Chapitre 26
Vous n’avez rien connu tant que vous n’avez pas expérimenté le froid qui vous gèle jusqu’aux os.
Auum, Arch des TaiGethen
Il ne restait en début d’après-midi plus rien de la bonne humeur générale du matin. La pause faite à la mi-journée pour se restaurer avait été encore plus éprouvante que la marche, même si la progression du groupe s’était ralentie au point qu’ils n’avaient plus l’impression d’avancer du tout. Les rescapés ne formaient plus qu’une file de malheureux en proie à mille douleurs, agressés par des vents de plus en plus violents et douchés par la glace soufflée par les rafales. Ils n’étaient plus que les jouets des caprices du dieu qui régnait sur ces montagnes.
De toute sa vie longue de plusieurs milliers d’années, jamais Auum ne s’était senti aussi peu préparé à quoi que ce soit. Ils s’étaient pourtant élancés avec optimisme, ce matin-là, en dépit des pertes subies lors de l’ascension et des camarades tués par la magie les jours précédents. Ils avaient commencé par gravir une pente plutôt douce, certes sur une corniche étroite, mais pas au point de présenter un risque réel pour un marcheur prudent. Le soleil avait même fini par percer les nuages et les avait réchauffés, malgré le vent.
En tête de colonne, Auum avait bavardé avec Stein, lequel avait cité le nom des sommets qu’ils apercevaient au nord et au sud. Ils estimaient alors pouvoir traverser la montagne en deux jours, peut-être un peu plus en cas de choix malheureux dans l’itinéraire, mais cette perspective n’avait pas déplu à l’elfe. L’immensité de cette chaîne montagneuse était aussi stupéfiante que sa beauté : pics coiffés de blanc, pentes glacées, falaises et gouffres vertigineux qui menaient à coup sûr tout droit aux entrailles de la terre. C’était à couper le souffle.
Ce ne fut que peu avant midi qu’Auum se sentit pour la première fois moins à son aise. Les nuages avaient voilé le soleil et la température avait sérieusement chuté. Avec cette grisaille était survenu un vent d’ouest glacial, qui les frappait en plein visage et avait encore refroidi l’air ambiant. Ils avaient ensuite été arrosés de neige provenant des sommets, avant qu’une pluie glaciale ne les trempe jusqu’aux os.
La pause-déjeuner avait été catastrophique. Des mages disposés le long de la colonne avaient fait fondre de la neige dans des casseroles pour obtenir de l’eau chaude et pour y faire bouillir de la viande de cheval. Cela avait donné un repas très peu appétissant. La viande était dure et avait un goût de revanche des Xeteskiens, comme pour punir les rescapés de leur évasion.
Auum s’était régulièrement déplacé le long de la file, afin d’encourager ses troupes, mais c’était devenu de plus en plus difficile quand, malgré sa cape et la chemise qu’il avait nouée sur sa bouche et son nez, il avait fini par geler sur place. Il se frottait les mains, n’osant pas les plonger dans ses poches, en cas de chute, et tapait à chaque pas les pieds sur le sol afin de stimuler sa circulation sanguine. Conçues pour la forêt des pluies, ses bottes, bien que résistantes, n’étaient pas faites pour tenir chaud.
Quant à leurs vêtements, ils étaient terriblement inappropriés. Pis encore, leurs corps, qui s’étaient adaptés au fil des générations à la chaleur, à l’humidité et aux occasionnels coups de frais que connaissait la forêt des pluies, étaient incapables de supporter ce froid mordant. Éprouvant des difficultés à simplement prendre une grande bouffée d’air, Auum n’était pas le seul à redouter de ne rien voir entrer dans ses poumons la prochaine fois qu’il tenterait d’inspirer.
Les elfes julatsiens savaient générer un peu de chaleur, qu’ils partageaient en offrant à leurs compagnons moins talentueux dans ce domaine des étreintes toujours trop courtes, mais ils devaient par ailleurs conserver de l’énergie pour la marche, pour faire chauffer l’eau et la nourriture, ainsi que pour voler, si le besoin s’en faisait sentir.
Plus ils grimpaient, plus le vent soufflait fort. Le blanc de la neige et de la glace était aveuglant, tandis que le froid engourdissait les visages et gelait mains et pieds. Lorsque survint une rafale digne d’une tempête, ils durent pour la plupart progresser à quatre pattes, contraignant leurs mains déjà douloureuses à s’agripper à de la roche étonnamment froide, sous la neige.
