne disposant que de capacités Il-Aryns limitées ont trouvé des forces dans les usages et les structures magiques de l’approche julatsienne. Certains se sont même détournés de l’Il-Aryn. Moi, par exemple, je sais que je ne repartirai jamais d’ici. Cet endroit est devenu mon foyer, comme pour des centaines de ceux que vous avez envoyés ici.

— Tu représentes mon plus grand triomphe, sourit Takaar. Ne laisse pas Auum te dominer et suis ce que te dicte ton cœur. Bats-toi aux côtés de Xetesk et allie-toi à quiconque désire briser les seigneurs Wytch. Il ne faut pas qu’ils menacent Herendeneth, où nous sommes vulnérables.

— Et concernant AubeMort ? Auum a sûrement raison : il faut que ce sort reste caché.

— Pour Xetesk, en effet, mais pas pour toi, moi ou les âmes pures de ce collège. Les recherches nous rendent plus forts, or ce sort renferme la somme de toutes les connaissances en matière de magie, pour ceux capables de démêler ses secrets.

— Dans ce cas, vous ne devez pas les laisser vous chasser d’ici. Nous aurons besoin de vous quand nous aurons brisé ce siège.

Je te l’avais dit, tu n’as plus d’autorité depuis longtemps.

Takaar s’empoigna le bras et éprouva des difficultés à formuler sa phrase suivante, troublé par la cacophonie soudain intervenue dans ses pensées.

— Me… Me chasser ?

— Auum veut que vous partiez pour Korina, pour y rejoindre vos navires. Et Drech a donné son accord.

Drech.

— Drech !

Traître.

— Traître !

— Takaar ?

L’elfe fou se tourna vers Kerela et trouva la volonté de sourire, malgré ses mains dures comme du fer et son désir de céder à sa rage, tandis que la voix continuait de le harceler dans son esprit.

— Excuse-moi, Kerela. Ceux qui autrefois m’aimaient commencent à me quitter. Mais toi, tu me restes fidèle, n’est-ce pas ?

— Et je le resterai toujours ! Mais ils sont déterminés à vous faire partir. Je vais supplier Sipharec pour qu’il vous accorde asile ici.

— Les Senseriis ne toléreront pas que je sois hissé sur un chariot et emporté loin d’ici comme un vulgaire meuble.

— Je ne crois pas qu’ils se dresseront face à Auum et Drech, dit Kerela, la voix réduite à un murmure. Leur désir premier est de vous savoir en sécurité.

— Je n’ai pas l’intention de me terrer ici. Je dois participer au combat et, quand la victoire sera acquise, partir à la recherche du sort.

— Patience, Takaar, je vous en prie.

Voilà bien une chose dont tu es totalement dépourvu.

— Voilà bien une chose dont je suis totalement dépourvu.

 

Plus bas, dans la cité, au pied de la porte principale, les mages consacraient d’immenses quantités d’énergie à doter la pierre et le bois de plus de résistance. Les flèches volaient depuis les remparts, tandis que les sorts repoussaient les Ouestiens quand un assaut semblait imminent. En dehors de la ville, sur le sol piétiné, les chamans formaient d’imposants groupes, protégés par leurs guerriers et hors de portée de sort et de flèche, et enchaînaient les attaques contre les défenses de Julatsa.

Harild avait expliqué qu’ils avaient envoyé des commandos à la mort en les chargeant d’agresser les chamans. Les flammes noires perçaient les boucliers magiques et les guerriers barbares étaient aussi vifs que violents. La scène se jouait donc ainsi, et l’issue de la pièce ne faisait aucun doute. Les murs ou la porte de Julatsa finiraient par céder. Pas aujourd’hui et sans doute pas le lendemain ni le jour suivant, mais ce n’était qu’une question de temps.

— Toujours pas de nouvelles de Xetesk ou des autres collèges ? demanda Auum.

Harild secoua la tête.

