Chapitre 32

Les Ouestiens sont fréquemment mal compris. En quoi leur « sauvagerie tribale » est-elle différente des comportements et des combats de nos propres barons et seigneurs ?

Sipharec, grand mage de Julatsa

 

Des éclaireurs TaiGethen s’éloignaient de plusieurs heures de course de Carusk, le village natal de Sentaya, surveillant toutes les voies d’approche afin d’estimer la taille de la force d’invasion et de s’assurer qu’aucun agent ouestien n’épiait leurs préparatifs défensifs.

Pendant que les Il-Aryns s’entraînaient activement afin d’être prêts à réagir à diverses situations grâce à des sorts défensifs, Stein avait chargé ses mages de disposer des glyphes sur les terres cultivées qui se déployaient à perte de vue. Au bout d’une demi-journée, ces protections n’étaient pas encore très nombreuses mais tout de même assez présentes pour semer le doute dans l’esprit de guerriers.

Plus près des limites du village et de sa grossière palissade, les glyphes étaient plus concentrés et conçus pour infliger un maximum de dégâts en projetant du feu ou de la glace sur beaucoup plus d’ennemis que les quelques malheureux qui les déclencheraient. Ces pièges étaient en outre façonnés de façon à dissimuler les défenseurs jusqu’à la dernière seconde, fournissant ainsi aux archers et mages elfes l’occasion de lancer leurs projectiles en toute liberté.

— Suis-je le seul à me sentir un peu gêné d’installer des glyphes qui vont massacrer des guerriers inconscients du danger ? demanda Stein.

— Oui, dit Auum. Nous cherchons à tuer des ennemis, pas des alliés.

— Ystormun est-il capable de sentir la présence des glyphes ? intervint Ulysan, désireux de rapidement changer de sujet.

— Oui, j’en suis certain, si on lui en laisse le temps, dit Stein. Mais il sera seul et se fichera de ses hommes. Il n’aura pas la patience d’attendre. Quoi qu’il en soit, ce serait une tâche trop terre à terre pour lui. Je parie qu’il préférera perdre des guerriers plutôt que de descendre de son carrosse.

Tous trois à l’extérieur de la palissade, ils observaient les mages au travail et attendaient le retour de Faleen, qui devait leur faire son rapport à propos des activités de l’ennemi. Désormais à seulement quelques centaines de mètres d’eux, elle courait à toute allure.

— Regardez-moi ça, dit Ulysan. Quelqu’un la poursuit, ou quoi ?

— Seulement un seigneur Wytch, lâcha Stein.

— Pas mal, apprécia Ulysan. Mais vous avez encore beaucoup de progrès à faire.

Faleen s’immobilisa devant Auum, qui l’embrassa sur le front.

— Tu as bien couru ? dit-il. Allons trouver Sentaya. Mieux vaut éviter d’être vus en train de discuter des nouvelles que tu apportes avant de les lui avoir communiquées. C’est son village qui est menacé, après tout.

— Jusqu’où êtes-vous allée ? s’enquit Stein.

— En distance, je ne sais pas, mais j’ai couru environ sept heures, répondit Faleen.

— Et vous n’êtes même pas essoufflée !

— Notre hôte nous attend, intervint Auum.

— Ni même en sueur, ajouta l’humain. Incroyable…

Si cela faisait à présent deux jours qu’il avait décapité Gyarth, l’air de dégoût qu’arborait Sentaya ne s’était en rien apaisé. Il avait observé les mages et Il-Aryns s’entraîner et disposer les glyphes. Voir de la magie employée sur ses terres et en son nom le perturbait profondément.

Aucun lanceur de sort n’avait été autorisé à entrer dans le village. Quant aux TaiGethen, on les considérait avec méfiance, des regards agressifs suivant leurs moindres faits et gestes. Tilman avait été mieux accueilli mais sa faible connaissance des tribus barbares rendait toute conversation très ardue. Malgré cela, Auum et Stein savaient que Sentaya hésitait, que ses hommes ne le soutenaient pas tous et que certaines des tribus Paleon disséminées autour du lac et plus au sud souhaitaient la mort de ces intrus. Seul le respect qu’éprouvait Sentaya à l’égard d’Auum semblait maintenir cette alliance fragile. Stein installait par prudence des glyphes d’alarme autour de leur campement, quand ils dormaient.

Sentaya les reçut en un lieu où personne ne pourrait surprendre leur conversation. Il adressa un hochement de tête à Auum et, ignorant ostensiblement Stein, posa les yeux sur Faleen.

— Qu’a-t-elle vu ? demanda-t-il.

Faleen prit la parole, puis Stein traduisit ses propos, sans que Sentaya consente à se tourner vers lui.

