Chapitre 22
Après tout ce que nous avions traversé, c’est avec une immense stupéfaction que nous avons découvert qu’il existait cinq autres individus tels qu’Ystormun, et que ce dernier n’était en aucun cas le pire d’entre eux.
Auum, Arch des TaiGethen
Ystormun traversa la rotonde d’un pas vif, impatient d’atteindre ses appartements pour s’y reposer, mais il ne fut pas assez rapide. Giriamun et Weyamun l’aperçurent depuis l’autre extrémité de la vaste pièce. Ils étaient assis sur deux des six trônes bâtis au cœur du temple de Parve, pour les cérémonies d’allégeance et de serment de fidélité des seigneurs ouestiens. Ces sièges très ouvragés étaient si affreusement inconfortables que les seigneurs Wytch faisaient régulièrement sortir conseillers et esclaves de la pièce, afin de pouvoir se lever.
Giriamun appela Ystormun sur un ton chargé de tant de malveillance que les mortels présents dans la rotonde s’éparpillèrent, cherchant refuge ici ou là, afin de ne pas être touchés par l’orage qui semblait sur le point de se déchaîner. Ystormun s’immobilisa au milieu de la salle et leva la tête, même s’il voulait plus que tout la laisser tomber sur sa poitrine, tant il était épuisé.
Au lieu de cela, il se dirigea vers les deux autres d’un pas assuré et fier. Weyamun se contenta de lui lancer un regard noir, tandis que Giriamun laissait crépiter du mana sur son visage et le long de ses bras recouverts de sa cape, pour le faire jaillir par le bout de ses doigts.
— Très impressionnant, dit Ystormun. Avez-vous des nouveaux esclaves à stupéfier avec votre petite démonstration ?
— En vous mêlant de ce qui ne vous concerne pas, vous nous affaiblissez un peu plus à chacun de vos gestes, dit Giriamun, qui fit disparaître le flux de mana. En outre, vous ne nous accordez même pas le respect de reconnaître vos échecs.
— À mon sens, c’est surtout le fait que vous vous préoccupiez si peu de vos devoirs, au point de ne pas remarquer mes tentatives pour faire progresser notre cause, qui est navrant.
— Quoi ?! rugit Weyamun.
Un froid s’abattit sur la rotonde, et des mortels poussèrent des cris, non loin de là.
— Votre position au sein du cadre ne tient qu’à un fil, Ystormun. Pendant que vous réquisitionniez mes forces et échouiez lamentablement à détruire Julatsa, nous avons réussi à négocier un accord qui nous offrira presque AubeMort sur un plateau. Qui plus est, des centaines de vos chers ennemis elfes se sont échappés, et vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où ils se sont réfugiés.
— C’est une façon intéressante de voir les choses, Weyamun. Cela dit, je ne m’attendais pas à beaucoup mieux de la part d’un imbécile tel que vous. Vous avez mis un temps fou à négocier quelque chose qui laissera nos forces dispersées sur Balaia et vulnérables le jour où Xetesk décidera de nous trahir, car ils nous trahiront, bien sûr, et avant que nous n’envisagions nous-même de le faire. Ce pacte est stupide, nous n’avions pas besoin de l’accepter.
— Ridicule ! cracha Giriamun.
— Loin de là. Vous comprendrez dans les jours qui viennent que j’ai agi avec sagesse à Julatsa. Nos soldats sont encore très nombreux, tandis que quantité d’elfes ont été tués, ainsi que beaucoup de mages et de TaiGethen, même si je reconnais qu’Auum m’échappe encore. Mais il mourra en tentant de prendre part à une bataille, sans même se douter qu’il s’allie avec ses ennemis.
— Il n’y a que vous pour oser prétendre que l’échec d’un siège que j’avais conçu avec talent est une victoire, dit Weyamun. Vous m’avez coûté des centaines d’hommes.
— Julatsa est affaibli et tombera dès le prochain assaut, affirma Ystormun, avec un geste de dédain. Et les elfes ont été dispersés.