— Nos derniers messagers rapportent que nos alliés consacrent tous leurs efforts à la défense du tunnel de Sous-la-pierre. Aucune aide ne nous est destinée.

Ils se trouvaient dans le corps de garde principal. Le feu ennemi harcelait l’immense porte en bois, en dessous d’eux, et arrachait des pierres sur de vastes portions autour des gonds géants, de chaque côté. Les chamans avaient tenté de s’en prendre au bâtiment mais leurs flammes avaient été détournées par la magie des Il-Aryns.

— Vous auriez dû envoyer des mages à l’extérieur en profitant de la nuit, dit Ulysan. Ils auraient pu surprendre l’ennemi par-derrière.

— Nous en avons parlé mais les chamans sont sensibles à l’usage du mana. Ils sentent lorsque quelqu’un lance un sort, exactement comme ils perçoivent l’usage de votre Il-Aryn. Tenter cela aurait été suicidaire.

— C’est pourtant la nuit qu’il faut les attaquer, non ? dit Auum. Ils sont alors éparpillés dans leur campement. Alors qu’en ce moment ils sont rassemblés en cinq groupes bien définis. Leur magie est redoutable mais ils sont vulnérables, si nous pouvons suffisamment nous en approcher.

— C’est vrai, mais c’est justement le problème, dit Harild.

— Hmm. Où est Drech ?

— Il est retourné au collège, pour parler aux Il-Aryns et aux elfes de Julatsa qui ne sont pas sur les murs de la ville. Pourquoi, vous avez une idée ?

Auum observa un instant le groupe de chamans le plus proche, qui couvrait la muraille de ses flammes noires. Ils devaient être une cinquantaine, gardés de près par deux cents Ouestiens qui raillaient les défenseurs et les exhortaient à sortir se battre.

— Oui, en effet, mais la synchronisation va être cruciale. Je vais avoir besoin de tous les guerriers TaiGethen prêts à passer à l’action et capables de faire appel à leur vitesse d’émergés. Il va aussi me falloir les Il-Aryns, ainsi que les mages julatsiens et votre cavalerie.

— Auum ? dit Ulysan.

— Nous allons briser ces groupes l’un après l’autre.

Ils furent prêts en milieu d’après-midi. Auum avait prévu d’envoyer soixante TaiGethen à l’extérieur, laissant par conséquent douze unités au complet pour défendre la cité, en plus des blessés. Une centaine d’Il-Aryns se préparaient à lancer un unique sort en commun, les vingt-sept autres étant chargés de repérer des points faibles chez l’ennemi. Les acolytes de Julatsa s’étant tous portés volontaires, Auum avait laissé Kerela en choisir soixante-dix. Enfin, quatre-vingts cavaliers, déjà juchés sur leur monture, étaient prêts à en découdre.

— Nous serons nombreux à mourir si nous échouons, dit Auum.

— Ils connaissent ce sort, dit Drech, toujours dubitatif. Il est inconcevable qu’Ystormun ne les ait pas avertis de cette faiblesse.

— Je compte là-dessus.

Auum se tourna vers ses TaiGethen, tous couverts de peinture et prêts à s’élancer. On avait dit des prières et recommandé son âme à Shorth.

— Thrynn, Faleen, Hassek, Grafyrre, Merrat, Nyann, Merke, Vaart, Marack, Nokhe, Hohan, Oryaal ! Vous avez tous survécu à Katura. Nous sommes expérimentés en matière de combat, contrairement à nos frères et sœurs. Guidez votre unité mais également les autres. Et tâchez de mourir vieux, et non aujourd’hui.

» Harild, guettez le bon moment. Je vous fais confiance, à vous et votre cavalerie.

Harild hocha la tête, malgré ses doutes évidents.

— Comment comptez-vous les approcher ? Je ne comprends pas.

— Faites-moi confiance et concentrez-vous sur votre rôle. Si vous êtes en retard, le sang qui coulera sera celui des elfes et des humains de Julatsa.