Auum s’obstinait à rester debout, suivi par Stein, qui faisait preuve d’une remarquable résistance au froid. Ulysan, le plus costaud d’entre eux, portait Tilman sur son dos et devait forcément souffrir physiquement. Malgré cela, il répondait systématiquement par un sourire à Auum, quand ce dernier l’interrogeait d’un regard. Qu’Yniss le bénisse, songea Auum. Quand viendra le moment où Ulysan ne sourira plus, nous serons vraiment dans une situation désespérée.
— Le versant opposé est encore loin ? cria Auum, tournant la tête de façon que ses mots ne soient pas engloutis par le vent.
Stein regarda devant lui et prit un air perplexe, incapable de dissimuler son inquiétude. Seule la présence d’Auum devant lui l’empêchait d’accélérer le rythme. La nuit tombait très vite par ici, et ils ne pouvaient pas se permettre d’être encore ainsi exposés quand cela se produirait, au risque de voir la plupart d’entre eux mourir avant l’aube.
— À cette allure, je ne sais pas trop, répondit-il. Je ne peux pas envoyer des mages volants, car le vent souffle trop fort et les courants ascendants sont très difficiles à négocier.
— Êtes-vous déjà venu ici auparavant ?
— Oui, souvent. J’ai déjà parcouru cette corniche, mais jamais elle ne m’a paru si longue. Il faut dire que j’ai toujours choisi une belle journée d’été pour explorer ces lieux, à une époque où la neige n’est qu’un souvenir, à cette altitude.
— Qu’y a-t-il au bout de cette corniche ?
— Une sorte d’abri. En fait, il y a une saillie rocheuse surplombée d’une autre avancée de la paroi, le tout orienté à l’est, ce qui nous protégera du plus gros de la tempête. Nous devrons tout de même nous blottir les uns contre les autres cette nuit.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu que les conditions seraient si difficiles ?
— Je l’ai fait, Auum, mais ça n’a pas servi à grand-chose, rappelez-vous.
Auum secoua la tête.
— Et ensuite ? Où irons-nous ?
Stein eut l’élégance de ne pas chercher à dissimuler son ignorance.
— Je ne suis jamais allé plus loin, avoua-t-il, l’air penaud. Le chemin qui mène au territoire des Ouestiens ne m’a jamais vraiment attiré.
— Mais vos mages volants…, dit Auum, qui se sentit soudain vulnérable et entièrement responsable de ceux qu’ils avaient convaincus de grimper jusqu’ici.
— Ils n’ont pas pu explorer les différentes voies à cause du vent. Il faudrait qu’il se calme.
Auum fut saisi d’un froid bien différent de celui dû aux conditions météorologiques.
— Vous êtes en train de me dire qu’il est possible qu’il n’y ait même pas de chemin pour redescendre de l’autre côté ?
— Ainsi vont les choses dans les monts Noirépine, et ce n’est pas un mal, car sinon les Ouestiens pourraient faire franchir cette chaîne à leurs armées.
— Mais que ferons-nous si nous ne trouvons pas de voie ?
Stein haussa les épaules.
— Alors il faudra faire demi-tour.
Auum se remit face au vent et accéléra le pas.
— C’est hors de question, marmonna-t-il, avant de rugir à l’intention des versants blancs des montagnes qui se dressaient devant lui. Vous avez entendu ? Vous ne m’aurez pas ! Aussi sûr qu’Yniss est mon témoin et mon dieu, vous ne m’empêcherez pas de passer !
Les montagnes ne répondirent pas mais le vent se mit à souffler plus fort et renvoya ses paroles sur le visage de l’elfe, comme pour se moquer de lui et lui promettre plus de glace. Auum serra les poings et les glissa sous les aisselles, ce qui ne changea rien. Sentirait-il un jour ses doigts de nouveau ?
Ils avaient couru vite et longtemps, ils avaient franchi des collines et des vallées, doublé des fermes et des hameaux en filant nuit et jour, tout cela pour trouver ceci. Gilderon s’agenouilla au milieu des cendres et versa quelques larmes pour les morts, tandis que ses Senseriis allaient et venaient sur les lieux du carnage, tâchant de comprendre ce qui s’était produit et combien de malheureux avaient péri.
