HUIT

Le solstice d’été arriva, cinglant comme une gifle, avec l’exclusion officielle des Juifs de la vie économique de Prague et l’aryanisation de la totalité du protectorat de Bohême-Moravie : c’était le mot qu’utilisaient les nazis. Dans les bars et les cafés, il était maintenant illégal de chanter Má vlast, le chant patriotique qui avait provoqué tout un tumulte au Théâtre national l’hiver précédent. Illégal de huer pendant la diffusion des actualités allemandes au cinéma. Défendu, sous peine de mort, de couper une ligne téléphonique allemande. Quant au Reichsprotektor von Neurath, il pouvait maintenant promulguer toutes les lois qu’il voulait, sans confirmation des tribunaux ; le moindre de ses caprices s’inscrivait dans le code criminel tchèque sans autre formalité.

Karl Frank avait prononcé un discours : « Là où flotte un jour le svastika, il y flottera toujours. »

En vertu de la loi — exactement comme Ernst l’avait prédit à Marta —, les Bauer se virent forcés de déclarer tous leurs biens.

« Je suis un respectable citoyen, soupira tristement Pavel un soir, assis dans le salon. Un propriétaire d’usine. Je traite bien mes employés. » Il déplia le trombone qu’il tenait dans sa main, le réduisant à une ligne droite. « J’ai même soutenu la réforme agraire, reprit-il, j’ai renoncé à mes terres par principe. »

Il avait étalé ses papiers sur tous les meubles. Dans la cuisine, Marta tranchait des oignons en se demandant comment elle allait s’y prendre pour servir le repas sur une table jonchée de papier carbone et de copeaux de crayon. « Si je ne le faisais pas ? demanda Pavel. Si je ne déclarais pas mes biens, tout simplement ? » Marta vit Anneliese lever les yeux du Prager Tagblatt.

« Tu vas nous faire tuer », répondit-elle posément. Elle portait une robe neuve bleu marine et ses boucles noires étaient enroulées en macarons de chaque côté de sa tête.

Marta entendit Pavel rétorquer : « Mais comment feraient-ils pour le savoir ? L’usine, passe encore. Mais les autres… » Il se racla la gorge. Marta ne savait pas trop s’il faisait allusion aux actions du chemin de fer canadien, à la villa de sa mère au bord de la Seine ou aux divers comptes bancaires qu’il pouvait ou non avoir ouverts à l’étranger. Ernst avait raflé une partie de l’argent de Pavel, mais Marta présumait qu’il n’avait pas réussi à mettre la main sur la majeure partie de ses possessions. Ce qui lui procurait tout de même une mince consolation.

Les oignons lui piquaient les yeux ; elle essuya une larme du revers de son bras. Par l’arche de la cuisine, elle vit Pavel piquer la pointe de son crayon dans la feuille de papier posée devant lui. « Comment définit-on une entreprise juive ? lança-t-il à Anneliese. Qu’est-ce que ça veut dire, “sous influence juive prépondérante” ? » Il avait tracé les guillemets en l’air avec ses doigts. « Ça ne veut rien dire. On ne peut pas prouver que quelque chose est “sous l’influence prépondérante” de qui que ce soit ! »

Anneliese posa son journal, traversa la pièce et alla regarder par la fenêtre, tournant le dos à son mari. « Cette fois-ci, ils vont tout prendre. Tout remettre aux administrateurs, aux Treuhänder. Sans exception. » Elle leva un pied et se tint en équilibre sur un talon rubis.

« Qu’est-ce qui fait de toi une telle experte, d’un seul coup ?

— Pas besoin d’être un génie », répliqua Anneliese.

Marta la trouva un peu sur la défensive. Elle s’essuya les mains sur son tablier et jeta les épluchures d’oignons à la poubelle. Puis elle entra dans le salon.

« Mon père, disait Pavel, a combattu pour les Allemands pendant la Grande Guerre.

— Vraiment ? s’étonna Marta.

— Oui », répondit-il. Surpris qu’elle ne le sache pas déjà. Il reprit le trombone et s’en planta la pointe dans le gras du pouce. « Alors, ils vont venir prendre l’appartement. Et nous envoyer où ? En vacances ?

