SEPT

Entrer dans le long train noir, c’était comme être avalé par un serpent. Un serpent qui s’était disloqué la mâchoire pour gober Pepík, qui s’enfonçait maintenant dans son corps, toujours plus profondément, jusqu’au bout de sa queue. Pepík eut un petit geste ondulant, se prit le ventre à deux mains et imagina comment le serpent devait se sentir avec tous ces petits corps qui lui dégringolaient dedans. Les enfants étaient si nombreux. Il avait les cils humides, mais il battit des paupières et déglutit, s’avala lui-même, se laissa avaler.

Le serpent s’emplissait, il allait bientôt s’élancer en sinuant dans l’herbe.

La dernière voiture du train était remplie à craquer d’enfants. Deux sœurs pleuraient, agrippées l’une à l’autre. La plus grande avait une peau couleur farine et des cheveux en laine d’acier. Chaque minute environ, elle inspirait profondément, s’essuyait les joues et déclarait joyeusement : « On ira au bord de la mer ! » ou « Les Fairweather ont des petits chats ! » puis se répandait derechef en sanglots. Derrière elle, au milieu du couloir, un petit garçon à peine assez grand pour se tenir debout se cramponnait à son biberon. Quelqu’un buta contre lui ; après s’être balancé d’avant en arrière sur ses talons comme un clown gonflable, il bascula au ralenti sur le derrière, et le lait se répandit sur lui. L’enfant ouvrit une bouche de plus en plus grande, telle une pupille qui se dilate ; lorsqu’elle atteignit enfin son ouverture maximale, il se mit à hurler. Une adolescente à qui on avait confié la surveillance de la voiture se leva d’un bond : « Ah zut ! Petits voyous ! Tout le monde sur son siège ! » Elle tapa dans ses mains puis souleva le bambin couvert de lait qu’elle tenta de consoler, titubant sous son poids, mais parut tomber en panne devant la veste trempée. Un instant après avoir reposé l’enfant en larmes par terre, elle se mit à feuilleter un exemplaire de Film Fun.

Pepík prit place à côté d’un garçon grassouillet dont les joues ressemblaient à des pommes. Le train ne s’était pas encore mis en marche que son voisin avait déjà sorti son sac à provisions, déplié l’emballage en papier journal et commencé à se gaver de chlebíčky. Quant à la jeune fille qui surveillait la voiture, elle avait le visage enfoui dans son sac de cuir dont elle retirait le contenu, un objet à la fois. Un peigne, une barre de chocolat noir. Elle déplia une paire de lunettes à monture d’écaille, se les mit sur le nez et se tourna vers la fenêtre, non pour chercher ses parents sur le quai mais pour admirer son reflet dans la vitre.

Pepík avait envie d’enlever son gilet — il avait si chaud —, mais il s’emmêla dans la courroie de cuir de son sac à dos et se débattit, dégoulinant de sueur. Il avait un bras coincé derrière le dos. Pendant qu’il se contorsionnait, il se concentra sur l’image d’un serpent sachant s’extraire de n’importe quoi. Son bras se libéra. Lorsqu’il se retourna vers son siège, le garçon joufflu avait pris sa place. « Qu’est-ce que t’as à manger ?

— Rien », répondit Pepík, et d’un geste protecteur, il tira son sac en papier vers son ventre. Le garçon plongea brusquement dans sa direction ; Pepík se détourna vivement et il eut un vertige. Le bruit de son cœur qui battait derrière ses yeux était celui d’un millier de chevaux en course dans la Forêt-Noire en pleine nuit. Il devait descendre du train d’urgence. L’idée lui était venue subitement. Comme si les paroles de son père étaient de l’eau retenue dans un tuyau par un obstacle, elles avaient jailli d’un seul coup : Tu n’es pas obligé d’y aller si tu n’en as pas envie.

Il n’en avait pas envie du tout !

Il posa son sac à dos par terre ; le gros garçon y plongea la main et l’en ressortit avec une de ses pommes rainettes. Pepík ne s’arrêta pas. Il se fraya un chemin entre deux grands garçons qui faisaient des blagues de pets en allemand, passa en se tortillant sous un mur de filles. Lorsqu’il émergea, il se trouvait juste devant la fenêtre. Le quai était bondé de visages éplorés, mais il reconnut tout de suite Marta avec ses longues boucles brunes et sa fossette. Elle n’avait même pas besoin de sourire : sa fossette était toujours là. Les yeux de Pepík s’attachèrent à elle comme le fermoir de sa valise.

Marta scrutait le train sur toute sa longueur ; elle le cherchait, elle aussi.