Il était évident que les victimes étaient toutes des elfes : les armes et boucles de ceinture ayant échappé au brasier étaient caractéristiques. Il restait encore quelques os ici ou là, mais il n’y avait plus la moindre trace de chair ou de sang. Ils découvrirent également des restes de roues de chariot, ainsi qu’un morceau d’essieu.
— Ils ne peuvent pas tous avoir été tués, murmura Gilderon. Qu’Yniss me pardonne, mais je dois prier pour qu’au moins Auum s’en soit sorti.
— Gilderon.
— Je t’écoute, Helodian, dit le chef des Senseriis, après avoir levé la tête.
— Ils n’ont pas tous été tués ici. Nous avons repéré des traces menant aux contreforts montagneux. De son côté, Teralion a trouvé des cadavres disposés de façon à être récupérés par la nature. La piste des rescapés mène vers les montagnes. Cordolan est déjà en train de la suivre. Les survivants sont clairement assez nombreux, même s’il nous est impossible de connaître précisément leur effectif, du fait de la nature du sol.
— Autre chose ? demanda Gilderon, quelque peu soulagé.
— Oui, il y a aussi des traces de chariot et des empreintes de sabots de chevaux qui partent d’ici en direction de Julatsa. Quatre chevaux, dont deux tirant le chariot, apparemment bien chargé. D’autres survivants, espérons-le. La piste est assez fraîche, nous les avons manqués de peu. Je dirais que nous avons moins d’une journée de retard sur les rescapés de ce carnage.
Gilderon remarqua alors du coin de l’œil un mouvement dans le lointain. Il se leva aussitôt, le regard rivé sur la zone boisée toute proche. Une silhouette en sortit et s’éleva dans le ciel, suivie d’une autre, puis d’autres individus apparurent à pied.
— Nous sommes repérés, dit-il. Senseriis, tenez-vous prêts.
— Des humains, dit Helodian. Des assassins… Les traces sont nombreuses entre ce bois et les premières collines. Ce sont eux qui ont commis ça.
— Ils sont en guerre, comme ceux que nous avons vus au Presbytère, en supposant qu’ils viennent du même collège. Quel est son nom, déjà ?
— Xetesk, dit Helodian.
Les mages volants approchèrent et se stabilisèrent à cinq ou six mètres de hauteur, et à une distance équivalente des elfes. L’un d’eux dit quelque chose mais Gilderon ne comprit rien, l’intonation lui indiquant seulement que c’était une question. Comme il ne répondait pas, le mage répéta sa phrase, cette fois avec plus d’agressivité.
— Xetesk ? demanda Gilderon, en le désignant.
Le mage acquiesça. Gilderon souleva son bâton et le lança en un même mouvement fluide. L’arme fila droit devant l’elfe. Sa lame capta un rayon de soleil avant de plonger dans la poitrine du Xeteskien, qui chuta à terre en poussant un cri étouffé. L’autre mage se réfugia aussitôt en altitude et s’éloigna en criant, sans doute pour appeler à l’aide.
Gilderon courut jusqu’à sa victime étalée sur le dos et récupéra l’ikari qui était retombé. Bien que sachant que l’humain ne le comprenait pas, il lui adressa quelques mots :
— Tu es coupable aux yeux de Shorth, pour tous les elfes que tu as tués ici. Shorth est un dieu immensément miséricordieux, mais pas pour toi. Je t’envoie le rejoindre mais tes suppliques ne te serviront à rien dans son royaume.
Gilderon enfonça son ikari dans les yeux du mage et le tua instantanément en lui perçant le cerveau. Il retira son arme et l’essuya sur les vêtements du mort. Il leva ensuite la tête et constata que les humains se regroupaient et fondaient sur eux.
— Nous ne pourrons pas tous les affronter, dit-il. Où est Cordolan ?
Helodian désigna une silhouette qui courait le long du flanc d’une modeste colline, rejoignant ses compagnons en décrivant un arc de cercle afin d’éviter les humains qui avançaient. Gilderon hocha la tête.
— Bien. Semons-les. Senseriis, nous allons courir jusqu’au crépuscule.
La nuit venue, tapis dans un petit bosquet, ils prirent leur décision concernant la marche à suivre et réaffirmèrent leur foi et leur loyauté. Cordolan s’exprima le premier.
— Les survivants ont escaladé la paroi rocheuse. Certains n’en ont pas atteint le sommet. Il y a des cadavres, brûlés et brisés, qui pourriront au pied de la montagne. Mais certains ont dû réussir à s’échapper, sinon les humains seraient repartis.