— Attends encore un peu. » Anneliese avait une voix ferme. « Il va se passer quelque chose. »

Mais Pavel desserra sa cravate de soie bleue, l’enleva, la jeta sur la table. « Que veux-tu dire par “il va se passer quelque chose” ? Comme si Dieu allait faire s’abattre une plaie d’Égypte ? Ou plutôt nous envoyer au diable vert comme notre enfant, dont nous n’avons plus jamais entendu parler ? »

Car c’était de cela qu’il s’agissait, Marta le savait bien : la chose dont personne ne parlait. Cela faisait presque un mois, et toujours pas de lettre des Milling. Mathilde Baeck en avait pourtant reçu plusieurs, deux de la famille d’accueil et un dessin de sa Clara représentant le ferry de Hoek van Holland : le soleil se levait sur la proue d’un grand navire sur lequel souriait une horde d’enfants en allumettes. Marta s’efforçait de se réjouir pour les Baeck, de se réjouir qu’au moins certains d’entre eux sachent où se trouvait leur enfant, mais ressentait malgré elle une certaine injustice, une amère jalousie. Loin d’elle l’idée d’en vouloir à Mme Baeck, mais elle aurait tant voulu recevoir la même chose de la part de Pepík. Le besoin qu’elle éprouvait d’avoir des nouvelles de lui était physique ; ses bras lui faisaient mal d’envie de le serrer. Déjà elle commençait à oublier sa voix, les petits sons suçotants qu’il poussait en s’endormant. Son train gisait abandonné, les rails démantelés repoussés au fond du placard. Les soldats de plomb enterrés comme autant de dépouilles dans une boîte à chaussures glissée sous le lit du bas. Plus de train sous la table de la salle à manger, que le double fantomatique qui avait remplacé le vrai, du moins en était-il ainsi dans l’imagination fertile de Marta. Elle le voyait tournoyer sur la boucle argentée du chemin de fer, entendait la petite cloche chanter le départ.

*   *   *

Anneliese passait maintenant le plus clair de son temps hors de la maison pour réapparaître à des heures irrégulières, portant des chaussures que Marta n’avait jamais vues. Un jour, elle rentra avec un gros bouquet de roses — denrée rare sous le règne nazi —, et Marta trouva dans la corbeille à papier une carte déchirée jusqu’à l’illisibilité. Elle n’espionnait pas, bien entendu. C’était elle qui s’occupait de sortir les ordures.

Elle entra dans le bureau de Max pour vider la corbeille et trouva Pavel assis derrière le bureau. Il régnait dans la pièce une odeur de renfermé, d’encre et de poussière. Le soir était tombé ; Marta traversa la pièce et alluma la lampe. La petite flaque de lumière éclaira par-dessous le visage de Pavel, qui portait une expression de tristesse parfaite avec sa bouche aux coins tombants.

Le visage Tristounet de Pepík.

« Vous êtes occupé ? » demanda Marta.

Devant Pavel était posée une feuille de papier à lettres à l’en-tête de Bauer & Fils. Il tenait à la main un stylo-plume. « Pas occupé, non », répondit-il. Sauf qu’il s’efforçait de couvrir la lettre de son coude, l’air de rien.

« Je peux très bien…, dit-elle en désignant la porte d’un signe de tête. Si vous êtes en train de faire quelque chose.

— Non, répondit Pavel. Je vous en prie. » Il eut un geste vers une chaise au dos droit qui lui faisait face. Elle aurait voulu qu’il sorte de derrière le bureau et qu’il s’assoie avec elle, comme il le faisait parfois, sur les fauteuils de velours qui encadraient la fenêtre ; avec toute cette étendue de bois entre eux deux, elle se sentait comme une cliente dans une étude d’avocat. Mais il resta où il était et Marta s’installa le plus confortablement possible. Pavel, remarqua-t-elle, avait glissé le papier sous un atlas.

« J’ai reçu hier une lettre encourageante de l’ambassade d’Argentine, annonça-t-il. Seulement, je les ai relancés aujourd’hui et ils m’ont dit que mon contact avait été congédié.

— Désolée », répondit Marta. Tout de même, honnêtement, il fallait s’y attendre. Plus personne ne parvenait à partir. Cela l’étonnait un peu que Pavel s’acharne ainsi.

Elle se souvint de ce qu’elle était venue faire dans la pièce et se pencha pour regarder sous le bureau : « Où est la corbeille ? »

Question que Pavel ignora. « Slivovice ? » offrit-il. Sur le bureau trônait une bouteille posée sur un plateau d’argent avec deux petits verres.