— Nous ne les décevrons pas.

— Bien. Drech, apprête tes Il-Aryns. TaiGethen, en formation !

Ils étaient tous massés au pied de la porte principale, qui frémissait toujours sous les impacts de la magie du seigneur Wytch. Auum inspira profondément afin de détendre les muscles de son torse quand Drech et ses Il-Aryns firent appel aux énergies de la terre pour lancer leur grand sort. Comme sur le navire, un écran miroitant d’air solidifié se mit rapidement en place. Auum fut incapable de réprimer une certaine amertume d’être contraint de recourir à cet artifice. Il ne s’imaginait pas un jour se réconcilier totalement avec l’usage de la magie.

— Ouvrez la porte ! cria Harild.

Auum perçut les cris de joie des Ouestiens lorsque les battants commencèrent à bouger, grinçant et protestant sur leurs gonds. Des flammes noires ricochèrent dessus et se mirent en quête de cibles dans la cité. Heureusement, Drech mit l’écran en place, imposant un silence qui perturba l’ennemi.

— En avant ! ordonna Auum. Drech, maintiens le bouclier aussi longtemps que possible et ensuite, rentrez tous à l’intérieur.

Les TaiGethen franchirent la barrière, que Drech et les siens gardaient en place. Les langues de feu noir cherchèrent à passer par-dessus et se concentrèrent sur les brins de mana qui assuraient la cohérence et constituaient la faiblesse de l’écran magique. Auum entendait les Il-Aryns qui n’étaient pas chargés de dresser l’écran crier des avertissements et crut même sentir ceux qui l’étaient lutter pour renforcer les points faibles de la structure.

Au-delà de cette barrière, Auum aperçut des Ouestiens se mettre en formation de chaque côté des chamans. Ils ne voyaient pas au travers de l’écran mais devinaient son rôle. Ils commencèrent à avancer, prenant garde à ne pas croiser la ligne de tir de leurs chamans, lesquels étaient positionnés à quelques centaines de mètres de la porte, droit devant. Auum et les TaiGethen n’avaient lentement parcouru qu’une vingtaine de mètres lorsque Drech leur lança un avertissement.

— Nous sommes en train de le perdre !

Le bouclier magique vacillait et brillait violemment. Le feu des chamans le déchirait en tant de points qu’Auum ne pouvait les dénombrer. Des brèches apparaissaient et permettaient aux flammes de s’engouffrer.

— TaiGethen, tenez-vous prêts ! cria Auum, qui avança de trois pas supplémentaires, tandis que les Ouestiens progressaient avec régularité et prudence. Drech, maintenant ! Tais, dispersion !

Soudain, le bouclier disparut. L’espace d’une fraction de seconde, la magie chamanique en fit autant. Auum laissa la puissance d’Yniss se déverser en lui et la terre, sous ses pieds, amortir ses pas, puis il se mit à courir. Les TaiGethen s’éparpillèrent de tous côtés, fonçant dans mille directions de façon à perturber l’ennemi.

Auum vit et entendit nettement la surprise grandissante des guerriers adverses et la confusion des chamans, qui ne savaient plus où viser. Des mages s’étaient envolés au-dessus du champ de bataille et filaient au-delà du campement ennemi. Quand les chamans se mirent enfin à prendre les TaiGethen pour cibles, Auum entendit des bruits de sabots, son à ses oreilles aussi délectable que la plus douce des musiques.

Auum et ses Tais s’élancèrent à toute allure et passèrent en trombe devant les Ouestiens sans chercher à les attaquer. Pendant ce temps, des flammes noires se déployaient dans toutes les directions, en quête d’elfes. Si ce feu fusait à une vitesse extrêmement élevée, tel n’était pas le cas de l’esprit et des mains des chamans.

Voyant des tentacules sombres fondre sur lui, Auum s’immobilisa en un dérapage, avant de repartir dans une autre direction. Il roula sous une de ces langues de feu, sauta entre deux autres et reprit sa progression. Non loin de lui, une flamme toucha un TaiGethen sur le flanc et le fit tournoyer avant de l’envoyer à terre.