— Ah oui ! nous sommes au courant, lâcha sèchement Giriamun. Le dernier groupe de chercheurs que j’ai envoyé sur le site où doit se trouver AubeMort est tombé sur quelques-uns de vos elfes. J’étais alors dans le corps d’un de mes hommes. J’ai été fasciné de les voir en action, bien que brièvement, avec leurs bâtons si efficaces. Aucun membre de mon groupe ne sondera plus la terre après cette rencontre.
— Les Xeteskiens poursuivront leurs recherches et nous nous emparerons d’AubeMort quand nous le voudrons, sourit Ystormun. Vous n’auriez pas dû gaspiller vos forces ainsi, sans réfléchir.
— Les Xeteskiens ne vont rien poursuivre du tout, en tout cas pas pour le moment, dit Giriamun. Ces elfes venaient du site d’AubeMort. Bynaar nous a dit avoir perdu le contact avec son équipe depuis que ces elfes ont été interceptés là-bas. Je suis certain que vous comprenez ce que ça signifie.
Ystormun marqua une pause et ne put s’empêcher – ce n’était pas la première fois – d’éprouver du respect pour certains des elfes dont il avait croisé la route. Giriamun venait de décrire l’arme des Senseriis, ce qui impliquait que Takaar se trouvait au Presbytère et, connaissant sa fascination pour le sort convoité, faisait probablement des recherches sur place. Ystormun fut presque tenté d’aller le retrouver.
— Rien de ce que vous avez dit n’affaiblit ma position, dit-il. Si vous voulez bien m’écouter, lors de la réunion du cadre qui se tiendra bientôt, je vous informerai de tout ce que j’ai accompli dans votre intérêt, ainsi que de mes plans du moment.
— Vos paroles n’ont aucun sens, Ystormun, ricana Weyamun. La réunion du cadre sera en effet très instructive mais certainement pas grâce à vos manigances. Vous pourrez en parler tant que vous voudrez mais nous, nous débattrons du blâme à vous adresser et de l’autorité qu’il convient de vous retirer.
— Vous n’avez pas le pouvoir de faire une telle chose, gronda Ystormun. Ni le courage, d’ailleurs.
— Vous verrez bien, dit Giriamun. Il y aura du bon vin, également.
Ystormun les regarda s’éloigner. Ils allaient certainement se reposer en savourant à l’avance leur victoire. Mais il pouvait se passer beaucoup de choses d’ici à la tombée de la nuit. Les journées étaient longues, ici.
Stein s’assit et écouta Auum, comme il l’avait fait à plusieurs reprises ces derniers temps. Cet elfe s’exprimait avec un quelque chose de fascinant. De toute évidence en proie à de vives émotions, il était par ailleurs sous le coup d’une colère froide et mortelle. Tout ce qu’il disait venait droit du cœur. Il n’avait pas de temps à perdre en tact ou en diplomatie, ni pour s’attarder sur les subtilités de ce qu’éprouvaient les autres.
Cette fois, Stein était assis à côté de Tilman, très impressionné par Auum et représentant lui-même un miracle vivant, puisqu’il était l’unique cavalier rescapé. Stein avait parlé de chance pour l’expliquer mais Tilman lui avait répondu que c’était sa foi en les elfes qui l’avait sauvé. Cela n’avait guère de sens mais, si Tilman en était convaincu, au nom de quoi Stein aurait-il dû le contredire ? Quoi qu’il en soit, Stein était ravi par la compagnie de ce jeune homme enthousiaste. C’était le seul autre humain présent dans le groupe, or le mage avait fini par se lasser d’être seul parmi les elfes, durant le voyage en direction de Balaia.
Les prières dédiées aux morts s’étaient prolongées et avaient suscité de fortes émotions. On avait cité le nom de chaque elfe tombé au combat, les lamentations avaient été longues et les larmes abondantes.
— Que dit-il ? demanda Tilman, dont l’elfique, bien que correct, ne lui permettait pas de saisir les prières et oraisons funèbres en détail.
— Auum invite ceux qui le souhaitent à évoquer les disparus. Mais je ne pense pas que quiconque ait envie de parler pour le moment. En temps normal, ils suivent cette tradition lors de la cérémonie de remise du corps à la nature, mais il n’y en aura pas cette fois. Ils n’ont pas de cadavres, tu comprends… et ça les blesse profondément.