Pepík se mit à pousser un hurlement inarticulé, une rafale de son brut, et ce n’est qu’au bout de plusieurs secondes que des vocables commencèrent à se préciser individuellement, jaillissant dans tous les sens comme des billes argentées sur le plateau d’un billard électrique : « Non ! Je veux pas ! Je veux pas y aller ! Tatinek, je veux pas y aller, viens me chercher, je veux pas, non, noooooon ! » Ses mots s’élançaient en l’air, par-dessus la foule, et retombaient par terre sur le quai de la gare sans se faire remarquer. Ses parents ne l’avaient pas encore vu. Derrière Pepík, une voix adulte enjoignit aux enfants de s’écarter des fenêtres et de s’asseoir afin que le train puisse se mettre en marche. Pepík était à moitié sorti du wagon : le rebord de la fenêtre lui rentrait dans le ventre. Les mots se déversaient toujours un derrière l’autre : « Maminka ! Tatinek ! Je veux rester ici, avec vous ! Je veux pas, je veux, Tatinek… » C’est alors que Marta croisa son regard. Un petit air surpris apparut sur son visage et elle serra le coude de Pavel pour lui montrer où était Pepík.

Pepík prit une grande respiration et s’accrocha à sa nounou des deux yeux, de toutes ses forces. Elle l’avait vu. Elle allait le sortir du train.

Dans son dos, la voix parlait de plus en plus fort. On arrachait les enfants des fenêtres comme on détache des sangsues d’une peau tannée par le soleil. Le train s’ébranla, titubant lourdement, traînant derrière lui un océan tourmenté de parents et de grands-parents incapables de le suivre. Pepík dut se tourner de côté pour ne pas perdre sa famille de vue. La sueur lui dégoulinait dans le dos. Il ouvrit la bouche pour crier encore, mais sentit une main le saisir au collet. Un fort tirant l’emporta vers l’arrière, vers l’intérieur du train. « Je veux pas y aller ! brailla-t-il. Je veux rester avec Tatinek nounou je veux pas je veux… » Mais l’adulte, une femme affublée de souliers robustes et d’un visage pointu de lévrier, avait déjà repris sa progression résolue le long de la voiture, décrochant les enfants agglutinés aux vitres qu’elle refermait et verrouillait d’un geste sec. Tombé contre un accoudoir, Pepík mit un bon moment à se redresser. Lorsqu’il y parvint, dans la masse surabondante des corps, il lui fut impossible de voir par-dessus toutes ces têtes. Il se pencha et tenta de ramper entre les jambes des autres enfants, mais reçut un coup de pied dans la mâchoire. Il réussit enfin à regagner la plaque de verre transparente, mais le train était déjà sorti de la gare. Derrière lui, il distingua des champs verts et soyeux dans l’après-midi de juin, et, dans le lointain, les derniers mouchoirs blancs palpitant comme un lâcher de colombes.

*   *   *

Bercé par les secousses du train, Pepík s’endormit. Lorsqu’il ouvrit les yeux, le soleil baissait, petit point brûlant posé sur l’horizon, traçant une ligne de feu dans sa direction. Une petite flamme s’alluma entre ses yeux.

Il sentit ses cils s’embraser, les petites langues montantes lui lécher le cerveau.

Un bébé dormait dans un tiroir de commode posé en équilibre précaire sur le siège qui lui faisait face ; il oscillait périlleusement à chaque cahot du train, mais personne ne venait s’en occuper. Pepík se pencha et vomit par terre, juste à côté. La nuit s’abattit comme un couvre-lit étouffant ; il avait chaud jusque dans son crâne et les larmes lui coulaient sur les joues. Personne ne vint lui poser un linge froid sur la nuque. La sueur lui dégoulinait sur le visage. Le gros garçon aux joues roses dormait, le menton sur la poitrine. Deux jumelles identiques aux nattes blondes chuchotaient en se montrant Pepík du doigt. Leurs voix claquaient comme des brindilles dans la cheminée, ou sous ses pieds, il ne savait pas trop. Mais lorsqu’il baissa les yeux, il s’aperçut qu’il marchait. On les menait comme un troupeau, lui et les autres enfants, sur une passerelle menant à un grand bateau. Le train avait disparu — un truc de magicien —, lui et tout ce qui l’avait précédé. Sa Maminka, son Tatinek, sa nounou. Pepík se laissa porter par la bousculade. Il tomba immédiatement amoureux du navire avec son hélice d’argent toute luisante et l’immense proue qui allait fendre les vagues mauvaises de la Manche. Toutes les heures passées avec son train sous la table de la salle à manger, on aurait dit qu’elles n’avaient jamais existé. Entre le bateau et lui, c’était le coup de foudre.

Une bande de garçons jouaient à se lancer une balle de chaussettes de long en large. Mais quand Pepík fixa les yeux sur les chaussettes, il leur poussa des ailes et elles s’envolèrent dans le matin.

