Chapitre 18

Il n’existe plus de Senseriis, car les textes sacrés ne les autorisent plus. Seuls les fous défient la parole d’Yniss.

Lysael, grande prêtresse d’Yniss

 

Gilderon réagit sans attendre, aussitôt imité par les autres Senseriis. Chacun savait quelle était sa place dans le cercle qui protégeait Takaar. Les mages s’éloignèrent, certains préparant des sorts, et les Protecteurs s’élancèrent en avant. Maniant leur arme avec aisance, ces derniers étaient deux fois plus nombreux que les Senseriis.

Gilderon fit tournoyer son bâton, dont le sifflement se mêla à ceux des armes de ses frères, les lames fixées à chaque extrémité scintillant sous la lueur du feu.

— Takaar, dressez un écran, je vous en conjure !

— Pourquoi nous attaqueraient-ils ? Nous sommes venus les avertir !

— Takaar ! insista Gilderon. Un sort !

Les Protecteurs approchaient en douceur des deux côtés.

— On se défend et on évalue l’ennemi ! cria Gilderon.

Une hache siffla à hauteur de sa tête. Brandissant son ikari, Gilderon dévia ce puissant coup et encaissa le choc, qui fut suivi d’un coup d’épée le visant à l’estomac. Il abattit en un réflexe fulgurant son bâton et écarta la lame sur sa gauche. Le Protecteur ne fut pas déséquilibré mais un de ses camarades intervint et porta un troisième assaut. Gilderon se baissa, puis sauta en hauteur afin d’éviter le coup suivant.

Il n’y avait pas le moindre répit. Désormais assailli par trois ennemis, Gilderon parait et déviait les coups avec son ikari. En dehors de ses deux voisins immédiats, il n’avait pas le temps de se tourner vers ses frères, qui se défendaient bien malgré la violence et l’intensité de l’agression. Ces hommes ne s’épuiseraient pas avant longtemps.

— Takaar ! cria-t-il, bloquant coup sur coup deux assauts, l’un sur la gauche, à hauteur du visage, et l’autre à droite, un peu plus bas. Un écran !

— Ils ne peuvent pas lancer de sorts, dit Takaar, l’air distrait. Il ne leur reste plus rien. Nous devons discuter, pas nous battre. Je vais leur parler.

— Non ! cria Gilderon, dont le bâton, qu’il tenait à bout de bras devant son visage, intercepta un énorme double coup porté de haut en bas. Faites parler votre magie ! Si vous voulez vous en sortir vivant, lancez un sort !

— Bien sûr que je veux m’en sortir vivant. Je n’ai jamais envisagé la mort.

— Senseriis, ripostez pour tuer ! dit Gilderon, ne tenant plus compte de Takaar. Mettons l’ennemi à terre.

Après s’être baissé pour éviter une hache, Gilderon positionna son bâton à l’horizontale et le planta dans le tronc d’un Protecteur, puis il recula d’un pas afin d’en retirer la lame. Les coups se mirent à pleuvoir de tous côtés. Gilderon se lança en roulade, son arme perpendiculaire à son corps, si bien que les frappes ennemies ne trouvèrent que le sol, derrière lui.

Le Protecteur blessé s’approcha, le dominant de toute sa taille. Gilderon redressa son bâton à la verticale et planta une de ses lames dans la terre. S’en servant comme point d’appui, il repoussa d’un coup de pied l’humain, qui chuta en arrière. Aussitôt debout, l’elfe arracha son ikari du sol et en plongea la lame ensanglantée dans l’œil droit du Protecteur.

Ce dernier s’effondra en arrière sans un bruit. Gilderon retira sa lame, fit volte-face et dut écarter des coups venant des deux côtés. Puis il riposta sur la gauche et sentit sa lame embrocher du muscle. Il entendit sa cible pousser un grognement. Il fit de même sur la droite, un peu plus bas mais avec toujours autant de vivacité, et trouva la cuisse d’un autre agresseur.

Une brève pause lui donna le temps de reculer et de réintégrer le cercle. Le bâton en travers de la poitrine, il fit face à deux Protecteurs qui fondaient sur lui. Le premier donna un coup sur sa gauche sans même tourner la tête, déviant l’ikari d’un autre Senserii, puis l’arme de l’autre humain fondit avec une vitesse inouïe sur Gilderon. Celui-ci détourna ce coup mais sentit l’air siffler près d’une de ses oreilles. Il fit tourner son bâton au-dessus de sa tête et l’abattit à deux mains sur le crâne de cet ennemi. La hache de l’autre dévia cette riposte.