D’autres prières furent récitées, puis Ulysan mena une courte incantation. Auum but un peu d’eau dans une outre, avant de reprendre la parole.
— Je suis responsable de la mort de chaque elfe et de chaque Julatsien survenue aujourd’hui. Je vous ai conduits dans ce piège parce que j’estimais que nous devions nous battre aux côtés de Xetesk. Mais en réalité, ce sont eux qui ont tenté de nous massacrer. Retenez cette leçon, elfes de Calaius : les humains de Xetesk vous trahiront toujours, contrairement à ceux de Julatsa, qui nous ont accompagnés. Ils sont morts à nos côtés, et ceux qui sont assis avec nous sont nos frères. Vous devez les protéger comme vous protégeriez n’importe lequel de vos semblables.
» Après ce que nous avons vécu aujourd’hui, je ne mérite plus votre confiance. Néanmoins, si vous croyez encore en moi, je pense que la voie à suivre est désormais toute tracée. Acceptez-vous de me faire confiance encore une fois ?
Un chœur d’assentiment s’éleva parmi les elfes. Auum hocha la tête pour les remercier et les bénir.
— Nous avons eu raison de nous dresser contre les seigneurs Wytch. Je ne tolérerai pas qu’ils posent de nouveau le pied sur Calaius. Notre erreur a été de choisir de combattre aux côtés des armées des humains civilisés. Il existe une autre façon d’agir, pour laquelle nous devons opter, sans quoi nous mourrons tous sur cette terre sans âme ni dieu. Êtes-vous avec moi ?
Tous les TaiGethen se levèrent pour démontrer leur foi et leur fidélité. Quant aux autres, bien que légèrement moins enthousiastes, Stein ne les imaginait pas un instant refuser de suivre ces extraordinaires guerriers et leur chef charismatique.
— Que veut-il dire ? demanda Tilman. Pourquoi ne devrait-il pas se battre avec nous ?
— Il pense surtout à Xetesk, il me semble, mais ça revient au même. Je suis plus inquiet à propos de l’autre voie qu’il est sur le point de proposer. Je me souviens de quelque chose dont il a parlé il y a un certain temps… J’espère que ce n’est pas cela qu’il a en tête.
— Les Ouestiens cherchent à détruire la magie humaine. Leurs guerriers n’apprécient guère la puissance des seigneurs Wytch que manient leurs chamans (Stein se sentit soudain glacé), même s’ils comprennent qu’elle est nécessaire pour vaincre leurs ennemis, tout comme je comprends la nécessité de la magie elfique au combat. Nous nous trouvons face à une alliance, celle de Xetesk et de la puissance des seigneurs Wytch, déterminée à nous anéantir, Julatsa et nous. Il faut donc rompre cette alliance. Nous y parviendrons en détournant les Ouestiens des seigneurs Wytch. Nous priverons ces derniers de leur armée et de l’outil qui leur permet de lâcher leur magie. Il sera possible de les éliminer quand ils seront affaiblis.
» Je ne vais pas vous dire que ce sera facile, car ce ne sera pas le cas. Tout le courage et toute la foi dont vous avez toujours fait preuve seront nécessaires et plus que jamais éprouvés. Ces gens vivent dans un pays hostile, que nous n’atteindrons qu’après avoir péniblement franchi les montagnes. Mais nous ne survivrons pas si nous restons ici. Xetesk est trop puissant et ses armées ne peuvent être retournées.
» Suivez-moi. Marchez à mes côtés et Yniss restera auprès de nous. (Auum marqua une pause.) Mais réfléchissez-y avant de prendre une décision. Dressez-vous contre moi si vous le souhaitez. Sur cette mission, nous devons ne faire qu’un, faute de quoi nous mourrons tous.
Un silence s’abattit, jusqu’au moment où Stein se leva.
— Puis-je dire quelque chose ? demanda-t-il.
— Vous êtes notre frère, c’est donc votre droit, sourit Auum. J’aurais été déçu que vous n’ayez pas un avis contraire au mien à exposer.