— Le détachement ennemi est très important et sera ici demain aux premières lueurs du jour. Je l’estime à neuf cents guerriers et quarante chamans, auxquels il faut ajouter les chariots de provisions. Il y a également un carrosse couvert, tiré par deux chevaux et dont s’occupe un chaman vêtu de rouge foncé. Ce véhicule est protégé par des cavaliers qui forment clairement une garde personnelle. Ystormun se trouve à l’intérieur. Je l’ai vu marcher parmi ses chamans la nuit dernière.

Sentaya secoua la tête et considéra Auum avec un mélange de respect et de crainte, puis il gloussa sèchement.

— Je pensais que vous bluffiez, Auum. Mais voilà que tout ce que vous avez prédit se réalise, dirait-on. Ystormun est venu. Nous passerons le reste de cette journée à peaufiner nos tactiques. La nuit venue, nous festoierons ensemble dans mon village. (Sentaya se tourna enfin vers Stein.) Tous. L’espace d’une nuit, nous serons frères, et le temps d’une journée, nous nous battrons comme si nous faisions partie du même peuple.

— C’est le plus grand honneur que vous puissiez accorder aux miens, dit Auum. Soyez-en remercié. Les dieux elfiques vous béniront et vous garderont en vie pour que vous accomplissiez de grandes choses à l’avenir.

Sentaya inclina la tête avant de conclure :

— Je dois parler à mon peuple.

 

Sipharec était mort. Aucune magie n’avait pu empêcher ce vieillard fringant de devenir un cadavre en si peu de temps. Kerela se détourna de sa tombe, la tête baissée. Murmurant quelques prières, elle traversa le collège et sortit dans la rue avec un sentiment d’angoisse et de panique grandissante.

Que les espoirs des Julatsiens ordinaires s’étaient vite effondrés, après que l’on eut brisé le siège ! Tout en marchant, Kerela ne saluait ni n’adressait la parole à personne, pourtant elle sentit qu’Harild, le merveilleux, puissant et courageux Harild, lui avait emboîté le pas.

Bien que sachant Sipharec aux portes de la mort, elle avait au plus profond d’elle-même espéré qu’il se relèverait, qu’il guérirait et reprendrait sa place à leur tête, comme c’était le cas depuis si longtemps. Mais bien sûr, il n’en avait rien été, et il avait vécu ses dernières heures inconscient, sa douleur engourdie par la magie.

Kerela se dirigea vers la porte principale de la cité et emprunta les marches qui menaient au corps de garde. Cet endroit était encore en réparation, comme beaucoup de vastes sections des remparts ; des mages étaient très occupés à renforcer la muraille, tandis que des bruits d’atelier – fabrication de flèches, de lames et d’arcs – se répercutaient partout dans la cité.

Kerela crut défaillir quand elle regarda par-dessus l’enceinte de la ville. Elle avait encore en mémoire la beauté sévère des environs de Julatsa, ainsi que de l’horizon, où l’on voyait la mer scintiller par beau temps. Le parfum des hautes herbes couvrant les collines lui revenait également, tout comme les rires des enfants jouant sur les vastes étendues, qui sonnaient creux dans son cœur, tel un rêve flétri et mort.

Les Ouestiens continuaient de se rassembler. Leur vacarme ne cesserait plus jusqu’à ce qu’ils se lancent à l’assaut. Ils étaient beaucoup plus nombreux que la fois précédente, des milliers, équipés d’échelles et armés de lames affûtées. Leurs chamans procédaient déjà à des incantations et à des danses, afin de s’attirer les faveurs des esprits. Ils se déployaient de façon à encercler la cité. Cette fois, ils n’allaient pas se contenter d’assiéger Julatsa, ils allaient se précipiter sur son mur d’enceinte.

— Quand vont-ils passer à l’attaque ? demanda Kerela.

Elle se sentait totalement débordée et incapable de gérer la moindre défense. Comme elle regrettait Sipharec, Auum, Takaar et Drech, de puissantes individualités dotées d’une connaissance et d’une foi immenses. Elle était née bien après la libération de Calaius. Elle ignorait tout de la guerre.

— Pas avant demain à l’aube, répondit Harild, les yeux levés vers le ciel qui, en cette fin d’après-midi, s’assombrissait. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. Les mages ont reçu leurs instructions et les glyphes ont été disposés à l’extérieur. Nous les déclencherons dès que l’ennemi avancera. Nous connaissons sa tactique.

— Mais nous n’avons plus de TaiGethen parmi nous pour venir à bout de leurs chamans.

Harild hocha vivement la tête.

— Je sais, mais notre devoir consiste à les contenir aussi longtemps que nous le pourrons. D’ici là, prions pour qu’Auum et Takaar réussissent de leur côté.