Ils étaient forts. Très forts.

— Combien de tués ? cria-t-il. J’écoute !

— Quatre ennemis ! lui répondit-on parmi le fracas et les étincelles des armes qui s’entrechoquaient, le bruit sourd des épées qui ne trouvaient que la boue et le chuchotement des pieds sur le sol. Silasin est blessé.

— Tenez bon ! Yniss nous guide.

Les Protecteurs se jetèrent de nouveau sur Gilderon et assenèrent une succession de coups bien placés et très puissants. L’elfe se défendit en levant son ikari devant lui. Une hache fut écartée sur la gauche, puis deux épées se fracassèrent sur le manche de son arme. La violence du choc le fit chuter sur les fesses mais il se releva aussitôt et dressa son bâton à la verticale afin de dévier un autre coup de hache. Il dut ensuite se pencher presque à l’horizontale pour éviter une troisième hache. Enfin, il pivota sur la gauche, et la dernière épée se planta dans le sol.

— Ils sont trop nombreux, lâcha-t-il à mi-voix, tout en se redressant pour repousser l’assaut suivant.

Près de lui, Silasin était en difficulté. Saignant abondamment d’une profonde entaille à la jambe, il avait en outre eu un œil fermé par un coup de pommeau d’épée.

— On croirait affronter un homme à six bras ! cria Helodian, derrière lui.

On n’aurait su mieux décrire ce combat. Les Protecteurs gagnaient du terrain et faisaient reculer les Senseriis. Gilderon porta un coup, qui fut dévié par le plat d’une hache.

— Tenez bon ! cria-t-il. Ils vont s’épuiser, mais pas nous. Takaar, faites quelque chose !

Malgré ses paroles, Gilderon avait conscience qu’il faudrait attendre longtemps pour que les humains soient à bout de forces. Sans compter que, derrière eux, des mages étaient prêts à entrer en action. Si rien ne changeait, ces derniers n’auraient même pas à intervenir.

 

Assis par terre, Takaar se frotta le menton et s’essuya un œil.

— Ce vacarme est insupportable, se plaignit-il, se demandant pourquoi l’on criait et faisait s’entrechoquer ses armes autour de lui. (Il leva les yeux et constata que les Senseriis l’entouraient.) Je m’entends à peine penser !

En temps normal, ce serait plutôt une bonne chose.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire par là.

Je veux dire que, de façon générale, il vaut mieux pour tout le monde que tu ne penses pas, sauf qu’en ce moment ça peut se révéler catastrophique.

La voix de son tourmenteur n’était plus la même. Elle comprenait moins de déclarations agressives, de mots chuchotés pour l’avertir des trahisons qui se tramaient autour de lui. Pour tout dire, elle reflétait presque de la…

— Tu as peur ? demanda Takaar, qui se mit à sourire. Tu as peur, pas vrai ?

Il se trouve que je souhaite m’accrocher à la vie quand, comme en ce moment, l’éventualité de la mort est très présente.

— Tu vas mourir ?

Tout ce dont tu as rêvé lorsque tu as entendu parler d’AubeMort est sur le point de disparaître. Tes Senseriis ne vont pas pouvoir contenir ces Protecteurs encore longtemps. Tu ne regardes pas le combat mais moi, si. Si tu veux retrouver le sort et faire ce qui doit être fait, tu dois les aider. Gilderon t’a appelé à l’aide.

— Il ne croit pas en moi.

Mais il veut toujours te protéger. Fais quelque chose, maintenant.

En y réfléchissant, Takaar se rappelait avoir entendu Gilderon lui lancer quelques mots, qu’il n’avait pas vraiment saisis en raison du tumulte ambiant. Par ailleurs, les cris des Senseriis maniant leur ikari avaient quelque chose d’étrange. Ils se rapprochaient de plus en plus de lui, alors qu’il ne souhaitait pas vraiment de compagnie pour l’heure.

Dans ce cas…

— Tais-toi. Laisse-moi réfléchir.

Takaar leva les yeux vers le ciel noir, dans lequel de la fumée et des braises incandescentes s’élevaient en tourbillonnant, et s’abandonna quelques instants au flux d’énergie qui imprégnait ces lieux. Il s’agissait de l’aura magique humaine. Quand elle était concentrée, comme c’était le cas en cet instant, elle était vraiment splendide.