— Je voudrais simplement vous faire comprendre la gravité du plan que vous proposez. Et je vous pose cette question : pourquoi ne pas vous joindre aux trois autres collèges pour lutter contre Xetesk et les seigneurs Wytch ?
— Parce que ça ne fonctionnera pas, répondit Auum. N’oubliez pas que Xetesk n’est pas le seul à ne pas être venu à votre secours. Personne n’est venu, ce qui implique que les trois autres collèges sont tous, d’une façon ou d’une autre, mêlés à cette conspiration, au moins jusqu’au moment où Xetesk décidera de se débarrasser d’eux. D’autre part, pensez-vous réellement qu’une telle alliance soit en mesure de l’emporter face à Xetesk associé aux seigneurs Wytch ?
— Il faut essayer, non ?
Auum secoua la tête.
— Julatsa doit regrouper toutes ses forces pour seulement survivre. Avez-vous autre chose à nous dire ?
— Vous ignorez tout des Ouestiens et de leur pays. Ces gens-là forment un peuple barbare disparate. Que les seigneurs Wytch aient réussi à unifier tant de tribus est impressionnant en soi, même si je frissonne quand je pense aux menaces et promesses qu’ils ont dû lancer. Vous pouvez toujours franchir les montagnes – et vous comprendrez à cette occasion pourquoi nous avons creusé un tunnel –, mais comment entrerez-vous en contact avec ces gens-là ? À qui avez-vous l’intention de vous adresser ?
» Loin de moi l’idée de doucher vos espoirs, mais vous allez vous élancer à l’aveuglette pour tenter de convaincre des individus que vous avez déjà combattus de se retourner contre leurs maîtres incroyablement puissants. Vous trouvez les humains civilisés difficiles à gérer ? Nous sommes la simplicité même, comparés aux Ouestiens. Je suis désolé, Auum, mais je ne vois pas comment vous pourriez réussir.
— Il existe toujours un moyen, assura Auum, les mains écartées. Les tribus ne sont certainement pas toutes sous l’emprise de l’ennemi. Et je suis certain qu’elles haïssent toutes Xetesk au moins autant que nous. Nos propres lignées continuent de se chamailler, comme le feront toujours ces tribus. Nous pouvons nous servir de cela, les encourager à rêver d’indépendance. C’est ainsi que nous avons vaincu Ystormun.
— Nous n’avons pas affaire au seul Ystormun mais aux six seigneurs Wytch, et vous serez sur leurs terres. De l’autre côté des montagnes, leurs pouvoirs sont beaucoup plus intenses que tout ce que vous avez connu ici. Vous devez comprendre la réalité des lieux et de vos adversaires.
— Nous trouverons ceux que nous cherchons, répondit simplement Auum, qui, selon Stein, n’avait aucune conscience des difficultés qui l’attendaient.
— Très bien. Et qui allez-vous chercher ?
Auum esquissa un sourire.
— C’est là que vous intervenez. Ne nous faites pas croire que vous ne connaissez rien des allégeances entre peuplades ni de la localisation des tribus.
Stein baissa les yeux vers Tilman, qui dévorait l’Arch des TaiGethen des yeux, comme s’il avait affaire à un dieu descendu parmi les hommes.
— Je pensais avoir exprimé mes doutes. Êtes-vous sûr de vous au point de croire que je vais vous suivre ?
— Vous ne laisserez pas Tilman seul. D’autre part, j’ai raison quand je dis que c’est votre seule chance, vous le savez parfaitement. Si vous vous alliez avec Lystern et Dordover, vous vous retrouverez face à Xetesk, aux Ouestiens et aux seigneurs Wytch, qui vous balaieront. Ce que je propose nous laisse un espoir, certes mince, mais au moins nous aurons une chance de l’emporter. (Auum désigna Tilman.) Je vous garantis qu’il nous suivra. Et vous, que comptez-vous faire ?
Stein comprit qu’il n’avait pas le choix.
— C’est moi qui vous ai fait venir ici, Auum. Je resterai à vos côtés jusqu’à ce que vous repartiez chez vous.
— Vous êtes un brave homme comme il y en a peu, Stein.
