J’ai attendu longtemps ton arrivée. Chaque fois que la porte du restaurant s’ouvrait, que la clochette accrochée au-dessus grelottait, mes nerfs grelottaient eux aussi. J’ai acquis un certain talent pour identifier des gens que je n’ai jamais rencontrés à partir de quelques photos des membres de leur famille ou d’une lettre racontant leur passion pour le jeu de billes quand ils étaient petits. J’ai regardé entrer chaque homme d’un certain âge issu d’Europe de l’Est, chaque Juif ashkénaze avec des cheveux gris clairsemés et une montre de gousset. Aucun d’eux n’était toi.

Je me suis dit : il ne viendra peut-être pas. Au nom de quoi aurait-il envie de discuter avec une vieille dame, après tout ?

Mais je m’étais mis du rouge à lèvres avant de sortir. J’avais accroché à mon cou, sur une chaîne en argent, mon étoile de David, le seul bijou qui me vienne de ma mère. Mes cheveux clairsemés à moi, je les avais brossés en me regardant longuement dans le miroir.

J’ai les yeux qui larmoient, problème qui ne fait que s’aggraver avec l’âge. J’ai beau cligner et cligner des yeux, rien à faire.

Je dois avoir l’air d’être constamment au bord des larmes.

Nous avions parlé au téléphone, toi et moi.

« J’ai quelque chose à vous dire », t’avais-je annoncé.

Silence.

Je me suis forcée à parler. « Vous aviez… j’ai hésité, puis j’ai dit : Une petite sœur. » En prenant bien soin de formuler cette nouvelle au passé. J’ai attendu ta réaction, le choc ou à tout le moins la surprise.

« Je sais, as-tu répondu.

— Vous êtes au courant ?

— J’ai une photo, m’as-tu expliqué. De mon père, avec un bébé dans les bras. »

Alors je me suis tue, perplexe. Une centaine de questions se pressaient dans ma tête, mais je voulais te les poser en personne. Nous avons pris rendez-vous pour huit heures chez Schwartz, la célèbre charcuterie hébraïque du boulevard Saint-Laurent. Une petite fantaisie de ma part à laquelle tu ne t’es pas opposé. Notre conversation au téléphone, les quelques mots que tu avais prononcés avec cet indéfinissable accent que tu as, n’avaient pas arrêté de tourner dans ma tête par la suite, comme la mélodie d’ouverture du Concerto pour violoncelle de Dvořák. Cette nuit-là, je n’ai pas pu fermer l’œil à cause de toute cette musique.

Le matin de notre rendez-vous, je me suis obligée à m’asseoir à mon bureau, à faire semblant de transcrire ma discussion avec une femme du Montana qui venait juste de découvrir la « branche juive » de sa famille. Cependant, en toute honnêteté, je n’arrivais pas à travailler, énervée comme une adolescente avant son premier rendez-vous amoureux. J’attendais ce moment depuis plus de… eh bien, depuis toujours, en fait.

J’aurais dû savoir qu’il valait mieux ne pas trop espérer. Que ce qu’on désire le plus nous échappe toujours. C’est la règle. Et tant pis si tu me traites de pessimiste ; je te le dis en toute franchise. Je suis aussi irritable et pointilleuse, même avec les gens que j’étudie. Particulièrement avec les gens que j’étudie. À vrai dire, je me vois comme une sorte de mère poule pour eux. Ce qui est plutôt ironique, si l’on considère notre âge respectif.

« Vous voulez que je vous apporte le menu ? » La serveuse paraissait avoir quinze ans maximum. Son corsage bain-de-soleil laissait voir le délicat relief de son nombril.

« Non merci. »

Elle a fait un pas en arrière. « Si vous ne voulez pas manger… » Elle a désigné les tables bondées qui m’entouraient. Deux petits vieux en gilet de laine se chamaillaient en yiddish.

J’ai répondu d’un ton sec : « J’attends quelqu’un. » J’avais l’impression de mentir alors que c’était pourtant la vérité.

Je suis restée assise sur ma banquette à tripoter le plastique du menu que m’avait laissé la jeune fille. J’ai vu qu’il y avait des latkes et du bortsch à la russe. Je me suis dit que je commanderais dès que tu arriverais. J’essayais de rester optimiste.

Il y a de bonnes raisons pour cela. Des raisons de croire en l’humanité. Par exemple, les Justes parmi les nations, ces non-Juifs dont les actions pendant la guerre illustrent ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit humain. Alors que la plupart des gens, bien entendu, ne leur arrivaient pas à la cheville. Certains avaient même entrepris, de propos délibéré, de livrer des Juifs aux autorités. Les cas que j’ai le plus de mal à imaginer sont ceux où le dénonciateur était connu de la famille. Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à se retourner contre des gens dont il connaît intimement la vie quotidienne ?

Ces traîtres ne connaissaient sans doute pas toutes les conséquences de leurs actes. Peut-être étaient-ils eux-mêmes issus de milieux pétris de trahison. C’est l’un des enseignements des sciences sociales, un des rares aspects de la nature humaine sur lequel la psychologie est on ne peut plus claire : nous retransmettons nos blessures à ceux dont nous avons la charge. Mais même en tenant compte de tous ces facteurs, il reste quelque chose qui cloche. Il reste des cas qui donnent à réfléchir, nous obligent à considérer le côté le plus obscur de la nature humaine, ce que, si je ne me trompe, les Juifs appellent le yetzer hara.

À propos, je suis restée à poireauter en t’attendant pendant plus d’une heure. Le restaurant allait fermer. Les gens se levaient pour partir, les femmes mettaient leur manteau de vison lustré, les hommes leur chapeau mou et leurs lunettes. Les couples rayonnaient de bonheur, même les plus vieux, et je me suis rappelé que le lendemain, ce serait shabbat, jour pendant lequel faire l’amour est une mitzvah.

Au début, ça m’a mise en colère, et même en fureur, que tu m’aies posé un lapin. Mais, au fond, j’éprouvais quelque chose de plus fragile, comme un serrement. Je dois être honnête : j’étais triste que tu ne sois pas venu.

J’aurais tellement voulu appartenir à quelqu’un.