Auum voyait à présent leurs yeux. Le désespoir manifeste sur le visage, ils se concentraient fébrilement sur leurs sorts maléfiques censés abattre des elfes qu’ils distinguaient à peine. Cela étant, plus les TaiGethen s’approchaient de l’ennemi, plus le risque était grand, malgré leur vélocité. Auum n’avait d’autre choix que de faire confiance à sa bonne étoile et d’espérer que ses Tais réagissent avec justesse.

Il se trouvait à dix pas des chamans lorsqu’il fut rattrapé par le feu. Il se glissa sous l’agression de tentacules et roula à terre, tendu de tout son long. Puis il se ramassa sur lui-même et bondit en hauteur, dans l’intention de retomber au milieu des rangs adverses. Il fut touché par une langue de feu à hauteur du bras gauche, contact qui le fit violemment pivoter et lui fit perdre son équilibre. La brûlure se propageant de l’épaule à la main, il sentit une odeur de chair carbonisée, tandis que de la fumée se dégageait de sa chemise devenue incandescente là où le feu avait frappé.

Toujours en état de shetharyn, il s’écrasa sur les chamans. Emporté dans une série de roulades, il tenta de se stabiliser, malgré la brûlure qui lui dévorait le bras. Haletant, Auum s’immobilisa enfin, affalé sur un chaman et les yeux tournés vers un ciel rempli de corps en mouvement. Il entendit des cris, puis le sifflement de lames que l’on dégainait.

Des flammes noires se mirent à crépiter autour de lui. Il roula de nouveau sur lui-même et, ses pieds ayant enfin retrouvé le sol, se releva, prêt à abattre le poing droit sur quiconque se présenterait dans son champ de vision. Son bras gauche pendait mollement, inutile, le long du corps. Les TaiGethen étaient nombreux à percuter les chamans, détournant ainsi l’attention de ces derniers.

Soudain, une dague chercha à l’atteindre de la gauche. Il pivota et éloigna d’un coup de pied la main d’un chaman, avant de lui assener un coup de tête en plein front. Il dégaina ensuite une lame et décrivit un tour complet sur lui-même afin de faire de la place. On se battait partout autour de lui. Plus loin, devant lui, des sorts explosaient avec fracas et des sabots martelaient le sol derrière lui.

Concentré au mieux de ses capacités du moment, Auum agitait son épée devant lui et tâchait de deviner ce qui se déroulait dans son dos. Il s’approcha d’un chaman, qui portait un grand collier en os d’animaux et dont la peau, que l’on devinait par endroits sous sa cape et ses vêtements, était largement tatouée. Une méchanceté pure se lisait sur le visage ridé et aplati de cet individu.

Auum frappa droit devant lui, offensive que le chaman esquiva d’un pas de ballerine, avant de frapper dans ses mains et d’en faire jaillir des flammes noires. Il les écarta afin de lancer le feu sur l’elfe, qui se laissa tomber sur les fesses. Celui-ci tendit aussitôt la jambe et fit trébucher son ennemi, qui dut reculer de deux pas, sa magie disparue.

Auum se précipita en avant. Dans la cohue des chamans luttant pour leur vie face aux insaisissables TaiGethen, il ne vit pas le poignard qui lui déchira le bras gauche, redoublant la douleur. Le coup le fit chanceler sur le côté. L’instinct prit alors les commandes. Auum donna un coup de pied aérien sur le côté et sentit sa botte heurter un visage. Dans la même seconde, il lança sa lame, qui tournoya sur elle-même avant de s’enfoncer jusqu’à la poignée dans la poitrine du chaman, brisant net son collier d’os.