Elle se redressa, hocha la tête. « Merci, dit-elle. Après, on pourrait écrire à Pepík. »

Pavel déboucha la carafe avec un bruit sec. Il s’éclaircit la gorge. « C’est justement ce que j’étais en train de faire. »

D’une voix qu’elle voulait la plus calme possible, Marta répondit : « Bien sûr. » Mais en baissant les yeux, en regardant ses mains. Elle aurait cru qu’écrire à Pepík était une activité qu’ils avaient en commun, quelque chose à partager, à faire ensemble. Cela faisait des jours maintenant qu’ils lui écrivaient. C’était comme faire la lecture à un patient dans le coma : aucun moyen de savoir ce qui lui parvenait. Pavel écrivait en gros caractères d’imprimerie comme si son fils était capable de les lire tout seul, ce dont Marta se gardait de le détromper. Cela innocentait sa propre écriture enfantine, trouvait-elle. Elle adressait chaque enveloppe, leur appliquait une étiquette « PAR AVION » et collait dessus un timbre nazi. Elle envoyait chaque lettre sous pli séparé, cela en faisait plus à ouvrir pour Pepík.

Les jours passaient, ils attendaient. Pas de réponse.

« En fait, j’étais en train d’écrire aux Milling », reprit Pavel en emplissant leurs verres. Marta savait qu’il écrivait fréquemment aux parents temporaires de son fils pour les remercier de le garder à l’abri. Il n’oubliait jamais de s’enquérir d’Arthur, lui avait-il dit, ni de leur envoyer ses meilleurs vœux de rétablissement pour leur fils. Il allait même jusqu’à leur envoyer ses prières.

Il reboucha la bouteille en la regardant. « Je leur demandais, aux Milling, s’ils n’auraient pas du travail à faire. Vous savez, dit-il rapidement, s’ils n’auraient pas besoin d’un homme à tout faire. Ou de quelqu’un pour conduire leur voiture. »

Elle le considéra sans comprendre.

« S’ils n’auraient pas un travail à me confier », élucida Pavel. Dans son regard farouche, son expression de honte et de défi, elle lut soudain qu’il n’hésiterait pas à jouer les majordomes ou les chauffeurs. Tout, pourvu qu’ils puissent partir. C’était beaucoup plus facile d’obtenir un visa de sortie avec une lettre d’emploi, elle ne l’ignorait pas.

Tout de même, c’était mal. Ce n’était pas ainsi que le monde était censé tourner. Il existait un ordre des choses et Marta ne voulait pas penser à Pavel, si droit, si bienveillant, comme à un serviteur dans une autre maison. Elle refusait de l’imaginer humilié de cette façon. Si une chose pareille pouvait lui arriver, à lui, alors personne n’était à l’abri ; il n’y avait aucun moyen de se protéger, en fin de compte. Une parcelle de noirceur s’insinua dans son corps, immédiatement reconnaissable, un brouillard gris aux limites de son champ de vision qui lui faisait voir les choses comme elles n’étaient pas. Et ce poids dans sa poitrine, cette sensation de noyade…

Elle s’efforça de changer de sujet. « Cet Adolf Eichmann, qui est-il au juste ? » En faisant la queue chez le boucher, elle avait entendu quelqu’un dire que ce nazi haut gradé venait d’arriver à Prague.

Pavel répondit d’une voix brusque. « L’expert en Juifs des SS. Paraît-il. » Il vida son verre à la manière russe : poliment, mais complètement. Il leva la main. « Un autre ? »

Mais Marta n’avait pas touché au sien.

« Eichmann dirigera le Zentralstelle für jüdische Auswanderung, lui expliqua Pavel. Le Bureau central pour l’émigration juive, chargé par les SS de voler et d’expulser les Juifs. Ils ont ouvert leur première succursale à Vienne l’an dernier. » Il s’interrompit et elle sut qu’il pensait à son frère Misha, obligé à briquer le trottoir, puis à boire son seau d’eau sale. Où était-il maintenant ? Et son fils Tomáš, et sa jeune épouse Lore ?

Pavel rejeta la tête en arrière et avala de nouveau : deux petits sursauts de sa pomme d’Adam. La pièce était passée de la pénombre aux ténèbres qu’entamait à peine la lueur de la lampe. Marta s’attendait à ce que la conversation prenne fin, mais Pavel poursuivit : « Je l’ai vu la semaine dernière. Eichmann. Je l’ai croisé dans la rue. Il ressemblait… » Il sourit à moitié. « On aurait dit un chien.

