Chapitre 6
Un elfe né sous la canopée se sent mal à l’aise quand il s’en éloigne. Vous portez des vêtements, ne seriez-vous pas gênés si vous deviez les ôter ?
Lysael, grande prêtresse d’Yniss
La conscience d’Ystormun voyageait dans le corps d’un chaman ayant pris place au sein de la force de frappe lancée sur une mer formée, en direction de Calaius. Les religieux ouestiens s’étaient révélés extrêmement faciles à contrôler par la pensée et s’étaient soumis à la magie des seigneurs Wytch sans la moindre difficulté. Ils n’avaient pas vraiment eu le choix, bien entendu, et les effets à long terme de l’usage de leur esprit et de leur corps étaient peu réjouissants. Heureusement, de nombreux autres sujets étaient disponibles quand les premiers n’étaient plus utilisables.
Observer les Ouestiens au travail amusait Ystormun. Ces gens-là n’étaient pas des marins très doués, en particulier quand il s’agissait de manœuvrer des vaisseaux conçus pour franchir les océans. Néanmoins, ils étaient enthousiastes et résistants : leur énergie compensait honorablement leur manque d’expérience. De véritables marins avaient tout de même été postés à bord de chacun des dix vaisseaux, afin de s’assurer que l’on survivrait à la traversée. Pour le reste, on faisait confiance au destin. Les seigneurs Wytch eux-mêmes n’étaient pas capables de maîtriser les éléments. Pas encore, en tout cas.
Ystormun fit marcher le corps qui accueillait son esprit jusqu’à la proue. Ayant reconnu les signes de possession sur le visage de ce dernier, les marins et soldats ouestiens s’écartèrent pour lui céder le passage. Grâce aux yeux perçants du chaman, Ystormun perçut tout juste une ligne noire à l’horizon. Calaius.
Il fut alors saisi d’une émotion qui écarta des pensées de vengeance et le souvenir de son humiliation : il se rappelait les senteurs de la forêt des pluies et les échos qui se répercutaient jour et nuit dans les profondeurs de la canopée, il percevait le goût sucré des fruits et herbes de Calaius et la puissance des alcools tirés de leurs racines, il entendait les cris des elfes mourant sous les coups portés sous ses ordres…
Ystormun s’autorisa un sourire discret, à peine une fraction de seconde. Si stupéfiant que cela puisse paraître, cet endroit lui avait vraiment manqué, et il éprouvait une vague excitation à l’idée d’y retourner, bien que ce soit par procuration.
Comme il avait longtemps attendu ce moment, multipliant suppliques devant le cadre, manœuvres et plans, sans oublier ses tentatives malheureuses de défier les autres seigneurs et de mettre sur pied sa propre invasion, de façon à gagner une certaine indépendance par rapport à eux. Aujourd’hui, grâce à Septern, à son sort et aux guerres qui submergeaient Balaia, sa furie pouvait être pleinement lâchée. Pas d’esclavage, cette fois, mais un glorieux génocide, se promettait-il. Les Ouestiens barreraient les barges, manieraient la hache et dépouilleraient les animaux de leur précieuse fourrure. Calaius deviendrait enfin la mine d’or qu’il aurait déjà dû être sans les incessantes ingérences du cadre.
Mais avant d’en arriver là, les elfes souffriraient, et il forcerait deux d’entre eux à assister à l’intégralité de ce spectacle avant de les libérer. Ils resteraient ainsi pour l’éternité torturés par leur échec, avec la douloureuse conscience d’avoir été abandonnés par leurs dieux. Ystormun avait réfléchi à mille autres supplices, tous plus insoutenables les uns que les autres. Toutefois, aucun d’entre eux n’aboutirait à l’issue qu’il souhaitait pour ses deux ennemis, à savoir une douleur mentale sans fin, éventualité des plus délectables à ses yeux.
Il visualisa une nouvelle fois ses deux ennemis, dont le nom fut murmuré par le chaman.