Auum se laissa de nouveau tomber à terre. Une dague siffla au-dessus de sa tête. Il se retourna vivement, sortit un jaqrui de sa bourse et le jeta vers le haut. Le projectile se logea profondément dans la cuisse de sa cible. Derrière l’elfe, quelqu’un poussa un cri déchirant. Auum se força à se relever afin de récupérer sa lame. Face à lui, un chaman resta un moment immobile, l’air perplexe tandis que sa cervelle dégoulinait de son crâne fendu.

Ulysan était désormais aux côtés d’Auum. Ce dernier se sentit relevé et poussé vers les murs de la cité. Il aperçut d’autres corps de TaiGethen fumants sur le sol. Il n’y avait plus de chamans, ils avaient tous été massacrés.

La cavalerie d’Harild intervint au galop et décima les Ouestiens qui n’avaient pas pris la fuite. Pendant ce temps, les mages envoyés à l’arrière des lignes ennemies lançaient des sorts. Drech et ses Il-Aryns se présentèrent sur le champ de bataille et déployèrent un nouveau corridor sécurisé résistant au feu noir.

Ulysan ralentit, de façon à leur offrir un aperçu du champ de bataille avant qu’ils ne se réfugient à l’abri. Les Ouestiens se rassemblaient sur la gauche mais, en face de la porte, il n’y avait plus le moindre ennemi, uniquement des cadavres qui jonchaient le sol. Des acclamations se faisaient entendre depuis le mur d’enceinte de la cité. Les TaiGethen s’activaient, aidant les blessés à rentrer et portant les corps de leurs camarades tombés au combat.

La cavalerie fit un nouveau balayage de la zone avant de rentrer au galop. Malgré sa vue brouillée, Auum vit plus de chamans se positionner derrière leurs guerriers. Il n’était plus question de railleries. Les assiégés avaient porté un coup significatif mais Auum compta sept cadavres de TaiGethen transportés ailleurs. C’était beaucoup trop. S’ils voulaient briser le siège, ils devaient modifier leur tactique.

— Suivez-moi, allons vous faire examiner, dit Ulysan.

Auum considéra son ami, qui souffrait d’une entaille à la joue mais dont les yeux brillaient d’excitation.

— Ça devient une habitude, pour toi, de m’aider à quitter un champ de bataille alors que je suis en sang, dit-il.

— Ce n’est que la seconde fois, et la première date d’il y a sept cents ans. Ça ne suffit pas pour établir des statistiques.

— C’est douloureux, dit Auum.

— On dirait bien, en effet.

Ulysan soutenant Auum, les deux vieux amis gagnèrent aussi vite que possible l’abri du corridor magique, puis l’enceinte de la cité. Auum attendit que le dernier elfe soit rentré et qu’Harild ait ordonné la fermeture de la porte. La cavalerie avait alors déjà regagné les écuries, laissant le vaste espace découvert, au pied de la porte, rempli d’elfes victorieux mais chagrinés.

— Que les blessés soient portés au collège, dit Auum. Ils doivent être soignés et prêts à se battre pour l’assaut suivant. Priez pour vos amis qui sont tombés. Drech, que tes Il-Aryns se reposent. Toi et les tiens avez été exemplaires, merci à vous.

Drech s’approcha d’Auum, tout en faisant signe à ses acolytes de se diriger vers la porte.

— Nous nous retrouverons en fin de journée au réfectoire. Félicitations.

— Merci.

— Tu n’es visiblement pas aussi vif que tu l’imaginais, intervint une voix.

— Pas lui ! siffla Ulysan. Pas maintenant.

Auum se raidit, le bras plus douloureux que jamais, et s’appuya sur Ulysan pour se retourner. Takaar s’approchait d’eux à grandes enjambées, suivi de près par ses Senseriis. Drech le suivit du regard, l’air soupçonneux et le visage trahissant son angoisse et sa lassitude. Les TaiGethen encore présents s’intéressèrent à la scène, toutefois Auum leva la main afin de les tranquilliser.

