Chapitre 25

Il fut un temps où tous les mages humains pratiquaient une forme ou une autre de la magie Unique. Quand Septern est mort, il était déjà le dernier d’entre eux. Il ne restait alors plus que les Il-Aryns, qui n’ont jamais été très nombreux.

Kerela, mage et conseillère de Julatsa

 

Takaar sentait le passage mais restait incapable de trouver un moyen de le repérer, même s’il était convaincu d’en être tout proche. Il avait déjà ressenti de telles énergies quelque trois mille ans auparavant, sur Hausolis, quand il avait ouvert un autre chemin, qui donnait sur Calaius. Elles lui avaient alors fait l’effet d’un mystère. Elles étaient aujourd’hui tout aussi frustrantes.

Ici-bas – car cela paraissait « bas » – se trouvait une petite pièce, dans une dimension tout autre que celle qui abritait Balaia. Une immense énergie tourbillonnait dans les limites de cet endroit, laissant filtrer quelques tentacules par le passage. Takaar en avait tracé les contours dans la poussière et percevait la puissance de la magie humaine résiduelle. Les Julatsiens étaient parvenus tout près du but, beaucoup plus près que les Xeteskiens, qui n’avaient absolument pas cherché au bon endroit.

— Si seulement je t’avais connu, dit Takaar qui, agenouillé devant l’ouverture, laissa ses larmes s’écraser dans la poussière. Que de rêves nous aurions pu partager. Nous n’étions séparés que par une étendue d’eau mais nous n’avions aucune conscience de l’existence de l’autre. Les deux plus grands esprits en matière de magie ignoraient tout du plus merveilleux présent qu’on pouvait leur offrir : l’autre.

Je constate avec plaisir que l’opinion que tu as de toi-même ne s’est en rien altérée, bien que tous tes fidèles t’aient abandonné.

— Cette tragédie a porté atteinte à l’histoire des humains et des elfes, poursuivit Takaar, toujours en larmes et caressant le passage dissimulé. Ensemble, nous aurions accompli de grandes choses.

Des choses encore plus destructrices qu’AubeMort, tu veux dire ?

— Tu ne comprends pas, comme tous les autres. L’union de deux esprits tels que les nôtres aurait résolu de nombreux problèmes, prouvé l’existence de nos dieux, éradiqué les maladies et offert une vie confortable à toutes les âmes peuplant cette terre et Calaius.

Que de modestie dans ces ambitions…

— Cesse de rouspéter ! s’emporta Takaar, qui se leva et se prit la tête à deux mains, le sang bouillonnant dans son crâne. Sors de mon corps ! Je ne te sers à rien ! Tu passes ton temps à me rabaisser, à critiquer jusqu’à mes rêves ! Je te hais, je te méprise. Dégage ! Je ne veux plus entendre parler de toi !

Mais je suis toi.

— NON ! Sans toi, je pourrais m’épanouir et vivre sans souffrance ni doutes. Je pourrais réaliser mes rêves, et même les dépasser et devenir l’elfe que je suis destiné à être, un elfe dont le nom sera vénéré au cours des siècles à venir et dont la statue ornera chaque temple, chaque cité. Un dieu parmi les elfes et non pas simplement l’un des leurs évoluant parmi eux. C’est toi qui m’empêches d’en arriver là !

C’est pourtant bien toi, ô Dieu des elfes, qui es incapable d’ouvrir une simple porte.

Takaar se laissa tomber à terre et se mit à pleurer de plus belle, la tête dans les mains et l’esprit agressé par tous ses échecs, celui-ci étant certainement le plus retentissant de tous. Il ne parvenait pas à ouvrir une simple porte. Tel un enfant tentant d’atteindre un loquet hors de portée, il ne pouvait que la considérer avec frustration. Contrairement à l’enfant, qui grandirait et finirait par atteindre son objectif, Takaar ne pourrait jamais ouvrir ce passage sans l’homme qui l’avait scellé.

— Il y a forcément un moyen.

Il se mit à creuser dans la terre avec ses mains. En pensée, il visualisait les pelles qui avaient déjà été utilisées en cet endroit et qui avaient plongé plus profondément encore sans succès. Les pathétiques tentatives de ses concurrents, ainsi que le manque de compréhension basique de ces derniers, firent rire l’elfe fou : ces malheureux pouvaient creuser sur des kilomètres sans trouver la porte, car elle était ailleurs. Et rien ne pourrait l’ouvrir.