Takaar et Auum, les deux responsables de sa descente aux enfers. S’ils étaient encore en vie, et il n’avait aucun doute à ce sujet, il les ferait tant souffrir que le soleil lui-même s’éclipserait pour eux, ne leur laissant que les ténèbres pour puiser quelque énergie. Ce serait le point culminant de sa vie, un couronnement qui satisferait tous ses désirs.
Ystormun se retira du chaman pour se reposer.
Il n’entendit pas le cri d’avertissement poussé depuis le nid-de-pie du navire.
Auum passait la majeure partie de son temps dans le nid-de-pie du grand mât, car ce n’était que là-haut qu’il pouvait s’imaginer au-dessus de la canopée, jouissant des éléments sans être protégé par sa forêt des pluies bien-aimée. Il y trouvait également un peu de tranquillité, à l’écart du chahut qui régnait à bord. Le craquement des planches n’était plus omniprésent, tandis que les grincements du matériel que l’on traînait ici ou là sur le pont étaient étouffés par le mugissement du vent et le claquement des voiles. Enfin, sur ce perchoir, il était moins sujet au sentiment de claustrophobie que lui inspirait une telle concentration d’individus.
Le fait que nombre d’entre eux soient de son peuple ne changeait rien à l’affaire. Il y avait à bord suffisamment d’Il-Aryns ou de marins pour qu’il se sente en permanence mal à l’aise. Il éprouvait des difficultés à trouver le sommeil, avait perdu l’appétit et rêvait d’avoir simplement assez de place pour courir.
Auum baissa la tête et porta son regard au-delà des voiles, sur le pont, plus de trente mètres en contrebas. Le vaisseau était ballotté par une légère houle, mouvement démultiplié à cette hauteur. Faleen s’entraînait au combat avec ses Tais, qu’elle invitait à l’attaquer tous les deux en même temps. Il les observa un moment, souriant en appréciant leur équilibre inné, malgré les oscillations du pont soumis aux caprices de la mer. Les TaiGethen étaient si doués que les marins ayant passé leur vie sur l’océan étaient loin d’être aussi habiles.
Après avoir vu les deux Tais de Faleen par deux fois mis au sol, sur le dos, par leur chef expérimenté, Auum s’assit face à la poupe, les jambes tendues devant lui. Il leva les yeux vers le ciel, où des mouettes décrivaient des cercles, prêtes à récupérer le moindre détritus jeté à la mer, tandis que des nuages galopaient dans les hauteurs. Trois jours… Jamais Auum n’était resté si longtemps sans ressentir les larmes de Gyal, ce qui ne faisait rien pour lui remonter le moral.
La tête d’un Ulysan tout sourires apparut dans le trou, au centre du nid-de-pie.
— Tiens, vous êtes toujours vivant, dit-il.
— As-tu oublié le moment où j’ai dit que je voulais être complètement seul ici ?
— Non, pas du tout, répondit Ulysan, se hissant par l’ouverture. Place, place !
— Que Beeth fasse tomber une branche sur ton crâne, Ulysan. Qu’est-ce que tu fiches ? Tu ne vois pas que j’essaie de réfléchir ?
— Continuez, je ne vous dérangerai pas.
Ulysan s’installa en face d’Auum et se mit à étudier avec le plus grand sérieux les nœuds du bois du nid-de-pie. Auum fit de son mieux pour éprouver une authentique colère mais ne parvint qu’à se sentir soulagé de ne plus être seul, ce qui ne l’empêcha pas de rouspéter.
— Bon, que viens-tu faire ici ?
— Vous adresser mon rapport du matin, mon Arch.
Auum lâcha un grognement afin de réprimer un rire et joua le jeu.
— Les vaisseaux flottent toujours ?
— Tous les quatre, capitaine.
— Les TaiGethen sont toujours à bord ?
— On n’a noté aucune tentative individuelle de regagner notre foyer à la nage, capitaine.
— Les Il-Aryns vomissent toujours leurs tripes ?