— Voilà un point sur lequel nous divergeons. Je connais une foule d’hommes et de femmes aussi bons que moi.
Auum haussa les épaules et fit mine de s’éloigner, avant de se retourner, songeant à autre chose.
— Vous parlez la langue des Ouestiens, n’est-ce pas ?
— Cela fait partie de mes qualités, en effet, même si je ne la maîtrise pas aussi bien que l’elfique.
— Parfait, dit Auum, souriant de nouveau, cette fois avec une chaleur authentique. Dans le cas contraire, nous aurions eu du mal à transmettre notre message de l’autre côté.
Sipharec dormait mais Kerela en était incapable, l’esprit bouillonnant suite à tout ce qu’elle avait entendu. Comme il n’était pas trop tard, elle traversa le collège et se rendit à la bibliothèque, sachant qui elle y trouverait, occupé à absorber de la connaissance, comme toujours depuis le début de son existence.
Vaste domaine se déployant sur trois niveaux, la bibliothèque était remplie d’ouvrages et de parchemins sur ses quatre murs. Dans la journée, la lueur du jour filtrait à travers d’immenses panneaux de verre insérés dans le toit, tandis que chaque soir des lanternes étaient disposées sur chacune des vingt tables de lecture, offrant suffisamment de clarté pour qu’on puisse lire à son aise.
Cet endroit sentait l’Histoire. Comme beaucoup de ceux qui étaient autorisés à y accéder, Kerela y passait plus de temps qu’en n’importe quel autre lieu, se contentant souvent d’observer toute cette sagesse accumulée. La seule fausse note se trouvait au fond du hall d’entrée, où des caisses étaient empilées, prêtes à contenir les ouvrages d’une valeur inestimable au cas où la cité viendrait à tomber aux mains de l’ennemi.
Harild était installé dans un fauteuil de lecture en cuir, près d’une table sur laquelle étaient disposés un pichet en terre cuite et un verre rempli de vin. Il semblait avoir rajeuni, songea Kerela, comme si les récents combats lui avaient permis de goûter une fois de plus à sa jeunesse, état qui manifestement se prolongeait.
— Puis-je vous déranger un instant ? demanda-t-elle, la voix réduite à un murmure, alors qu’ils étaient seuls dans cet immense bâtiment.
Elle posa les mains sur le dossier d’un fauteuil, face au général.
— Je n’aurais pas osé vous interroger en temps normal, mais j’ai peine à croire ce que je viens d’apprendre. Il faut que j’en parle à quelqu’un.
Harild était réputé pour avoir horreur d’être interrompu lorsqu’il lisait dans la soirée. Malgré cela, il leva la tête de son livre – un ouvrage traitant de l’économie des recherches en magie, si Kerela en avait bien reconnu le titre – avec un sourire aux lèvres et une expression toute en douceur.
— Asseyez-vous, Kerela, je vous en prie, dit-il. Aucun elfe ne me dérangera jamais.
L’iad sourit à son tour, même si elle avait le cœur lourd suite au rapport de Stein. Elle s’installa en face d’Harild, qui lui proposa du vin, offre qu’elle déclina d’un mouvement de la tête.
— Apparemment, j’ai encore une raison de remercier Auum, dit-elle.
La méfiance d’Harild à l’égard des elfes de son collège était bien connue, cependant, au cours des quelques jours qu’avait duré la bataille, elle avait disparu et presque cédé la place à un enthousiasme délirant.
— Je suis un soldat, il fallait un autre soldat pour me révéler la force du cœur des elfes. Il m’a fallu si longtemps pour vous voir tels que vous êtes, veuillez m’en excuser. Je suis fier que vous fassiez partie de ce collège.
— Je ne sais pas quoi vous dire, répondit Kerela, rougissant légèrement.
Harild s’éclaircit la gorge et retrouva sa voix bourrue.
— Dites-moi ce que vous avez entendu et qui vous l’a appris. N’omettez aucun détail.