Gilderon approuva d’un signe de la tête.
— Helodian, tu es mal à l’aise, dit-il. Dis-nous ce qui te tracasse.
— C’est à cause de ce que nous avons vu aujourd’hui… toutes ces cendres, la puissance des forces humaines encore présentes… Nous ne pourrons pas vaincre seuls une telle masse. Nous ignorons combien d’elfes d’Auum ont survécu, et nous ne pouvons pas les suivre dans la montagne. Nous sommes beaucoup de choses mais pas des grimpeurs.
— Je comprends, dit Gilderon. Nous éprouvons tous le même sentiment que toi. Notre chemin semble couvert de boue et nous avons tous l’impression qu’il nous faut en trouver un autre, si nous voulons être d’une utilité quelconque dans cette bataille.
Tous les membres du groupe approuvèrent ces paroles.
— Sois rassuré, poursuivit le chef des Senseriis. Nous avons besoin de réponses, nous devons donc retrouver le chariot et les chevaux. Nous suivrons leurs traces dès demain matin, même si je me doute qu’ils se rendent à Julatsa. Quand nous aurons rattrapé ces rescapés, nous saurons combien d’autres sont toujours dans la montagne. Enfin, nous devons nous remettre aux ordres de notre maître et implorer son pardon, pour notre manque de loyauté et d’attention. Nous l’avons abandonné, nous devons rattraper cette erreur.
Gilderon sourit en voyant le visage de tous ses compagnons s’illuminer, ravi qu’ils éprouvent eux aussi ce qu’il désirait depuis qu’ils avaient quitté Takaar.
Ils dormirent, à l’exception de Gilderon, qui monta la garde, conscient que le plus dur les attendait. S’il était facile de décider d’implorer le pardon de Takaar, ce dernier avait changé. Sa réaction, lorsqu’il verrait ses Senseriis revenus auprès de lui, pouvait tout à fait leur coûter la vie. Malgré cela, ils devaient essayer. Ils avaient besoin de lui et lui avait besoin d’eux… Gilderon priait pour que ce soit le cas.
Ils atteignirent la saillie rocheuse alors que la nuit était presque totale. Il était par ailleurs évident que les conditions météorologiques tueraient quelques malheureux parmi eux au cours de la nuit. Le temps avait empiré : la neige tombait à gros flocons qui s’accrochaient aux vêtements et à la peau, soufflés par un vent gémissant qui portait les voix de leurs morts.
Les mains étaient gelées, entaillées et couvertes d’ampoules, les bottes étaient déchirées et les pieds froids comme de la glace et enflés. Malgré les protections, les visages étaient à vif, du fait de l’agression permanente de la neige et du vent, et les yeux, la seule partie de leur corps qui attendait l’obscurité de la nuit avec impatience, souffraient du blanc aveuglant.
Auum fit de son mieux pour réunir les plus affaiblis au centre du groupe et ensuite masser les autres autour d’eux, afin de leur offrir un peu de chaleur, mais le froid remontait par la roche sur laquelle ils étaient assis, tandis que, dans leur dos, les rafales projetaient plus de neige sur les parois de la cavité.
Ils avaient tristement avalé un repas composé d’un ragoût de viande de cheval plutôt dure et de quelques racines ramassées l’avant-veille en passant près du lac. Pour certains, le simple fait de s’alimenter était un supplice. Il fallait les nourrir à la petite cuillère, afin qu’ils ne renversent pas leur nourriture sur leurs vêtements déjà trempés et gelés.
Auum tentait d’oublier qu’il tremblait au point de ne pas pouvoir s’asseoir. À peine capable d’ouvrir la bouche pour parler, il n’avait avalé que quelques bouchées de ragoût, estimant que d’autres avaient davantage que lui besoin de reprendre des forces. Ce qui était sans doute une erreur, au vu du froid qui pénétrait ses os, son cœur et son âme. Stein l’avait averti qu’il aurait froid, mais là, il découvrait un niveau de douleur qui dépassait tout ce qu’il avait jamais imaginé.
— Ça fera une sacrée histoire à raconter à vos petits-enfants, dit Ulysan.