— Nous vous avons dégagé la voie, dit-il. Vous auriez intérêt à partir dès maintenant, avant que les Ouestiens ne reviennent. Il y a facilement quelques jours de marche d’ici à Korina. Cleress est entrée en contact avec ses sœurs, on vous attend là-bas. Gilderon, l’intendant de la ville vous trouvera des rations pour le voyage.

— Je ne cherche qu’à aider, pourtant tu ne cesses de me rejeter, dit Takaar, comme s’il était sincèrement blessé. J’aurais pu t’épargner cette blessure, qui me paraît grave. Je peux te soigner.

— Touchez-moi et je vous brise le bras, cracha Auum. Vous avez tenté de tuer Stein lors du voyage pour venir ici, puis vous avez fait de même avec Drech la nuit dernière. Vous vous comportez comme un enfant mais vous possédez de terrifiants pouvoirs, que vous êtes décidé à utiliser contre n’importe qui, même ceux qui cherchent à vous aider. Vous n’êtes pas l’elfe que vous pensez être, vous ne le serez jamais plus.

Takaar acquiesça et se couvrit le visage de ses mains. Il se mit à sangloter, les épaules secouées et le corps tremblant. Quand il releva la tête, il avait les joues striées de larmes et le regard implorant et chargé de contrition.

— Je sais et j’en suis navré, dit-il, reniflant bruyamment et respirant profondément pour se calmer. Drech, je ne peux pas me pardonner mais j’espère que toi, tu pourras le faire. Auum, je ne te demande qu’une chance de me racheter. Je suis capable de dévier le feu du seigneur Wytch sur les chamans qui le lancent. J’ai compris comment le faire. Laisse-moi te montrer ça.

— Pas de bêtise…, murmura Ulysan à son ami.

Un instant sur le point de tendre la main à Takaar, qui semblait sincèrement se repentir de ses actes, Auum reprit ses esprits.

— On vous a donné de nombreuses chances de vous racheter, et il est vrai que vous avez occasionnellement accompli de remarquables exploits. Cependant, il est toujours possible que dans la seconde, la voix que vous entendez en pensée vous égare. C’est un risque qu’il m’est impossible de courir. Pas ici. Nous sommes en territoire hostile et je n’ai pas confiance en vous.

Takaar plissa les yeux. Seulement un peu.

— Il faut me donner une autre chance. Vous ne pouvez pas l’emporter sans moi. Je – suis – Takaar ! (Il se tourna sur sa droite.) Voilà. C’est bon ? Je l’ai dit comme il le fallait ?

— Retournez aux navires, dit Auum. Transmettez vos suggestions aux Il-Aryns, par l’intermédiaire des sœurs. Reposez-vous et remettez-vous.

— Je n’ai pas besoin de me remettre de quoi que ce soit ! hurla Takaar. Il faut que je reste ici. Sans moi, vous mourrez tous !

— Je suis prêt à prendre ce risque.

— Pas moi !

Le regard de Takaar se fit noir. Il tendit le bras en direction de Drech, qui étouffa aussitôt et commença à se débattre. Takaar ouvrit le poing et Drech fut saisi d’un unique mais violent tremblement, puis il émit un curieux bruit de gorge. Ses yeux se remplirent de sang et explosèrent. Le visage de Takaar et les pavés de la rue furent aspergés de gouttelettes rouges brûlantes. Du sang se mit à couler des oreilles de Drech, dont le crâne implosa. Enfin, le malheureux s’effondra.

— Maintenant, tu as besoin de moi ! hurla Takaar, le visage couvert de matière sanguinolente et les yeux brillants d’euphorie. Maintenant, je suis indispensable ! Maintenant, je suis le seul à pouvoir contrôler les Il-Aryns !

Auum sentit sa gorge nouée par la nausée.

— Assassin !