Kerela lui décrivit sa Communion avec Stein. Harild ne l’interrompit pas une seule fois mais, à mesure qu’il était mis au courant des événements, il ferma son livre et se carra contre le dossier de son fauteuil, ses yeux donnant de temps à autre l’impression de se voiler. Il serra à plusieurs reprises les mains sur le bord de la table, au point d’en avoir les jointures blanchies, avant de se contraindre à se détendre.
Kerela vit le visage d’Harild prendre une teinte grisâtre, puis vieillir de dix ans, avant de s’éclaircir et de se tendre. Elle devina qu’il évaluait les possibilités et parvenait aux mêmes conclusions qu’elle. Quand elle eut terminé, elle saisit d’une main tremblante le verre d’Harild et s’offrit une longue gorgée de vin. Le général acquiesça et resta silencieux un bon moment.
— Quand Sipharec sera-t-il en état de discuter de ces problèmes ? finit-il par demander, d’une voix rauque et ténue.
— Il est épuisé, dit Kerela. Je crois qu’il est plus malade qu’il ne veut l’admettre. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre. Nous ne pouvons prendre certaines décisions sans l’accord de l’intégralité du conseil, mais vous êtes à la tête de l’armée. Comment devons-nous réagir ?
— Il est tristement évident que ce conflit dans son ensemble n’a plus pour raison d’être la défaite des seigneurs Wytch, c’est devenu une course pour la découverte d’AubeMort. Il ne fait pour moi aucun doute que toute alliance de ces monstres avec Xetesk ne peut être que temporaire, toutefois, espérer qu’elle vole en éclats avant que nous ne soyons de nouveau attaqués me paraît d’une extrême naïveté.
Harild s’interrompit, le temps de remplir son verre, qu’il tendit à Kerela, laquelle secoua la tête. Il le vida et le remplit de nouveau.
— Un verre me suffit, dit-elle.
— Il est bon, tout de même, non ?
— Excellent.
— Nous avons déjà envoyé des éclaireurs et des sentinelles surveiller la mer et l’arrivée d’éventuels navires ouestiens. Nous ne pouvons pas faire grand-chose de plus, et nous ne disposons pas d’assez d’hommes pour lancer des assauts contre la moindre force d’invasion en approche. Il nous faut donc nous concentrer sur notre défense, comme c’est déjà le cas, mais également sur une autre zone.
» Nous devrions nous rendre maîtres du Presbytère de Septern. Il faudrait y envoyer un important détachement de soldats et de mages, et y implanter plus de sorts que nous ne l’avons jamais fait, afin de nous assurer que tout agresseur décidé à s’en emparer le paie très cher. Et tant que nous y sommes, nous pourrions en profiter pour résoudre nous-mêmes cette énigme magique.
Kerela sentit son pouls accélérer.
— Vous suggérez de déclencher un conflit au Presbytère ?
— C’est déjà fait. Nous savons quelles sont les véritables intentions de Xetesk, et ils savent que nous savons. Pensez-vous qu’ils ne vont rien faire pour renforcer leur position ? Nous devons à tout prix parvenir là-bas les premiers, chasser quiconque s’y trouvera et nous y installer en maîtres. Le contrôle de cet endroit est devenu un point-clé de cet affrontement.
— Cela ne va-t-il pas nous affaiblir ici ? Nous devons tout de même protéger notre cité et notre peuple.
— Comment mieux le faire qu’en attirant les forces ennemies ailleurs ? Écoutez, nous savons que Xetesk a assassiné les chercheurs que nous avons envoyés au Presbytère, et sans doute également ceux de Lystern. Dordover n’en a même pas dépêché, tant il faisait stupidement confiance à Xetesk. Nous pouvons reprendre cet endroit si nous agissons dès à présent. Organisez une réunion du conseil et prenez cette décision. N’oubliez pas que nous pourrons toujours rappeler nos forces.
— Je vais réunir le conseil, dit Kerela, enthousiaste à l’idée de passer à l’action. Au moins, nous ne resterons plus assis entre nos murs, à nous demander quand viendra la fin. Nous allons la provoquer en sortant de la cité !
— C’est l’idée, en effet, mais il y a encore d’autres détails à mettre au point. Je vais vous chercher un autre verre, que diriez-vous de finir ce pichet avec moi ?