— De nets progrès sont hélas à déplorer de ce côté. Les mouettes ont déposé plainte. Nous soupçonnons un genre de sort stabilisateur du contenu des estomacs.
— Navré de l’apprendre, mais on ne peut pas tout avoir.
— En effet.
Les deux amis restèrent un moment silencieux.
— Merci, Ulysan, finit par dire Auum.
— De quoi donc ?
— Merci de ne pas me laisser trop m’isoler en moi-même.
— Ce n’est pas bon pour vous de passer tant de temps perché ici, vous savez, ni pour votre peuple, dit Ulysan, les sourcils levés. Il est temps de nous dire ce qui vous tracasse.
— Mon inquiétude est donc si évidente ?
— Elle l’est pour moi, en tout cas.
— Nous n’avons pas de plan, soupira Auum. Nous nous sommes rués sur nos vaisseaux et avons pris la mer sans attendre parce que, d’après Stein, une flotte est en route dans notre direction. Nous saurons comment réagir si nous la croisons, certes, mais que ferons-nous après avoir accosté sur Balaia ? Nous en avons à peine discuté, et j’en suis tout autant coupable que tous les autres. On jurerait que nous espérons que les solutions nous seront offertes et que nous n’aurons qu’à les suivre comme on suit une recette pour faire du pain.
— Je vous trouve un peu sévère.
— Vraiment ? Nous ignorons tout de la taille de la force qui fond sur nous. Nous ne savons même pas qui la compose. Nous ignorons tout de l’état véritable de l’alliance entre les quatre collèges d’idiots. Nous ne connaissons de la géographie de cet endroit maudit que ce que nous ont appris une carte très vague et les estimations de Stein quant aux distances, au relief et à l’état du terrain. Nous pourrions spéculer indéfiniment sur ces détails mais nous devons établir un plan.
— Nous savons quelle marche suivre, il me semble, rappela Ulysan, fronçant les sourcils. Nous nous rendons à Julatsa, nous secourons nos acolytes et nous repartons. C’est bien ça, non ?
— Penser cela serait faire preuve de naïveté, Ulysan, et tu le sais parfaitement.
— Je souligne simplement que la situation n’est pas si sombre que vous la décrivez.
— Pas tout à fait, certes. Je commence à regretter de ne pas avoir embarqué à bord du même vaisseau que Drech et même que Takaar. Nous aurions au moins pu prendre quelques décisions. J’ai l’impression d’être oublié, ce qui n’a pas lieu d’être. Je suis l’Arch des TaiGethen, tout de même.
— Le problème n’est pas vraiment l’absence de plan, n’est-ce pas ?
— Tu crois ?
— Nous éprouvons tous la même chose, à des degrés divers. La plupart des TaiGethen passent la majeure partie du temps dans la cale, à se remémorer la canopée au-dessus de leurs têtes. Quant à vous, vous grimpez ici pour tenter d’échapper à la foule. Nous sommes faits pour vivre dans la forêt des pluies mais nous filons vers une terre désertique.
» Il est normal d’avoir peur, d’essayer de se raccrocher à une organisation très précise, mais si nous conservons notre foi en nos dieux et Yniss dans notre âme à chacun de nos pas, si nous gardons confiance en nos aptitudes, alors nous réussirons.
— Béni sois-tu, Ulysan, dit Auum, l’esprit plus léger qu’il ne l’avait été depuis des jours.
Ulysan se leva et s’étira, puis il se figea soudain, le regard rivé dans le lointain.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda Auum.
— Apprêtez vos jaqruis, lui répondit son ami. Stein avait raison : j’aperçois des voiles.
Auum et Ulysan filèrent au trot vers le pont arrière et la barre. À mi-chemin de leur destination, Auum s’immobilisa et jeta un regard autour de lui sur l’immensité de la mer de Gyaam et sur les navires qui les flanquaient.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda Ulysan.