Le géant trouvait encore la force de sourire, malgré l’évidente épreuve qu’il avait endurée en portant Tilman toute la journée. Bien que visiblement totalement épuisé, il refusait encore de s’asseoir. Tout comme Auum et Stein, il avait vérifié comment se portait chacun des cent vingt rescapés.
— Il faudrait que je l’écrive avant de mourir de froid, dit Auum, de nouveau saisi d’un tel frisson qu’il en laissa échapper un grognement. L’ennui, c’est que j’ai les doigts tellement gelés que je ne pourrais pas tenir une plume.
— Sans compter que nous n’avons ni écorce ni parchemin, ajouta Ulysan. Mais à part ça, c’était une bonne idée.
Auum considéra son peuple. Les elfes de Julatsa se déplaçaient parmi les corps blottis les uns contre les autres, faisant de leur mieux pour réchauffer et soigner, mais cela revenait à se servir d’un couteau à fruit pour abattre un banian. Ulysan et lui se trouvaient au bord de la saillie, à quelques mètres d’un abîme sans fond. Combien de cadavres faudrait-il y jeter le lendemain matin ? Peut-être ne resterait-il plus personne pour pleurer les morts.
Il fut alors pris d’une authentique colère qui lui réchauffa quelque peu l’âme. Il la laissa se développer dans son esprit, jusqu’à prendre conscience de ce qui l’avait provoquée. Il se tourna vers ses compagnons silencieux, dont la plupart avaient le visage enfoui dans les bras et les genoux repliés contre la poitrine afin de s’offrir un minimum de confort.
— Ça ne peut pas durer comme ça ! cria-t-il, assez fort pour dominer le sifflement du vent. Nous devons pouvoir faire autre chose. Avec la nuit, il va faire de plus en plus froid. Avec vos mains engourdies et vos vêtements trempés, pensez-vous être capables de survivre ? Moi, je n’en suis pas certain.
» Les TaiGethen ne sont pas armés pour lutter contre ce type d’ennemi. Nous ne savons pas faire jaillir des flammes du néant. Alors je vous le demande : que peut nous offrir votre merveilleuse magie, mes amis Il-Aryns et julatsiens ? Faites donc apparaître une bûche et du petit bois, ou une cabane où nous abriter. Faites quelque chose !
Stein se leva, les lèvres enflées et la peau du visage rouge et à vif.
— Je comprends votre frustration mais nous ne sommes que très peu, et nous ne pouvons pas dépenser toutes nos forces. Je pourrais demander à mes mages de chauffer la roche, mais le froid est si intense que la chaleur créée se dissiperait avant même de nous être utile, tant nous sommes exposés. Nous devons économiser notre énergie.
— Dans quel dessein ? Si nous ne réagissons pas, la plupart d’entre nous ne seront plus là l’aube venue, pour profiter de votre précieuse énergie.
Auum considéra les visages des TaiGethen et des Il-Aryns qui l’entouraient et y lut de la détermination ou du renoncement, selon les cas. Il s’adressa à Rith :
— Et vous, que pouvez-vous faire ? Sept cents ans d’enseignement de Takaar ne peuvent pas être inconsistants au point de ne pas vous avoir appris à vous réchauffer, tout de même ?
— Nous ne sommes pas capables de changer la glace en chaleur, répondit Rith. Cela ne se passe pas comme ça. Nous ne canalisons pas le mana comme les Julatsiens, nous forgeons ce que nous pouvons à partir des énergies qui nous entourent. Nous adaptons ce dont nous disposons, nous ne pouvons pas créer quelque chose à partir de rien. Je suis désolée.
— Désolée ?! cracha Auum. Et c’est tout ? Comme sur les murs de Julatsa, quand la pression était à son maximum et que vous vous êtes rendu compte que vous ne pouviez rien faire ? Les précieux Il-Aryns de Takaar, le nouveau pouvoir au sein des elfes… Qu’Yniss nous sauve et qu’Ix vous abandonne ! Je n’ai d’ailleurs jamais eu d’inquiétude sur ce dernier point !
Incapable de soutenir le regard d’Auum, Rith baissa la tête et se mit à trembler violemment, sans savoir elle-même si c’était dû au froid ou aux larmes qui semblaient prêtes à jaillir.
— Nous avons souffert pour vous faire venir jusqu’ici, reprit Auum, les bras écartés. Les TaiGethen vous ont sauvés près du lac, nous vous avons sauvés sur la paroi, nous avons tout fait pour vous garder vivants jusqu’ici. À présent, c’est à votre tour. Et regardez-moi donc dans les yeux, Rith !