— Dire que tu es mort sans révéler tes secrets. Tu les as emportés avec toi parce que le monde ne méritait pas de les connaître. Je les aurais gardés pour toi. Je possède moi-même des secrets que j’aurais partagés avec toi, car toi seul les aurais compris.

Es-tu si certain qu’il soit mort ?

La voix avait pris un ton si doux que Takaar sursauta. Il fronça les sourcils et dut réfléchir un moment.

— Il ne peut y avoir le moindre doute à ce sujet. Il a péri, soit ici, soit dans l’enfer qui a ravagé cet endroit. Avec lui a disparu tant d’esprit.

Que vas-tu faire, alors ?

— Qu’y a-t-il à faire ?

Septern a sauvé le monde en mourant. Il a emporté avec lui les secrets d’AubeMort, et nul ne les retrouvera jamais.

— Mais pense un peu à ce qui a été perdu ! Tout ce qu’il aurait pu offrir au monde a disparu avec lui.

Il a pris une décision et il s’est avéré qu’il a eu raison. Nous ne sommes pas prêts à assumer un pouvoir tel que celui d’AubeMort. Des guerres se déclenchent déjà en son nom, alors que personne n’a encore mis la main dessus.

— Il aurait dû apporter la paix, dit Takaar, pleurant de nouveau mais n’éprouvant plus de frustration cette fois, uniquement de la tristesse. Pourquoi ne le comprennent-ils pas ?

Les hommes ne voient que l’arme, pas la connaissance qui a conçu ce sort.

— Ils ne cesseront donc jamais de le chercher ?

Et ils ne seront jamais prêts à le posséder.

Takaar leva la tête. Il faisait frais mais le soleil brillait derrière de fins nuages. Il se leva et marcha jusqu’aux ruines du Presbytère, suivant les énergies latentes. Il visualisa le bâtiment comme il avait été autrefois, vibrant de vie et de connaissance. Comme Herendeneth. Il fut saisi d’une violente envie de retourner là-bas, cependant l’avenir se décidait ici, et non dans les salles de classe qu’il avait bâties.

Veux-tu que l’on se souvienne de toi ?

— Je veux qu’on me vénère, et non qu’on me honnisse. Hélas ! je ne vois pas comment en arriver là.

Es-tu devenu si faible que ça, à force de t’apitoyer sur toi-même ?

— Je ne comprends pas.

Tu es capable de mettre un terme à cette guerre. Tu peux renverser le cours des choses, tu peux affaiblir les seigneurs Wytch.

— Tu veux encore me pousser au suicide ?

Oui, comme toujours. Enfin, j’ai peut-être une ou deux fois préféré te voir vivre que mourir, mais là n’est pas la question. Je sais ce que cela te coûtera probablement mais c’est à toi de décider. Reste ici à creuser dans la boue ou deviens l’elfe que tu prétends vouloir être, que ce soit dans la vie ou dans la mort.

— Mais toutes mes connaissances… tout ce que j’ai appris mais pas encore transmis…

Septern a fait son choix. Tu devras faire le tien.

 

— Faites-les monter, faites-les monter ! cria Stein. Mages, à moi ! Plus vite ! Activez-vous aussi vite que l’éclair !

Bien que sachant l’ennemi pas encore prêt à lancer des sorts, il s’attendait à être frappé d’une seconde à l’autre par une vague de chaleur ou de glace et voir sa vie se conclure dans un bref hurlement de douleur.

— Mettez-vous par deux pour porter quelqu’un, en priorité les grimpeurs les plus proches du pied de la paroi ! cria-t-il. Et ne tenez pas compte des TaiGethen. Parilas, avec moi ! (Stein et Parilas descendirent à hauteur des Il-Aryns les plus lents et les plus bas sur la falaise.) Nous allons vous transporter un par un. Tenez-vous prêts, ne vous débattez pas et ne vous crispez pas. Nous ne vous lâcherons pas, je vous le promets.

Les deux mages se stabilisèrent près d’une Il-Aryn et la saisirent par les poignets avant de remonter en flèche, la paroi défilant à toute allure devant eux, jusqu’à un point où le flanc de la montagne, nettement moins incliné, permettait aux elfes de se reposer, hors de portée des sorts ennemis, en sécurité jusqu’au moment où ils se remettraient en route.

Ils lâchèrent leur fardeau quelques mètres au-dessus de la roche, puis ils redescendirent, croisant au passage d’autres binômes de mages en mission de sauvetage. Pendant ce temps, les TaiGethen incitaient les grimpeurs les plus avancés à redoubler leurs efforts, allant presque jusqu’à les pousser pour les mettre à l’abri. En contrebas, les glyphes avaient tous été repérés, et les Xeteskiens en avaient suffisamment neutralisé pour pouvoir se faufiler par un passage et ensuite se déployer, après avoir franchi les deux arcs.