— Sinon… ?

— Ils réussiront.

— Mais s’ils échouent ?

Harild se fendit d’un sourire triste.

— Alors nous sauverons ce qui pourra l’être et nous vendrons chèrement notre peau. Que faire d’autre ?

 

La nuit tombait. Takaar avait attendu toute la journée et sa patience était à bout. Il avait rappelé les Senseriis de leur cachette, dans les collines surplombant le tunnel de Sous-la-pierre, et patientait à présent en leur compagnie, pendant que des discussions tortueuses se poursuivaient interminablement au sein du Septième Cercle de Xetesk. Il ne pouvait ni se nourrir ni se reposer, l’esprit en feu et sans cesse harcelé par son tourmenteur. Il se tourna vers Gilderon, qui le regardait, tandis que les mages et soldats xeteskiens gardant l’entrée du tunnel les surveillaient tous avec méfiance, se demandant pourquoi leur maître leur avait ordonné de ne pas toucher à ces inconnus.

Takaar avait presque envie que les Xeteskiens l’attaquent. Tout serait meilleur à prendre que cette épouvantable attente, et il n’avait pas libéré son énergie depuis une éternité.

Une petite démonstration pourrait les aider à se décider.

— Ou à me faire tuer.

Cette hypothèse me convient autant que la première, tu le sais bien.

— Je croyais que cette entreprise t’enthousiasmait ?

Uniquement parce qu’elle aboutira inévitablement à ta mort.

— Est-ce vraiment la seule chose qui te motive ?

Que pourrait-il y avoir d’autre ?

— Rachat, pardon et acceptation.

Je n’ai jamais désiré ces choses, et je crains qu’elles ne soient à jamais hors de portée pour l’assassin de Drech.

— Mais tu as dit que…

Ne sois pas naïf. Je peux dire n’importe quoi, tant que ça augmente mes chances de te voir mourir de la façon que je souhaite.

— Je vais bien m’amuser, à te voir me haïr à chaque seconde, au cours du millénaire à venir.

Nous savons tous les deux que cela ne se produira pas.

— Tes certitudes ne font que renforcer ma détermination.

— Takaar ?

Takaar regarda autour de lui et revint au monde réel. Il était appuyé contre un rocher trois fois plus grand que lui, produit des siècles passés, Gilderon à ses côtés. Les autres Senseriis se trouvaient non loin de là, en position défensive mais détendue.

— Qu’y a-t-il ?

Gilderon tendit la main en direction de Sous-la-pierre et s’écarta, afin de permettre à Takaar de se rendre compte par lui-même.

— Ils arrivent, dit-il.

Takaar sourit. Sous-la-pierre se vidait. Des mages montés à cheval précédaient une longue colonne de cavaliers avançant à quatre de front. Bynaar l’avait cru.

À moins qu’ils ne viennent pour te tuer, bien sûr.

— Même toi, tu n’y crois pas.

Je te l’accorde.

Takaar s’approcha de Bynaar, qui guidait en personne le détachement de mages.

— Tu as décidé de me faire confiance, dit Takaar. Je t’en remercie.

Bynaar leva un sourcil.

— Les choses ne sont pas si simples. Le Septième Cercle a donné son aval à cette manœuvre, mais uniquement après un contact avec Belphamun, qui a malgré lui confirmé vos dires. Ystormun est en route pour le lac du Ciel et se trouve peut-être à une journée de voyage de l’autre extrémité du tunnel.

Takaar hocha la tête.

Il ne t’a pas cru. Vois toutes les vérifications qu’il a faites.

— Je ne m’attendais pas à autre chose.

— Bien, dit Bynaar, l’air quelque peu distrait. Priez pour que votre ami Auum réussisse à contenir Ystormun jusqu’à notre arrivée.

— Il en est incapable. C’est à moi que revient cette tâche, la vôtre consiste à me rejoindre à temps, car même mes forces ont leurs limites.

— Non, non, non, vous n’allez pas me quitter un instant. Cela signifierait que je vous fais confiance, ce qui n’est absolument pas le cas. Auum doit tenir bon face à Ystormun, que nous piégerons en arrivant.

Takaar eut la sensation d’avoir le crâne transpercé par une lance. Il considéra Bynaar avec un regard chargé de haine, puis il ferma les yeux et tenta de chasser les railleries de son tourmenteur.

— Tu ne m’as pas écouté, dit-il, les dents serrées et se tordant les mains l’une dans l’autre. Moi seul… ma tâche…

Brûle-le. Il ne te fait pas confiance et te trahira. Brûle-le et enfuis-toi en courant. Ils se lanceront à ta poursuite, ils découvriront ton génie, ils enfermeront la créature, ils comprendront, ils pardonneront et tu seras accepté.