— J’ai passé trop de temps là-haut, répondit Auum, qui suivit une vague du regard, avant de s’attarder sur l’inclinaison d’un vaisseau et sur son équipage s’activant avec détermination.
— Nous avons déjà discuté de ce point.
— Je ne m’étais pas rendu compte combien c’est majestueux, calme et très… je ne sais pas… très efficace.
Quatre navires avaient levé l’ancre à Ysundeneth, avec à bord chacun soixante marins, trente TaiGethen et quarante Il-Aryns. Beaucoup d’autres avaient été laissés à quai. Malgré la crise de colère de Takaar, ils avaient dû rester afin de défendre la capitale, en cas d’échec de cette expédition.
Les toiles blanches, le bois veiné de noir et l’océan gris formaient une scène d’une beauté austère, tellement différente de la forêt des pluies et de ses innombrables nuances de vert et de brun parsemées de couleurs aussi éclatantes et merveilleuses qu’une naissance. Auum inspirait à pleins poumons l’odeur des embruns, de la peinture et de l’huile fraîches. Il se réjouissait d’entendre les bruits de l’océan qui défilait sous leurs pieds, le craquement des planches et le claquement des voiles.
Les vaisseaux de transport de marchandises elfiques étaient plus bas, plus longs et plus rapides que ceux des humains, mais moins fiables sur une mer formée et dans la tempête. Les humains privilégiaient les navires pourvus d’une poupe surélevée, ce qui n’était guère gracieux aux yeux des elfes mais avait le mérite de leur offrir d’importantes contenances, idéales pour transporter le bois qu’ils prisaient tant. Quant aux vaisseaux marchands elfiques, ils avaient besoin d’être plus rapides, afin de livrer au plus vite des biens périssables sur Balaia. En conséquence, les coques et gréements de ces deux types d’embarcation s’étaient développés dans des directions très distinctes.
— Voguer sur l’océan pourrait finir par me plaire, dit Auum, le sourire aux lèvres.
— Vous ne dites ça que parce que nous naviguons vers un combat.
— Que tu es cynique, le railla Auum, donnant une bourrade sur l’épaule de son compagnon.
Ils se rendirent enfin sur le pont arrière, où maître Esteren, le capitaine, à côté de son timonier, contrôlait d’un seul regard l’ensemble de son vaisseau. Auum n’avait pas encore vu sourire cet homme au visage hâlé qui affichait en permanence un air renfrogné. Ses puissants bras croisés, il accompagnait les oscillations du navire, conservant son équilibre sans avoir besoin de se tenir où que ce soit, et marmonnait des corrections à l’intention de l’homme de barre ou aboyait à celle de ses hommes d’équipage des ordres qu’on n’avait aucun mal à entendre de la poupe à la proue. Empreints d’un respect total pour leur capitaine, les marins obtempéraient avec un empressement et une efficacité qu’Auum ne pouvait qu’admirer.
— Maître Esteren, dit-il.
— Auum. Le paysage vous plaît, depuis les hauteurs ?
— Il a considérablement évolué depuis quelques minutes. Vous devriez aller jeter un coup d’œil depuis ce perchoir pour vous en rendre compte par vous-même : il y a des voiles à l’horizon, au nord-ouest. Elles sont encore lointaines mais nous n’avons pas de temps à perdre.
Réagissant à peine à ces propos, Esteren se tourna vers le pont principal.
— Selas ! cria-t-il. Au nid-de-pie ! Voiles au nord-ouest. Distance, direction et vitesse d’approche, je vous prie.
— C’est comme si c’était fait, capitaine, lui répondit-on.
— Il faut dire : « À vos ordres », Selas. Agissez comme il convient ou…
— … partez. Désolé, capitaine.
Agile, menue et très jeune, l’iad grimpa à vive allure dans les cordages du grand mât et parvint rapidement aux barres métalliques soutenant le nid-de-pie.
— Auum, trouvez-moi un bon acolyte. Nous allons devoir établir une communication entre les vaisseaux.