— Eichmann ? Vous l’avez vu ? »

Pavel hocha la tête et elle tenta de se représenter un homme aux petits yeux noirs, tels les messagers de la mort. C’est alors qu’on sonna à la porte. Marta posa son verre, passa une main dans ses cheveux bouclés et se leva en tirant sur sa jupe. Elle alla dans l’entrée, suivie de Pavel. Ils s’attendaient tous deux à trouver un jeune télégraphiste. Mais, comme si la description de Pavel l’avait fait sortir du néant, c’est Eichmann qui apparut devant eux.

« Guten Tag, leur dit-il. Désolé de vous déranger. » Il avait la mâchoire vaguement canine, c’était vrai, mais avec son menton rasé de près, ses cheveux très courts et son air si poli, Marta avait l’impression que son uniforme nazi était une erreur, qu’il était en route vers un bal masqué ou une sorte de mascarade.

Derrière elle, elle sentit Pavel se figer à la vue du svastika, des décorations militaires. Elle devina son impulsion instinctive de tourner les talons et de déguerpir mais, face à cet homme, à ce modèle de bonnes manières, le gentleman qu’était Pavel refit surface et vint à sa rencontre. « Donnez-vous la peine d’entrer », offrit-il dans un allemand parfait. Un homme du monde en reconnaît bien un autre.

L’homme se présenta. « Ich bin Werner Axmann. »

Ce n’était donc pas Adolf Eichmann en fin de compte. Mais lorsqu’un nazi se présentait sur le pas de la porte, cela ne pouvait signifier qu’une chose.

Pourtant, Marta trouvait bizarre la façon dont se comportait l’homme, qui n’avait pas du tout l’air de s’apprêter à les emmener de force ni à les jeter en prison. Il hésitait comme un adolescent timide qu’on envoie réciter un discours devant la classe. Comme Pepík, se dit-elle un instant, comparaison qui lui parut si incongrue qu’elle l’écarta rapidement de son esprit. Devant elle, l’officier attendait l’inspiration, ou que quelque chose se matérialise depuis l’appartement pour lui venir en aide. Un ange passa. Il regardait ses mains jointes comme s’il essayait d’y lire en cachette des notes dissimulées. « Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur Bauer, reprit-il, mais votre femme est-elle à la maison ? »

Pour toute réponse, sa question reçut le regard impassible de Pavel. « Sicherlich », prononça-t-il sans faire le moindre geste pour aller chercher Anneliese.

L’officier serra les mâchoires. Marta vit qu’il avait les yeux verts ; on aurait dit des éclats d’émeraude. Il se racla la gorge et déplaça son poids d’un pied sur l’autre. Quelqu’un allait devoir faire quelque chose, se dit Marta. Elle se retourna pour aller chercher Anneliese mais vit que, derrière eux, Mme Bauer était déjà entrée dans le vestibule. Les lèvres rougies de frais, les yeux écarquillés par la peur. « Madame Bauer, il y a ici quelqu’un qui veut… », commença Marta, mais en regardant mieux Anneliese, elle lut sur son visage une surprise d’un autre ordre. Ce jeune officier, Mme Bauer le connaissait déjà. La vérité se fit jour d’un seul coup pour Marta : Anneliese n’était pas sur le point d’être emmenée à Dachau. La visite que lui rendait l’Allemand était d’une tout autre nature.

Anneliese regardait l’homme fixement. « Que fais-tu ici ? » Elle ferma les yeux et secoua la tête, presque imperceptiblement. « Tu m’avais promis de ne pas… »

Marta regarda Pavel, dont les joues brûlaient d’un rouge vif. Lui aussi, il commençait à comprendre.

« Je t’avais dit de ne jamais… », poursuivit Anneliese, mais elle ne put terminer sa phrase. Ses yeux s’étaient emplis de larmes. Son regard allait du jeune homme à Pavel, les deux pans de sa vie qui entraient en collision. L’officier fit un pas à l’intérieur du vestibule. Ses bottes couinaient sur le parquet. Il était plus jeune que Pavel, timide mais hardi. Pavel ne pouvait rien faire pour lui nuire.