Des formes bleu foncé tournoyaient et pulsaient dans les mains et au-dessus des têtes des mages xeteskiens : d’imposantes sphères, des spirales en rotation, des formes géométriques hérissées de pointes… toutes superbes à leur façon mais nées d’une puissance assurément maléfique. Cela étant, l’œil de Takaar fut surtout attiré par les guerriers humains. Enveloppés de mana, ils étaient reliés les uns aux autres par des tentacules d’énergie. Du cou de chaque combattant partait un épais filament du même type. Ils se rejoignaient tous dans le ciel, au-dessus de la mêlée, et formaient une corde palpitante qui filait hors de vue vers l’ouest.

— Incroyable…, s’émerveilla Takaar. Quelle force aussi stupéfiante que variée !

Ce phénomène s’opposait en bien des points aux énergies présentes au cœur de l’Il-Aryn, néanmoins c’était un élément de la magie en général. Sur Calaius, il avait toujours paru hasardeux et fugace. Ici, façonné par les humains, cela donnait un pouvoir immense. Takaar esquissa un sourire : tant mieux, car ces éléments pouvaient être isolés, et par conséquent écartés.

— Quelle belle occasion de procéder à une expérience, dit-il.

Il perçut très vaguement un cri de douleur et un nouvel appel de Gilderon. Le fracas des armes, de plus en plus proche, le gênait. Il fallait que cela cesse. Peut-être fallait-il qu’il intervienne.

Vas-y !

Et alors, Takaar intervint.

 

Gilderon était à bout de souffle. Toujours penché vers l’avant, il n’en était pas moins repoussé par les incessantes frappes des Protecteurs. Ces adversaires constituaient une force extraordinaire. À effectifs égaux, les elfes l’auraient emporté, mais là, leur supériorité numérique les rendait plus ou moins impossibles à arrêter.

— Restez près les uns des autres, ordonna Gilderon. Silasin, parle-moi. Tu es à l’abri des frappes ennemies ?

Des coups d’épée se succédèrent sur le bâton de Gilderon, qui les repoussa comme il le put. Puisant dans ses forces pour encaisser chaque choc, il lui était impossible de contre-attaquer. Pas sans laisser Silasin exposé. D’autres Protecteurs avaient été tués, tandis qu’aucun autre Senserii n’avait été blessé pour le moment, mais il était clair qu’ils étaient en train de perdre ce combat. Des erreurs surviendraient avec la fatigue.

— J’ai la jambe lourde, répondit Silasin. Je m’affaiblis.

— Teralion, protège le flanc gauche de Silasin, je me charge du droit, dit Gilderon. Takaar, aidez-nous, je vous en supplie !

Les Protecteurs avancèrent d’un pas comme un seul homme et firent pleuvoir les coups. Gilderon s’écarta sur la gauche et dévia une hache dans la boue, tandis que plusieurs épées visaient Silasin. Il en percuta une du bout de son bâton avant d’intercepter une hache par le manche.

Teralion fit passer son ikari au-dessus de la tête de Silasin juste à temps pour barrer le passage à une épée, qui ricocha sur la lame fixée à l’extrémité. Silasin fut dans le même temps contraint de s’agenouiller, menacé par trois coups visant sa tête. Teralion abattit son arme pour bloquer hache et épées, tandis que Silasin tentait de se relever et de s’offrir un peu d’espace.

Gilderon s’approcha de lui et constata que la jambe blessée de son camarade tremblait, prête à céder. À la même seconde, les Protecteurs tentèrent de profiter de leur avantage. Gilderon et Teralion n’eurent d’autre choix que de se défendre, délaissant donc Silasin, qui fut simultanément attaqué par deux ennemis. L’un d’eux abattit son arme de haut en bas, forçant ainsi l’elfe à lever son bâton pour parer cet assaut, puis l’autre visa le tronc de sa cible de sa hache. Trahi par sa jambe blessée, Silasin ne parvint pas à réagir à temps. La lame s’enfonça proprement dans son ventre et ses entrailles se déversèrent sur le sol. Le malheureux poussa un hurlement et s’effondra.

— Serrez les rangs ! ordonna Gilderon. Takaar !