— Pour confirmer nos signaux ?
— Non, pour transmettre mes véritables ordres. Le moment venu, tous mes signaux ne seront que des mensonges.
— Voilà qui me plaît, dit Auum, souriant.
— C’est pour ça que c’est moi qui commande, dit Esteren.
La voix de Selas résonna depuis le nid-de-pie :
— Dix voiles. Sept degrés sur bâbord. Elles filent vers le sud-sud-est, droit sur nous, à environ neuf nœuds, tandis que nous sommes sur un long bord tribord et progressons à cinq nœuds. Elles sont à soixante nautiques. C’est tout, capitaine.
— Restez là-haut, Selas, ordonna Esteren, qui, hochant la tête, revint à Auum. Ils seront au contact dans moins de sept heures, ce qui nous laisse suffisamment de temps pour nous préparer comme il convient et nous positionner en formation adéquate. Il me faut cet acolyte. Dites à vos hommes de se reposer. Si tout se passe bien, il est possible que le combat ne s’éternise pas trop, toutefois il risque d’être épuisant, même pour un TaiGethen. Je vous préviendrai quand il faudra vous préparer.
— Sept heures ? intervint Ulysan. Je pensais que nous étions plus rapides que ça.
— Nous sommes au près serré, Ulysan, expliqua Esteren. Et nous n’allons pas accélérer l’allure jusqu’à être en mesure d’abattre pour empanner et lancer un assaut si nécessaire.
— Merci, capitaine, dit Auum, qui fit mine de s’éloigner, mais Esteren le rappela.
— Ils sont plus de deux fois plus nombreux que nous, dit-il. Mes équipages vont devoir accomplir des miracles pour nous placer de façon à vous permettre de les aborder et de les combattre, ce qui veut dire que vous devrez être prêts à réagir à la seconde à mes ordres. Quant aux acolytes, qu’ils se préparent à affronter toute magie que l’ennemi est susceptible d’employer. Si près de lui, nous serons vulnérables.
— Et eux aussi, fit observer Auum.
— Ne me laissez pas tomber.
— À vos ordres, capitaine.
Esteren esquissa presque un sourire.
Takaar observait les vaisseaux ennemis qui approchaient, apportant un effroi grandissant.
— Le sentez-vous ? lui demanda Drech, posté près de lui, non loin de la proue.
Takaar considéra Drech sans pouvoir réprimer un élan de pitié à son égard.
— Cela fait un moment que je le sens, répondit-il. C’est l’énergie cumulée des seigneurs Wytch. Quelle force stupéfiante, n’est-ce pas ?
— Vous l’admirez ?
— Je la respecte et j’essaie de la comprendre. Sans cela, comment pourrions-nous espérer les vaincre ?
Drech regarda droit devant lui. Dans un peu moins de deux heures, ils seraient plongés au cœur des combats. Takaar le devinait effrayé, malgré l’euphorie et l’impatience qu’il éprouvait également.
Jusqu’au premier abordage, en tout cas. À ce moment, tu fileras te réfugier dans la cale et tu te cacheras sous une bâche. As-tu jamais été un puissant guerrier ?
— Le meilleur de tous, marmonna Takaar, même si la raillerie avait fait mouche.
Drech ne semblait pas l’avoir entendu.
— Les seigneurs Wytch sont-ils à bord ? demanda-t-il.
— Non, Drech, répondit Takaar, avec un sourire indulgent. Ne sens-tu pas la façon dont les énergies sont déployées sur leurs vaisseaux ? Comme l’a dit Stein, ils se contentent d’investir le corps de leurs chamans. Leur puissance n’est pas si concentrée, tu ne trouves pas ?
— L’ennemi est donc faible, conclut Drech, dont les mains cessèrent de trembler.
Takaar soupira.
Comment se fait-il qu’il soit responsable des entraînements ?
— Je n’en sais rien, dit Takaar.
— Quoi ? dit Drech.