La meneuse des Il-Aryns obtempéra, avec au moins du feu dans le regard.
— Nous n’avons rien demandé de tout ça ! s’exclama-t-elle. Nous n’avons pas voulu la guerre, pas plus que nous n’avons voulu mourir de froid sur un flanc de montagne, mais vous nous avez forcés à venir ici, vous ne nous avez pas laissé d’autre choix que de vous suivre. Vous nous avez conduits ici et voilà que nous sommes épuisés et que nous n’avons plus d’espoir.
— Personne parmi nous n’a voulu la guerre, répliqua sèchement Auum. Mais c’est ce qui nous attend, que ce soit ici et maintenant ou sur nos terres, dans les jours à venir. J’ai décidé que nous nous battrions ici, et je mourrai ici s’il le faut, mais ce sera par l’épée ou par les flammes noires, certainement pas à cause d’un manque de courage de la part des elfes.
Rith haussa les épaules, ce qui lui fut douloureux tant elle frissonnait.
— Il n’est pas en notre pouvoir de tirer de la chaleur de la glace, dit-elle. Je suis désolée.
— Je ne vous crois pas. Je refuse de vous croire ! J’ai vu Takaar faire sombrer un navire. Je vous ai vus ériger des écrans protecteurs qui ont repoussé la magie des seigneurs Wytch, et encore hier, vous avez durci l’air au point de décapiter nos ennemis lancés au galop. Et maintenant, vous me dites que vous n’êtes pas fichus de trouver une solution pour empêcher cette foutue neige de me coller dans le dos ?
Rith ouvrit soudain grand la bouche et resta un moment les yeux fixés sur Auum, comme si elle jouissait d’une bonne chaleur matinale.
— Nous avons pris le problème à l’envers, dit-elle enfin. Accordez-moi quelques instants. Il-Aryns, rassemblons-nous, j’ai une idée.
Rith se mit à parler à ses acolytes. Auum, quant à lui, se détourna de la scène, peu intéressé par les détails du processus qu’elle estimait devoir appliquer, tant qu’elle se dépêchait. Il sentit quelqu’un lui tapoter le coude. C’était Stein, qui tenait un bol dans une main. Sous les yeux d’Auum, il fit apparaître une flamme dans sa paume et la maintint jusqu’à ce que le contenu du récipient soit bouillant. Puis il le lui tendit et sortit une cuillère de sa cape.
— Tenez, c’est pour vous, dit-il. Vous n’avez pas assez mangé. C’est admirable mais idiot. Si vous mourez, tout espoir sera perdu.
— Vous n’avez pas l’impression d’avoir un peu la pression, Auum ? lui demanda Ulysan.
Auum envisagea de refuser ce bol mais son estomac comprit qu’il était intelligent de l’accepter. Il avala quelques bouchées, ne tenant qu’avec beaucoup de difficultés la cuillère entre ses doigts insensibles.
— En tout cas, tout espoir est déjà perdu concernant la qualité des plaisanteries d’Ulysan, dit-il.
— Je me demande ce qu’ils font, dit le grand TaiGethen.
— Ils nous sauvent la vie, j’espère.
— Ça va si mal que ça ?
— Je sais comment je me sens et je sais ce que je peux supporter. Il fait nuit, la température va chuter comme une pierre dans ce gouffre. Si nous ne parvenons pas à nous réchauffer, nous allons tous mourir ici. (Il pointa Stein du doigt.) Et si cela se produit, n’osez pas laisser mourir ceux qui peuvent fuir cet endroit, sinon je vous hanterai depuis le royaume de Shorth.
— Vous abandonner reviendrait à vous trahir.
Auum donna son bol vide à Ulysan et étreignit Stein, qui trouva cela peu agréable mais que l’elfe empêcha de s’écarter. Enfin, il le relâcha et l’embrassa sur le front.
— Tiens, de l’honneur…, commenta Ulysan, les sourcils levés.
— Si tous les humains étaient comme vous, nos races seraient amies depuis mille ans, dit Auum. Quel gâchis… (Il s’écarta de quelques pas et se tourna vers Rith.) Bon, comment s’en sortent-ils ? Je me le demande… Même si je gèle sur place et même si je vous considère comme mon frère, je ne vous serrerai plus dans mes bras, Stein. Vos vêtements puent, c’est une infection.