La situation se modifia du tout au tout avec une soudaineté qui coupa le souffle à Gilderon. Il sentit un changement dans l’air, comme une suspension des mouvements et une chute de la température. S’ensuivit un bref silence, puis les mages postés au-delà du cercle de Protecteurs se mirent à hurler. Gilderon ne comprenait par leur langue mais leurs émotions transcendaient les mots : ils étaient paniqués.

Devant lui, les Protecteurs s’étaient interrompus, de toute évidence perturbés. Un ou deux d’entre eux perdirent l’équilibre et durent faire quelques pas pour ne pas chuter au sol. Les armes baissées, les humains avaient le regard perdu. C’était une chance à ne pas manquer, qui pouvait s’envoler d’une seconde à l’autre.

— À l’attaque ! cria Gilderon.

Il s’élança en avant et plongea le bout de son ikari dans la gorge du Protecteur qui lui faisait face. Celui-ci lâcha ses armes et porta les mains à son cou, puis il s’écroula, ses cris noyés dans son sang. Ayant suivi l’exemple de leur chef, les Senseriis avaient tué treize ennemis supplémentaires. Les survivants retrouvèrent alors leur concentration et se remirent en garde.

Mais ce n’étaient plus que de simples humains livrés à eux-mêmes. Quel que soit ce dont Takaar venait de les priver, ce n’étaient désormais plus que des hommes vulnérables, et ils le savaient. Gilderon se décala sur la gauche et abattit son bâton sur le menton d’un Protecteur et en enfonça la lame dans sa poitrine, perçant l’armure de cuir avant de plonger dans la chair et les muscles.

L’humain lâcha un grognement et réagit aussitôt, si bien que Gilderon dut se baisser pour éviter une hache. Il avança d’un pas, afin d’être trop près de son adversaire pour que celui-ci l’atteigne avec le coup d’épée qu’il assena ensuite. Le Protecteur recula. Gilderon feignit de vouloir de nouveau toucher le menton de son vis-à-vis avec le manche de son arme mais, au dernier moment, il fit pivoter son ikari et en planta la lame dans la gorge de l’humain, dont il embrocha la langue sur le palais.

Gilderon n’avait désormais plus à redouter les assauts d’adversaires capables de frapper sans regarder leur cible. Le sort de Takaar avait été dévastateur et les Senseriis se battaient à un contre un. La confiance en eux retrouvée leur redonna de l’énergie. S’ils n’avaient rien perdu de leur force et de leur vivacité, leurs ennemis ne bénéficiaient plus de ce temps de réaction surnaturel.

Gilderon inversa sa prise et planta la lame de son bâton dans la joue d’un Protecteur, dont il arracha au passage le masque. Son visage dévoilé dans toute sa crudité, l’humain recula et fut harcelé par la curiosité du Senserii. Ce dernier ne perdit pas une seconde pour faire claquer son bâton sur l’arrière des jambes du guerrier, qui tomba à genoux.

Gilderon s’approcha de lui et trancha les attaches du masque, qui tomba au sol. Le Protecteur lui jeta brièvement un regard chargé de haine, révélant ainsi les plaies et zébrures qui striaient son visage. Les yeux gonflés de terreur, il poussa un rugissement, récupéra son masque et prit la fuite en courant. Le combat était remporté.

Les mages et chercheurs s’étaient rassemblés en trois groupes distincts, les premiers cherchant désespérément à lancer des sorts. Le Protecteur qui venait de fuir Gilderon courait en hurlant des propos inintelligibles en direction du ciel. Il fonça sur un des groupes et fit s’éparpiller ceux qui le constituaient dans toutes les directions. Il courut encore quelques secondes et, subitement, s’écroula en criant, les mains sur la poitrine, et cessa peu à peu de s’agiter.

Sans défense, cloués sur place et incapables de croire ce à quoi ils venaient d’assister, les mages et chercheurs restaient muets. Certains envisageaient clairement de prendre la fuite mais, suite à un signe de la tête de Gilderon, ils furent bientôt tous cernés par les Senseriis. Si ces bergers étaient beaucoup moins nombreux que leur troupeau – les elfes n’étaient plus que quatorze, contre quarante humains –, le sang et les cadavres des Protecteurs suffisaient amplement à prévenir toute tentative d’évasion.

Gilderon se rendit en trottinant auprès de son maître fou, qui était toujours assis en tailleur, plongé dans sa magie.

— On les a eus, Takaar.