— Je vous en prie, murmura Takaar. Laissez-moi partir.

Takaar dut tendre l’oreille pour percevoir la réponse de Bynaar, qui lui parut venir de très loin. Il n’était aucunement question de l’autoriser à s’en aller. Takaar sentit une onde de chaleur se propager dans son corps, les énergies jaillir en lui, désireuses d’être libérées pour se jeter sur ceux qui ne méritaient pas de vivre.

Drech ne méritait pas de vivre, il a fallu l’éliminer. Bynaar vaut-il mieux que Drech ? C’est un ennemi qui cherche à te piéger. Il ne recherche que la gloire, tu ne dois pas le laisser l’obtenir. Ta mission est la tienne, et uniquement la tienne, Yniss m’en est témoin. Ne le laisse pas te voler l’occasion de te racheter qui s’offre à toi !

— Vous ne me priverez pas de cette occasion de me racheter ! s’écria Takaar.

La monture de Bynaar se désintégra en une masse d’organes et de sang, le squelette de l’animal fut réduit en poussière et sa peau éclata sous la pression interne soudaine. Bynaar fut projeté par le souffle du sort de Takaar. Tout autour, les soldats se mirent à hurler et les chevaux à ruer et à s’emballer.

Gilderon et les Senseriis vinrent aussitôt se poster autour de Takaar, puis ils l’entraînèrent à l’écart, vers le tunnel. Repoussant brusquement les mains qui cherchaient à l’aider, Bynaar se releva, le visage livide sous l’effet du choc.

— Je suis le seul à pouvoir le contenir ! rugit Takaar, que ses gardes emmenaient en pressant le pas. Je t’ai sauvé, non ? Je l’ai dominé et je t’ai sauvé. Il a voulu que je te tue mais je n’en ai rien fait ! Tu peux me faire confiance, à présent !

— Ça suffit, dit Gilderon. Filons d’ici.

— Je peux le faire ! poursuivit Takaar en riant. Tu vois, Auum ? Tu as vu comme j’ai contrôlé ma colère ?

Bynaar s’était relevé. Soldats et mages s’écartaient de Takaar, encore impressionnés par les restes dépourvus d’os du cheval. Nul ne voulait subir le même sort. Le tourmenteur était silencieux, vaincu pour l’heure, mais il reviendrait. Il revenait toujours. Takaar constata que les Xeteskiens commençaient à reprendre leurs esprits.

— Chargez-vous de lui, Helodian et Teralion, ordonna Gilderon. Et courez aussi vite que possible !

 

Bynaar suivit du regard les Senseriis qui s’éloignaient en trottinant. Leur chef plongea son bâton prolongé de lames dans le visage d’un soldat qui s’était montré assez stupide pour se placer en travers de leur chemin. Prenant appui sur cette arme, il pivota et en percuta un second des pieds, en pleine poitrine. Puis ils se mirent à courir en direction du tunnel et des Ouestiens qui s’y trouvaient. Ils étaient très rapides.

— Laissez-les partir ! ordonna-t-il, bien que personne n’eût esquissé le moindre geste pour se lancer à la poursuite des fuyards. Ne bougez plus.

Bynaar essuya le sang de sa monture qui maculait sa cape et ses vêtements de voyage, puis, s’attardant sur les restes de la bête, essaya d’imaginer le sort qui avait accompli ce carnage. Sans succès. Il ne restait plus que de la chair, de la peau et des entrailles… Plus de squelette, plus le moindre os. Ce sort échappait totalement à sa compréhension, ce qui le fit pousser un petit rire.

— Seigneur Bynaar ?

— Qu’en penses-tu, Pirys ? demanda-t-il au jeune étudiant qui s’était approché de lui. L’aurais-je mal jugé ?

— Il a tenté de vous tuer.

— Il a aussi essayé, avec autant d’ardeur, de ne pas le faire, ce dont je devrais me réjouir.

— Nous n’allons pas partir, j’imagine ?

Bynaar lâcha un rire bref.

— Bien sûr que si. Ma réputation au sein du Septième Cercle est en jeu, et Takaar s’apprête à nous dégager la voie. Il serait grossier de notre part de ne pas en profiter.

Pirys se tourna vers le gouffre noir qu’était l’entrée du tunnel et se pourlécha nerveusement les lèvres.

— Dans ce cas, puis-je recevoir mes ordres, seigneur ? dit-il.

Bynaar les énuméra sur le bout des doigts :

— Va me chercher des vêtements neufs, trouve-moi un cheval et tiens cette colonne prête à partir, nous avons un seigneur Wytch à attraper.