Auum n’avait pas la force de réagir, mais ce n’était pas le cas d’Ulysan. Le géant se jeta sur Takaar, qu’il entraîna au sol, sur le dos. Dans son mouvement, il sortit un jaqrui de sa bourse et le plaqua sur la gorge de l’elfe fou. Ce dernier se mit à gémir comme un animal blessé, suppliant qu’on le libère. Gilderon fit aussitôt pression sur la tempe d’Ulysan avec la lame de son ikari, tandis que les Senseriis se mettaient en position de combat. En réaction à cela, les TaiGethen entourèrent Auum et dégainèrent leurs lames.

— Lâche-le, dit Gilderon.

Un filet de sang se mit à couler de la tempe d’Ulysan.

— Auum ?

Auum s’approcha et regarda Gilderon droit dans les yeux. Vingt TaiGethen lui emboîtèrent le pas. Un silence de plomb s’abattit, l’agitation de la cité ayant cessé autour d’eux.

— Arrière, Gilderon, dit l’Arch des TaiGethen. Si tu blesses Ulysan, les Senseriis mourront tous ici et maintenant.

Gilderon lui lança un regard noir, sans écarter son ikari.

— Vous n’êtes pas en mesure de me vaincre, dit-il. Dites à Ulysan de s’écarter sinon je le tue.

— Auum ?

— Ne bouge pas, Ulysan. Gilderon sait parfaitement que tu peux tuer Takaar avant qu’il ne mette sa menace à exécution. N’est-ce pas, Gilderon ?

— Je n’ai pas besoin de toi, Auum, intervint Takaar. Drech est mort, c’est un cadeau que je t’ai fait. Il aurait fini par grignoter ton influence, ce qui ne sera pas mon cas. Je consens à partir, car tu auras besoin de moi à l’avenir. Nous devons à tout prix retrouver AubeMort et le garder parmi nous pour en faire l’arme qui vaincra les seigneurs Wytch.

— Il est temps pour vous de vous taire, dit Auum. Vous paierez votre geste de votre vie, assassin !

— Il faut me laisser partir à la recherche de ce sort. Je sais que je peux deviner où il se trouve. Pense un peu à ce que cela représenterait : une force au service du bien, en de bonnes mains.

— Vous ne faites certainement pas partie des bonnes mains, rétorqua Auum, qui se sentait sur le point de défaillir, tant sa douleur au bras était intense. (La brûlure le faisait toujours autant souffrir et du sang coulait le long de son bras, de l’entaille due à la lame de poignard.) Comment peux-tu lui rester fidèle, Gilderon ?

— Nous croyons en lui. Il nous a trouvés et sauvés. Nous lui devons nos vies. Dites à Ulysan de le lâcher.

— C’est un assassin, comme tu viens d’en être témoin. Je ne peux pas le laisser en liberté. Tu comprends cela, n’est-ce pas ?

Auum se sentait de plus en plus oppressé par ce qu’il imaginait être le contrecoup. La scène de la mort de Drech ne cessait de se rejouer dans son esprit, couverte par les babillages continuels de Takaar. Face à lui, les Senseriis n’avaient pas bougé d’un pouce, tout comme ses TaiGethen. Il devait absolument trouver une façon de sortir de cette impasse avant de ne plus avoir la force de tenir debout. Il baissa les yeux sur Takaar, qui marmonnait pour lui-même, en pleine conversation avec son tourmenteur, mentionnant régulièrement AubeMort et la recherche qu’il s’estimait le seul capable d’entreprendre avec succès.

— Vous ne pouvez pas le garder ici, vous devez en avoir conscience, dit Gilderon. Nous allons le prendre avec nous, mais vous devez le laisser se relever et partir d’ici avec dignité.

— Avec dignité ? Pense à ce qu’il a fait à Drech ! C’était de la dignité ou du respect d’autrui, peut-être ? S’il doit partir d’ici, ce ne devrait être qu’enchaîné !

Auum posa la main sur l’épaule d’Ulysan, qui se détendit et se releva. Auum s’agenouilla et, de sa main valide, hissa brusquement Takaar par le col de sa chemise.