— Encore un voyage ! cria Stein à Parilas, qui hocha la tête.

Tous deux plongèrent de nouveau vers le sol. Les Xeteskiens étaient à présent presque prêts à agir, comme en témoignait les filets de mana qui s’intensifiaient, à mesure que les mages ennemis les tissaient pour élaborer de multiples créations. Les Il-Aryns encore perchés sur la paroi étaient désormais paniqués, tandis que des flèches commençaient à pleuvoir.

Stein et Parilas agrippèrent l’elfe qu’ils visaient et le hissèrent sans cérémonie le long de la paroi à une vitesse ahurissante, avant de le lâcher parmi les siens. D’autres étaient venus à bout de l’ascension, ainsi que la plupart des TaiGethen.

— Il faut essayer d’en sauver un autre, dit Parilas.

— Allons-y, dit Stein.

Ils descendirent de nouveau parallèlement à la roche. D’autres duos de mages remontaient encore des Il-Aryns vers le ciel. Soudain, le commandant xeteskien lança un ordre et les archers reculèrent. Quelques instants plus tard, des sorts furent lancés.

Stein et Parilas déployèrent leurs ailes afin de brutalement freiner leur chute. Au moins trente orbes de feu se fracassèrent sur la paroi à une dizaine de mètres du sol, chacun amplifiant l’impact du précédent. Une immense vague de flammes balaya le flanc de la montagne à une vitesse terrifiante et brûla vifs deux mages et l’Il-Aryn qu’ils transportaient. Les malheureux furent instantanément réduits en cendres dans le sillage de l’onde. D’autres Julatsiens, encore en train d’escalader, seraient inévitablement engloutis.

La vague monta jusqu’à trente, cinquante, cent mètres de hauteur…

— Tilman…, haleta Stein, avant de se mettre à hurler. Tilman !

Délaissant Parilas, Stein fila vers la saillie sur laquelle il avait déposé le jeune homme, estimant alors qu’il y serait en sécurité. Or, les flammes allaient submerger ce perchoir, et Tilman était incapable de bouger. Stein longea le flanc de la montagne à toute allure, la chaleur précédant la vague de flammes floutant tout ce qu’il voyait. Elle menaçait également de consumer l’air, autour de lui, et de vaporiser ses ailes, mais il n’avait pas l’intention d’oublier sa promesse de sauver Tilman.

L’onde de feu prenant de l’altitude, Stein fut contraint d’en faire autant. Baissant les yeux en direction de la saillie, il la vit un instant engloutie par les flammes, juste avant que le sort ne perde de sa force. La langue de feu géante commença alors à redescendre. Il poussa un hurlement de tristesse et de colère, pour ensuite ne plus émettre que de petits cris angoissés, la gorge nouée par la culpabilité.

Il ralentit, les yeux rivés sur la saillie et incapable de s’ôter de l’esprit la vision du pauvre Tilman appelant à l’aide, tandis que les flammes mortelles cherchaient à l’arracher de la montagne. Alors qu’il reprenait lentement de l’altitude, il aperçut une silhouette qui évoluait avec prudence sur la paroi, se dirigeant vers la gauche, où le flanc de la montagne commençait à être moins incliné.

Désireux d’apporter son aide, il s’en approcha et, très vite, fut inondé de bonheur : c’était Auum, qui escaladait avec l’assurance d’un TaiGethen né dans les arbres et avec une force et une agilité qu’un humain ne pouvait connaître qu’en rêve. Et sur son dos, les bras autour de son cou et sa botte toujours à la main, il y avait Tilman.

Stein s’approcha de ses amis, tellement soulagé qu’il ne parvint pas à articuler le moindre mot. Tilman remarqua sa présence et tourna la tête vers lui.

— Je commençais à avoir un peu chaud à vous attendre, alors j’ai préféré faire une promenade avec Auum, dit-il.

— Sage décision, l’approuva Stein. Merci, Auum.

— Je n’ai pas passé tant de temps pour lui sauver la vie, dans la plaine, pour le laisser cuire sur ce perchoir, dit Auum, légèrement essoufflé. Alors, qu’est-ce que ça donne ?

— Nous n’avons pas pu secourir tout le monde, dit Stein. Je suis navré.

— Pourquoi n’avons-nous pas plus tôt transporté nos soldats dans les airs ? demanda Tilman.

— Parce que nous aurions fait des cibles faciles pour les mages xeteskiens en vol, expliqua Stein. Nos pertes auraient été deux fois plus importantes.