C’est toi qui l’as hissé à ce rang.
— C’était ce que nous avions de mieux sous la main, et c’est sans doute encore le cas.
— Vous n’êtes pas en train de…, commença Drech. Qu’Yniss me préserve, c’est à moi que vous vous adressez, Takaar ?
Takaar agita la main devant son visage, comme pour chasser une mouche tenace.
— Bien sûr.
— Alors, l’ennemi est-il faible ? insista Drech.
— Bien sûr que non ! s’emporta Takaar. Et si tu ne rassembles pas correctement tes acolytes, les chamans réduiront ce vaisseau en miettes !
Drech jeta un regard par-dessus l’épaule de Takaar. Quelques acolytes s’étaient réunis pour observer l’approche de l’ennemi.
— La plupart des hommes à bord n’ont aucune expérience du combat, dit-il à voix basse. Ils sont déjà terrifiés, ils n’ont pas besoin de vous entendre dire que la moindre erreur les conduira vers une mort certaine.
— C’est la vérité, lâcha Takaar, haussant les épaules.
— Peut-être, mais en tant que chef spirituel, vous devez leur dire qu’ils sont suffisamment forts pour venir à bout de cette épreuve et que vous serez à tout moment à leurs côtés.
— Ils sont suffisamment forts, en effet.
Drech tendit le doigt vers les acolytes, dont aucun ne savait vraiment que faire.
— Alors dites-le-leur ! Je vous en prie !
— Pourquoi me cries-tu après ? s’agaça Takaar, qui eut l’impression d’avoir été agressé.
Oh ! quelle honte ! Le pauvre petit Takaar se fait gronder.
— L’heure du combat approche, reprit Drech, de nouveau à mi-voix. Nous devons nous soutenir les uns les autres et croire en la victoire. Alors dites-leur ce qu’ils ont besoin d’entendre.
Takaar n’était pas certain de ce que voulait dire son compagnon. Il avait déjà tout organisé et il n’y avait plus rien à ajouter. Ses hommes avaient seulement besoin de se préparer, de se reposer si cela leur était possible et de se concentrer sur la meilleure façon d’ériger un écran imperméable aux énergies terrestres les plus noires.
— Vous savez tous ce que vous avez à faire, dit-il.
Il écarta ses soldats afin de se frayer un passage jusqu’au pied du grand mât, où Aviana était en communication avec ses sœurs, chacune ayant embarqué sur un vaisseau différent. Il ignora les marmonnements des acolytes et laissa le soin à Drech de calmer les plus craintifs d’entre eux. Tout cela n’avait aucune importance : d’ici peu de temps, ils apprendraient beaucoup ou mourraient.
Takaar s’agenouilla auprès d’Aviana. Elle paraissait calme, la respiration régulière et les yeux ouverts.
— Quelles sont les nouvelles ? s’enquit Takaar.
— Les manœuvres débuteront dans une heure. Nous mènerons le second duo de navires, et celui d’Auum le premier. Les capitaines auront besoin d’un écran se déployant des mâts à la quille, du côté exposé. Nous devons prendre garde à ne pas gêner les marins et à rester assis sous le bastingage, s’il ne nous est pas possible de nous installer dans la cale. On nous conseille de nous mettre en place dès à présent. Certains membres d’équipage ont besoin de répéter une dernière fois leurs manœuvres.
Takaar hocha la tête.
— Dans ce cas, va t’installer la première, dit-il. La cabine du capitaine, sous le pont arrière, me semble être l’endroit idéal. Quoi qu’il advienne, ne perds pas le contact avec les autres. Nous vaincrons, je te le promets.
Aviana approuva d’un signe de la tête.
— Que dois-je répondre ? demanda-t-elle.
— Confirme la bonne réception de tous les derniers messages reçus. Nous ferons ce qu’on nous demandera. Dis que les TaiGethen prient et sont en train de s’appliquer de la peinture de camouflage. Dis à Auum que nous sommes prêts.