Ce fut Pavel qui parla le premier. « Si vous avez une question à régler avec ma femme, dit-il avec raideur, je vous demanderais d’aller la régler ailleurs. » Sans un regard pour Anneliese.

Le plus jeune des deux hommes acquiesça d’un air contrit. « Cela ne prendra qu’un instant. » Puis, à Anneliese : « Je suis vraiment désolé de vous déranger, madame Bauer. » Il avait beau s’adresser à elle avec cérémonie, se dit Marta, son expression trahissait une intime familiarité. Il haussa les sourcils : Sortons d’ici.

Anneliese n’avait pas le choix. Elle traversa le vestibule, prit son chapeau sur la patère, celui avec un ruban bleu, et franchit la porte sur les talons de son jeune officier.

Il vint à l’esprit de Marta que la vie était fondamentalement instable. Que tout changeait tout le temps, que, juste au moment où l’on croyait avoir atteint une sorte d’équilibre, un semblant de compréhension, tout changeait à nouveau. Qu’en définitive, c’était la seule chose sur laquelle on puisse compter. Elle avait cru connaître Anneliese — ce qui était vrai, se dit-elle, de bien des façons —, mais voilà que soudain, le joker, l’angle mort, se révélait au grand jour. Et bien qu’il fût aisé de juger ce qu’elle voyait ce jour-là, elle s’apercevait que ce n’était pas aussi simple.

L’officier, par exemple : il devait être profondément attaché à Anneliese. Quelle que soit la nature exacte de leur relation, il était prêt à risquer sa position — peut-être même sa vie — pour passer un moment en sa compagnie.

Marta les trouvait charmants ensemble. Un beau couple allemand. On n’aurait jamais deviné. À moins d’être déjà au courant.

*   *   *

Ce soir-là, Marta suivit Pavel dans le bureau. Ils y passèrent beaucoup de temps, la porte fermée.

Ils ne parlèrent pas de ce qui s’était produit plus tôt dans la journée, ni de l’Allemand, ni des répercussions de ce qu’avait révélé sa visite. Ils écrivirent plutôt à Pepík, puis restèrent assis en silence à boire leur thé.

« J’ai reçu un drôle de télégramme d’Ernst aujourd’hui, annonça Pavel. Des fois, je m’interroge à son sujet.

— À quel propos ?

— J’ai juste l’impression… je n’arrive pas vraiment à croire… »

La tasse de Marta s’arrêta à mi-chemin entre la soucoupe et ses lèvres. La vapeur sentait le tilleul. « À croire quoi ? »

Mais Pavel se contenta de secouer la tête. Il était trop loyal, se dit Marta. Un optimiste. Même après ce qu’il venait de découvrir au sujet de sa femme, il était toujours dans sa nature de laisser aux gens le bénéfice du doute. Cela, Marta l’admirait, comme beaucoup d’autres aspects de lui.

« J’ai rencontré un homme qui est allé à Dachau, soupira Pavel en guise de réponse. Les rumeurs sont vraies. »

Marta déposa sa tasse sur sa soucoupe. La porcelaine émit un léger tintement.

« Dachau. Le camp, précisa Pavel.

— Le sucre est là », dit Marta, qui avait assez entendu parler des camps pour toute une vie au cours des semaines précédentes. Personne ne semblait savoir exactement ce qui s’y passait ; elle ne pouvait s’empêcher de se représenter la rangée de petites cabanes de pêcheur qu’elle avait vue, une fois, dans une revue de sport. Mais elle savait que la vérité était bien plus sinistre. Elle aurait voulu parler d’autre chose, mais Pavel ne se laisserait pas dissuader, elle le savait. « L’homme que je connais, celui qui est allé à Dachau. C’est un Juif des Sudètes. » Il la regarda. « Comme nous », souffla-t-il. Il s’interrompit. « Comme moi », se reprit-il, et il détourna son regard.

« Qu’est-ce qu’il vous a dit ? demanda Marta. Au sujet de ce camp.

— Il n’a rien voulu dire. Rien de substantiel. Pavel se gratta le front, les yeux levés vers le chandelier. Il a été libéré sous serment.

— Mais ils l’ont laissé partir ?

— Sans doute pour des raisons économiques. Ses enfants sont restés là-bas. Ils savent qu’il ne parlera pas. Ils les tiennent en otage.

— Donc, il n’a rien voulu dire ?