Auum hocha la tête.

— Activons-nous et rejoignons la zone moins pentue, pour faire le point sur les rescapés.

En vérité, le bilan aurait pu être nettement pire. Malgré la culpabilité qu’éprouvait Stein, qui se reprochait de ne pas avoir sauvé tout le monde, les cinquante Il-Aryns qui, sains et saufs, gravissaient la pente douce menant à la corniche auraient été trente, voire moins, si Stein et ses mages volants n’avaient pas risqué leur vie pour eux. Le groupe avait perdu quatorze mages et trois elfes julatsiens. C’était bien entendu une bonne raison d’être triste, de prier et de pleurer, cependant, au vu de leur position critique, ce n’était pas un désastre.

Auum alla s’asseoir en compagnie d’Ulysan et de Grafyrre, tandis que d’autres TaiGethen se chargeaient de féliciter les Il-Aryns et de s’assurer qu’ils étaient confortablement installés. Dos à la pente, ils contemplaient l’étendue de Balaia.

— À quelle altitude sommes-nous ? s’enquit Ulysan.

— À environ deux mille sept cents mètres, répondit Auum. Nous avons à peine entamé l’ascension.

— Il fait déjà un peu plus froid, en tout cas, dit Grafyrre.

En effet, le vent qui soufflait de l’ouest apportait la fraîcheur des cimes, de la neige et de la glace promises par Stein. Ces rafales soulevaient les cheveux et s’engouffraient dans les vêtements. Auum n’était pas impatient de se jeter entre les crocs de ces bourrasques.

— Le paysage va-t-il s’arranger, à mesure que nous allons grimper ? demanda Ulysan. Non mais regardez autour de vous : c’est vide !

Auum esquissa un sourire. Les nombreuses plaines qui s’offraient à leur vue étaient agréablement vallonnées et comportaient toutes les nuances de vert et de brun que l’on pouvait souhaiter, toutefois cette végétation était d’une simplicité extrême. Il y avait bien des arbres, et même une forêt d’une taille respectable droit devant eux. Elle ne représentait que quelques gouttes dans un océan, en regard de ce que l’on trouvait sur Calaius, mais c’était tout de même une forêt.

Cela étant, l’attention d’Auum était surtout attirée par quatre immenses taches, nettement au-delà de la rive opposée du lac de Triverne, dont l’une était partiellement masquée par la forêt.

— Je me demande si ce sont…, commença-t-il.

— Oui, c’est ça, l’interrompit Stein, s’approchant dans le dos des elfes. Ce sont nos chers collèges, tapis dans le brouillard de l’existence humaine. De gauche à droite, vous apercevez Julatsa, Dordover, Lystern et Xetesk, le dernier collège étant fort à propos le plus proche du tunnel de Sous-la-pierre.

— À quelle distance Xetesk se trouve-t-il du tunnel ? demanda Grafyrre.

— À environ une journée de voyage, soit une soixantaine de kilomètres. À peine une matinée au pas de course, pour un TaiGethen. Hé ! mais qu’est-ce qu’ils veulent, ceux-là ?

Trois mages xeteskiens venaient d’apparaître au sommet de la paroi rocheuse et volaient à présent vers les elfes à allure réduite, suffisamment haut dans le ciel pour rester hors de portée de jaqrui et de sort. Ils s’approchèrent davantage et agitèrent un morceau de tissu blanc.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Stein à Auum.

— Ce n’est pas à lui qu’il faut poser cette question, intervint Ulysan. Il a décapité la dernière personne qui lui a proposé de négocier.

— C’était après les négociations, et il a tenté de me tuer, précisa Auum.

— Je disais juste ça comme ça…

— Alors… ? s’impatienta Stein.

— Vous pouvez discuter avec eux si vous le souhaitez. Moi, je n’ai rien à dire à ces salopards. Rappelez-leur simplement que je suis plus rapide que n’importe quel sort qu’ils pourraient avoir envie de lancer. Tenez-vous vraiment à leur parler ?

Stein haussa les épaules.

— Quelques railleries ne feront pas de mal.

Il descendit au pied d’une légère pente, où il attendit à une quarantaine de mètres du bord de la paroi rocheuse que les Xeteskiens le rejoignent. Ces trois individus jeunes et forts posèrent pied à terre et s’avancèrent vers Stein avec un air arrogant. Coiffés de calottes vissées sur le crâne, ils portaient la cape noire cousue de fil argenté des apprentis mages.

— Vous êtes bien installés, ici, dit celui du milieu, qui devançait de peu ses camarades.