— Quelle mouche vous a piqué ? cria-t-il au visage de l’elfe fou. Vous avez tué sur un coup de tête le meilleur élève que vous ayez jamais eu. Pourquoi ? Comment avez-vous pu faire ça ?

Takaar prit un air profondément compatissant envers l’ignorant qui s’adressait à lui.

— Il ne croyait pas en moi, répondit-il.

— Quoi ? Moi non plus, je ne crois pas en vous ! Allez-vous me tuer, moi aussi ?

— C’est ce que tu voudrais ?

Auum repoussa Takaar, qui trébucha dans les bras de Gilderon.

— Levez la main sur moi et je la coupe aussitôt ! rugit Auum.

— Tout cela doit cesser, dit Gilderon.

Auum porta la main sur son épaule gauche et comprima la blessure. Son bras l’élançait affreusement et il se sentait épuisé. Gérer Takaar était toujours extrêmement fatigant. Quand Takaar était dans les parages, tout pouvait partir de travers à chaque seconde. Et voilà qu’il venait d’assassiner son meilleur élève de sang-froid. Pour rien.

Il aurait mérité d’être mis à mort, toutefois pas au prix du sang qui coulerait lorsque les Senseriis attaqueraient. Pourtant, laisser Takaar en vie revenait à prendre un risque terrible. Ce fou était capable de réapparaître à tout moment, et ses actes pouvaient faire la différence entre une défaite et une victoire.

— Le conduiras-tu à Korina ? demanda Auum.

— Sans perdre une seconde, répondit Gilderon.

— Il ne doit pas être autorisé à se rendre à proximité de la zone des recherches d’AubeMort. Yniss sait qu’il est capable de le retrouver et de le remettre aux seigneurs Wytch.

— Ce sort ne tombera jamais en de mauvaises mains, marmonna Takaar. Je peux le cacher et le rapporter chez nous.

— Ce n’est qu’à cette condition que je le laisserai repartir avec toi et les tiens, poursuivit Auum, sans tenir compte de l’interruption de l’elfe fou.

— C’est d’accord, dit Gilderon.

Auum recula d’un pas et leva les yeux vers le corps de garde.

— Ulysan, monte là-haut et dis-moi ce que tu vois.

Le grand TaiGethen grimpa les marches en courant et regarda vers l’extérieur.

— Ils emportent leurs morts et ne reviennent pas par ici. Je vois un important rassemblement sur la gauche. D’après moi, ça annonce soit une grosse offensive, soit un retrait de masse.

— Emmène-le loin d’ici tout de suite, dit Auum. Prends soin de tes Senseriis et reviens te battre. Nous avons besoin de vous mais pas de lui. Je ne veux plus jamais poser les yeux sur lui.

Gilderon s’inclina et brandit son ikari à l’horizontale, face à lui.

— Tâchez de mourir vieux, et non aujourd’hui, dit-il.

La porte s’ouvrit et les Senseriis sortirent de la ville en courant. Takaar trottinait au milieu de ses gardes et jacassait toujours pour lui-même avec mille gestes désordonnés. Auum monta lentement jusqu’au corps de garde et rejoignit Ulysan.

— C’est un désastre, dit-il. Que diable faisons-nous ici ?

— Nous tentons de survivre.

— Cette expédition était une erreur, Ulysan. Je le sens au plus profond de moi-même. Je crains qu’aucun d’entre nous ne regagne jamais son foyer.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites. Chassez Takaar de votre esprit, n’oubliez pas qu’il est fou. Ne le laissez pas vous tourmenter.

— Est-il vraiment fou ? Ou n’est-ce qu’un salopard manipulateur doté pour notre malheur d’un pouvoir qu’il n’est que trop heureux d’utiliser à ses fins ?

— Peu importe, à présent. Nous avons des blessures à soigner et des morts à pleurer. Tournez-lui le dos et oubliez-le.

— Je suis incapable de faire au moins une de ces deux choses.