— Seulement qu’il avait vu le pire. »

Ils se turent alors. Marta se demanda ce que signifiait « le pire ».

Pavel fit craquer ses jointures. « Je me suis trompé ? demanda-t-il. À propos de tout ça ? Fuir, être juif ? Anneliese avait raison et j’avais tort ? » Il regarda Marta, les yeux écarquillés. « Ma vie est en train de s’effondrer. Est-ce que j’aurais dû voir venir cette situation ? » lui demanda-t-il.

Quelque chose se souleva alors en Marta, un violent désir de le protéger, assez semblable à ce qu’elle avait éprouvé à la gare, plusieurs mois auparavant, quand le petit Ackerman avait lancé une pierre à Pepík.

« Vous avez lutté avec courage, dit-elle avec douceur. Vous avez cru agir pour le mieux. »

Pavel posa sa main à plat sur le bureau.

« C’est vrai, répondit-il d’une voix puissante. J’ai cru agir pour le mieux. Jamais je n’aurais pu imaginer… » Il parlait fort. Puis sa voix baissa soudain. « Mon fils me manque », chuchota-t-il d’un ton rauque.

Marta leva les yeux vers Pavel et couvrit sa main avec la sienne.

*   *   *

Une rumeur circulait selon laquelle Adolf Hitler était en train de dresser la liste de tous les Juifs. Aussi étrange qu’elle paraisse, cette image prit un certain poids dans l’imagination de Marta : un long rouleau de papier inséré dans une machine à écrire Underwood et se déversant sur une table à jouer, roulant à travers le parquet ciré d’un bureau et dans un gouffre d’éternité.

Et comme Pavel avait fini par déclarer ses possessions, si cette liste existait bel et bien, il en faisait partie.

« Mais que feraient les nazis d’une pareille liste ? » risqua Marta.

Pavel lui lança un regard. Sans répondre.

On était en août 1939. La question de ce qui se produirait quand l’Allemagne envahirait la Pologne était sur toutes les lèvres. Marta se souvenait des paroles d’Anneliese : Attends encore un peu. Il va se passer quelque chose. Mais rien ne se passait. Marta attendait que Mme Bauer lui donne des explications, qu’elle lui révèle exactement comment l’officier Axmann allait venir à leur secours. Car Anneliese avait reçu la promesse que son officier les aiderait. À supposer qu’Axmann fût sincère, cependant, il avait visiblement échoué. Rien ne s’était concrétisé, ni visas, ni certificats : son homme l’avait laissée tomber. Anneliese n’avait rien à dire et ne s’était donc pas défendue ; cela n’aurait servi à rien. Jamais Pavel ne l’aurait crue.

Marta comprit qu’Anneliese avait vraiment tenté de les sauver, qu’une belle femme n’a que très peu d’atouts en main. Qu’elle s’était efforcée du mieux qu’elle avait pu. Cependant l’empire des Bauer continuait à s’effriter sous les yeux de Marta. Ils n’étaient pas destinés à connaître la paix de leur vivant.

Pavel se montrait cordial avec sa femme, comme avec une invitée. À une autre époque, se disait Marta, ils se seraient efforcés de faire bonne figure, de laisser croire à leur entourage que leur mariage tenait toujours le coup. Mais maintenant que le pays tombait en ruine et qu’ils avaient perdu leur fils unique, cela n’aurait plus servi à rien. L’enjeu de leur vie commune gisait en lambeaux. Anneliese restait dans sa chambre à se maquiller en fumant des cigarettes. Pavel déménagea ses affaires dans la chambre d’amis : ses chemises de nuit en coton, sa robe de chambre. Ses chemises vides qui flottaient sur leurs cintres comme celles d’hommes partis vers le lieu de leur exécution.

Un soir, il emmena Marta en promenade.

« Et le couvre-feu ?

— Quoi, le couvre-feu ? » répondit Pavel.

Ils évitèrent la place Venceslas, se cantonnèrent aux rues transversales, aux parcs et aux avenues bordées d’arbres. Marta vit que Pavel s’était contenu pour préserver les apparences. Mais maintenant qu’il était au courant de l’infidélité de sa femme, il n’allait pas se refuser la même liberté.