— Que voulez-vous ? dit Stein. Je n’ai pas le temps de bavarder.

— Nous sommes venus vous proposer de vous rendre. Nous vous conduirons en sécurité à Xetesk, où vous serez traités avec respect jusqu’à l’issue de ce conflit.

Stein jeta un regard dans son dos. Auum, Ulysan et Grafyrre s’étaient levés, la quasi-totalité du groupe massée derrière eux pour entendre les propos échangés entre les négociateurs.

— Cela fait longtemps que je ne crois plus les représentants de Xetesk. Désolé, mais vous avez perdu votre temps.

— Vous allez tous mourir sur cette montagne, ricana le deuxième mage.

— Ce n’est pas notre avis, mais merci de vous soucier de nous. Autre chose ?

— Vos réserves d’eau et de nourriture ne sont pas inépuisables, et vous n’avez nulle part où vous abriter, reprit le premier. À moins que vous n’ayez l’intention de bâtir des maisons et de semer des cultures, nous vous aurons à l’usure. Mais attention, notre proposition ne tiendra plus le jour où vous redescendrez.

— La vue est splendide, non ? dit Stein. D’ici, nous serons aux premières loges pour voir les hordes de Ouestiens déferler sur votre collège, le jour où les seigneurs Wytch rompront l’alliance perverse que vous avez conclue avec eux. Si vous voulez mon avis, c’est vous qui n’avez plus beaucoup de temps devant vous. Quant à nous, nous tenterons notre chance ici.

— Vous devez accepter nos conditions, insista le troisième. C’est votre seule chance de survivre.

— Ah ! bien sûr, on vous a ordonné de tous nous tuer, n’est-ce pas ? Afin que personne ne puisse dévoiler votre trahison. Vos proies se sont envolées, mes amis, mais n’ayez crainte, Julatsa n’a aucune intention de vous attaquer. Nous attendrons que la guerre se termine et que vienne le temps des comptes.

— Nous remporterons cette guerre, assura le premier mage.

— Nous verrons bien. Mais que ce soit bien clair : nous n’allons pas capituler.

— Alors vous mourrez de faim sur ce flanc de montagne.

Les trois Xeteskiens déployèrent leurs ailes et s’envolèrent. Stein éclata de rire et rejoignit Auum. Tous les elfes tendirent l’oreille.

— Ils croient que nous allons rester ici jusqu’à ce qu’ils s’en aillent, dit-il. Ils croient que nous allons tenter de leur faire perdre patience. Qu’ils sont prévisibles !

— Vont-ils de nouveau attaquer ? demanda Grafyrre.

— Pas à une telle altitude. Ils sont fous de rage. Ils vont nous voir nous en aller. Notre départ déclenchera une étincelle au fond de leur cerveau mais, le temps qu’ils comprennent ce que nous faisons, il sera trop tard.

— À propos, Éphémère a-t-elle contacté les navires, Ulysan ? demanda Auum.

— Oui, et Takaar n’y est pas. Pas encore, en tout cas.

Stein vit Auum tiquer.

— La distance n’est pas si importante, pour des elfes au pas de course. Sauf s’il a été tué en cours de route, il devrait déjà être arrivé là-bas, à moins que… Stein, décrivez-moi l’itinéraire qui relie Julatsa à Korina et les points près desquels il passe.

Stein comprit aussitôt à quoi pensait Auum : l’objet de la convoitise de Takaar.

— Le Presbytère de Septern est le point de repère le plus notable.

— Le vieux fou, gloussa Auum. Je n’ai jamais vraiment douté qu’il convaincrait Gilderon de faire un détour. Je me demande quels dégâts il a provoqués là-bas, avec ses Senseriis.

— Est-il encore sur place, à votre avis ? hasarda Ulysan.

— Je n’en sais rien mais je peux t’assurer qu’il n’est pas en train de se diriger vers les navires.

— Il ne va sans doute pas non plus se précipiter à notre secours, ajouta le grand TaiGethen.

Auum haussa les épaules.

— Nous sommes arrivés jusqu’ici sans lui.

— En effet, et il est temps de repartir, dit Stein. Une marche longue et lente nous attend d’ici au prochain point de repos. Mieux vaut éviter d’être encore sur cette corniche quand la nuit tombera.

— Ce n’est pas un problème pour nous, dit Ulysan.

Stein leva les yeux au ciel.

— D’accord, bon, eh bien, je préfère éviter d’être encore sur la corniche quand la nuit tombera. Allons-y. De toute façon, j’en ai assez de cette vue.