Lorsqu’il s’éveilla de nouveau, ce fut en frissonnant. Les limites de son champ de vision étaient floues, mais un foyer net s’était ouvert devant lui, comme si quelqu’un avait réchauffé de son souffle un carreau givré. Il remarqua deux garçons, les genoux remontés contre leur poitrine, endormis sous une seule veste de laine. En se retournant, il en vit un autre pelotonné juste derrière lui, et chaque centimètre de son visage était couvert de taches de rousseur. Il portait autour du cou un numéro inscrit sur une étiquette. Pepík se tâta le cou et constata qu’il en avait une, lui aussi. Il essaya de l’enlever en tirant sur la ficelle, mais son voisin lui conseilla de la garder. « Pour ta famille, chuchota-t-il en tchèque comme sous le manteau du secret. Pour qu’ils puissent te trouver.

— Aujourd’hui ? »

Le garçon hocha la tête.

« Et nounou ? » Il voulait les voir, tout de suite. Son Tatinek et sa Maminka. Il se mit à pleurnicher — il s’était mouillé pendant la nuit —, il voulait que Marta vienne le changer.

« T’en fais pas, lui souffla le rouquin du ton rassurant d’un grand frère expérimenté. Ils vont venir te chercher. »

Au lever du soleil, on fit monter les enfants sur le pont, où ils mangèrent des sandwiches sucrés faits avec un pain blanc et spongieux au goût de gâteau. Pepík repensa aux soldats allemands friands de pâtisseries tchèques. Se rappela que Tatinek avait dit que les Allemands ne retourneraient là d’où ils étaient venus qu’après avoir dévalisé le dernier garde-manger. Après la collation, on les fit débarquer, lui et les autres, sur une autre passerelle puis dans une grande gare coiffée d’un dôme vitré où un essaim d’adultes se déversa sur eux comme une avalanche. Mères poussant un berceau, hommes en bottes à bouts d’acier, couples aux cheveux blancs penchés sur leur canne. Le garçon aux taches de rousseur s’envola brusquement avec une dame au bras en écharpe. Pepík lui fit au revoir de la main, mais son nouvel ami ne le remarqua même pas : il avait déjà le visage enfoui dans un cornet de crème glacée. Les débardeurs n’avaient pas encore fini de décharger les valises du ventre du navire et d’en faire un gros tas qu’un groupe de grands avait entrepris d’escalader. L’un d’entre eux se jucha en vacillant sur le sommet et cria : « Prends ça, Blaskowitz ! » en tirant sur la foule de sa carabine imaginaire.

Une jeune femme en chapeau à larges bords souleva le bébé de ses deux bras gantés jusqu’aux coudes, abandonnant le tiroir par terre, souriant comme si elle avait gagné le gros lot.

La gare se vidait peu à peu. Chaque enfant s’en allait chez sa nouvelle famille. Le flot entrant des adultes s’amenuisait : personnes âgées en plus grand nombre, une femme à la taille de guêpe portant une robe bouffante et un grand chapeau de paille qui s’excusa d’être en retard. Les retardataires examinaient le lot restant de filles et de garçons, tâchant de repérer lequel était le leur. Assis par terre, le dos au mur, Pepík s’entortilla le lacet de son sac à dos autour de l’index, de plus en plus serré, tant et si bien que le doigt s’empourpra. Il gardait le regard fixé sur les portes de la gare. Chaque fois qu’elles s’ouvraient, il se levait, plein d’espoir. Il allait voir son Tatinek ! Et sa Maminka ! Et nounou.

Où étaient-ils donc ?

Personne ne venait.

Et Pepík se rasseyait.

« Moi, c’est Inga », lui dit une fille plus grande que lui, que personne n’était venu chercher non plus.

Pepík posa sur elle un regard vide. Il reconnut la fille au magazine Film Fun, celle qu’on avait chargée de surveiller la voiture, celle qui trouvait si amusant de partir en voyage comme une adulte.

« C’est du vieux norrois, ajouta-t-elle. Mon nom. Je suis sous la protection d’Yngvi, dieu de la paix et de la fertilité. »

Elle guetta le visage de Pepík dans l’attente de sa réaction. Après quoi elle s’assit à côté de lui et se mit à pleurer dans ses mains.

*   *   *

Ce fut un homme muni d’une mallette qui, depuis une table à l’écart, finit par s’approcher de l’endroit ou Pepík et Inga patientaient. Il avait des yeux marron indolents, des favoris broussailleux. « Comment vous appelez-vous ? » leur demanda-t-il. Pepík n’en comprit pas un mot. L’homme secoua lentement la tête, comme s’il venait de faire quelque chose qu’il regrettait déjà vivement. Il tenait un long pain, avec la même mie blanche et spongieuse, qu’il rompit en deux et leur en tendit un morceau à chacun. Inga cessa de pleurer juste le temps de se fourrer sa part dans la bouche. L’homme leur fit signe de se lever et de le suivre ; Inga lissa sa jupe verte à carreaux tout en mâchonnant, s’essuya le visage, attrapa son sac, fouilla dedans et en tira ses lunettes à monture d’écaille.