« Ce n’est pas comme si j’avais toujours agi de façon impeccable », objecta Marta. Mais Pavel se contenta d’éclater de rire. « Même si tu essayais, tu ne pourrais pas être plus parfaite que tu ne l’es déjà. »

Pavel ne savait toujours rien des graves erreurs qu’elle avait commises avec Ernst. Quant à Marta, elle faisait semblant de croire que son amour équivalait à son pardon, écartant sa gêne envers Anneliese, restée seule à la maison, sans personne. Enfin Marta recevait l’acceptation à laquelle, toute sa vie, elle avait aspiré. L’amour dont elle avait tant rêvé. Laissant Pavel la guider dans la douceur du soir, sous la pleine lune, elle se dit qu’elle n’avait pas le choix, se redit qu’elle n’était pas responsable de ce qui s’était passé entre les Bauer. Elle savait que ce n’était pas tout à fait vrai, mais en elle la vérité gisait éventrée, remplacée par quelque chose d’encore plus puissant. Quelque chose de vif et de chaud, entre elle et Pavel, à quoi elle n’avait pas la force de résister.

Marta voulait s’y coucher. Elle éprouvait une très forte pulsion à se soumettre, à se submerger. Cette sensation, comment l’appelait-on ?

« Je suis heureuse », dit-elle.

Ce qui paraissait improbable étant donné sa culpabilité, avec ce qui se passait tout autour d’eux ; mais Pavel se contenta de lui serrer le bras. « Je suis content. »

Il se pencha vers elle et posa son nez sur sa fossette.

« Je suis prête », annonça-t-elle.

Il la regarda.

« Je n’en doute pas. »

Il dit : « Suis-moi. »

*   *   *

L’appartement de Max et Alžběta se trouvait au dernier étage de l’immeuble. Pavel fit monter Marta sur le toit par l’escalier. Lorsqu’elle marcha sur le talon de sa chaussure, il grimaça, mais il ne lâcha pas sa main. Parvenus tout en haut, ils se trouvèrent devant une toute petite porte, comme dans un conte de fées : en s’y faufilant, on pouvait accéder à un monde entièrement différent.

Ils se retrouvèrent sur le toit de l’immeuble ; l’air sentait le caoutchouc, ou le goudron, et le parfum des magnolias en fleurs était presque suffocant. Le soir était tombé ; les énormes fleurs roses orbitaient dans la nuit telles des planètes. Le cri d’une sirène leur parvint de très loin. Sous leurs pieds s’étalaient les lumières de Prague et, au-dessus d’eux, les lucioles du ciel. C’était cela qu’ils avaient attendu, cette nuit particulière, ce lieu précis. Pavel enleva son manteau et Marta s’étendit dessus sans rien dire.

Pas un mot, pas de préliminaires, mais il se montra d’une telle douceur. S’agenouilla et lui souleva sa robe ; fit glisser ses bas comme on déballe un cadeau très précieux. Il la regarda ainsi allongée, exposée, avec une telle expression de désir qu’elle prit peur. Puis il défit sa braguette. Pour la première fois, elle le vit complètement dressé au-dessus d’elle. Il s’agenouilla sans enlever son pantalon, lui écarta les jambes et entra en elle.

Cela ne fit pas mal — contrairement à ce qui s’était produit avec les autres hommes —, ou plutôt la brève douleur s’approchait plus d’un insoutenable plaisir. Il couvrit son visage de baisers. Maintenant, après une telle attente, une telle accumulation, il n’aurait pu aller trop vite. Il plongea en elle encore et encore, comme s’il essayait lui aussi de s’absoudre de quelque chose ou alors de se propulser vers un avenir qu’il ne pouvait imaginer.

On aurait dit qu’il avait ouvert une partie d’elle dont elle avait ignoré l’existence. Marta entendit un gémissement grave et s’aperçut que le son était sorti de sa bouche. Pavel s’employait à la recueillir toute, à rassembler tous les morceaux perdus, à les faire remonter à la surface de sa peau. Chaque parcelle d’elle vibrait ; ouvrir les yeux, c’était voler dans un champ foisonnant d’étoiles scintillantes, légères explosions de lumière colorée qui venaient vers elle de partout. Elle en avait plein les yeux, plein le visage, plein la bouche, jusqu’à ce qu’elle soit pleine de partout, chaque partie d’elle n’était plus que lumière et chaleur.

Marta s’était changée en étoile. Pavel fit un vœu.

Et moi ? Je suis la réponse à leur souhait.