L’homme leur fit franchir les portes de la gare et traverser le bitume brûlant. Le poids des deux valises qui se cognaient contre ses jambes le faisait ressembler un peu à un pingouin. Sa voiture n’était pas comme celle de Tatinek, elle avait deux essuie-glaces au lieu d’un. Une couverture de cheval recouvrait la banquette usée. À l’intérieur régnait une chaleur étouffante ; l’homme se pencha et baissa la vitre d’Inga, puis fit de même pour Pepík, assis sur la banquette arrière. On entendait le ronron du moteur qui tournait au ralenti.

Pepík s’endormit dès l’instant où ils se mirent en route.

À son réveil, Inga l’observait d’un air méfiant. « Kam jdeš ? » lui demanda-t-elle.

Pepík se frotta les yeux. « Je vais avec toi. »

Inga lui lança un regard furieux. « Oui, maintenant. Mais après. Tu vas où ? »

Pepík haussa les épaules.

« Moi, je m’en vais chez les Gillford, à la campagne, lui expliqua Inga. Je vais pouvoir monter sur un poney ! » Ses yeux se braquèrent dans le lointain, comme si, juste devant elle, un poney s’était matérialisé pour qu’elle monte sur son dos et galope vers de nouvelles aventures. « Il y aura deux autres filles là-bas, reprit-elle. Deux sœurs. Ça sera presque pareil que ma vraie sœur, Hanna », affirma Inga, mais Pepík trouva qu’elle ne paraissait pas convaincue.

« On est en Écosse, lança-t-il, éprouvant le besoin de dire quelque chose.

— Pas du tout. Tu ne connais vraiment rien ? Ici, c’est Liverpool. On est en Angleterre ! » Elle snoba Pepík du haut de sa grandeur. « Et d’abord, quel âge as-tu ? Six ans ? »

Pepík hocha la tête.

Inga parut surprise. « Ah, ça explique tout. »

La voiture traversa des champs immenses, des petites agglomérations avec des tables en fer forgé posées en plein soleil aux terrasses des cafés. L’homme leur parla par-dessus son épaule et Pepík s’étonna d’entendre Inga lui répondre. Ce n’étaient que quelques mots hésitants, mais ce don pour s’exprimer dans cette drôle de langue la rendit immédiatement désirable à ses yeux. « Je veux nounou », geignit Pepík.

Inga ne répondit pas.

Il fit une nouvelle tentative : « Où on va ?

— À Londres », répondit-elle d’un ton sec, mais l’incertitude se peignit de nouveau sur son visage. Elle tourna le dos à Pepík et regarda par la vitre de la portière. « Mon père est spécialiste de la médecine interne. Mon vrai père. À Prague. »

Aux soubresauts de ses épaules, Pepík sut qu’elle s’était remise à pleurer.

Ils roulèrent pendant ce qui lui parut des jours, longèrent des usines, des entrepôts, puis l’homme finit par se garer devant un long édifice de briques divisé en plusieurs petites maisons collées les unes contre les autres, alignées au garde-à-vous comme des soldats de plomb. Pepík mit la main dans son sac et fouilla dedans. Il tomba d’abord sur un bout de saucisse qu’il avait oublié de manger, puis sur son petit soldat, tout frais dans sa main. Il les leva tous les deux, prêt au combat. « Pan ! » murmura-t-il. Ils étaient arrivés. Le combat contre les méchants allait pouvoir commencer.

À l’intérieur de la maison, il faisait sombre. La presque totalité de la pièce qui donnait sur la rue était occupée par un énorme bureau de chêne, mais il n’avait pas de pattes de lion sculptées comme celui de son oncle Max à Prague. Il n’était pas non plus aussi bien rangé. Des piles de cahiers et de chemises ouvertes s’entassaient les unes sur les autres ; au milieu du bureau s’étalait un grand carton couvert de photos d’enfants sous chacune desquelles il y avait quelque chose d’écrit. Inga poussa quelques livres, s’assit délicatement au bord du canapé, sortit son rouge à lèvres et fit la moue ; elle dut s’y prendre à plusieurs fois avant d’entrer en contact avec sa bouche.

Où était Arthur ?

Au fond de la pièce, une porte était restée entrebâillée ; c’était peut-être là qu’il dormait.

L’homme s’assit derrière le mastodonte, ouvrit sa mallette devant lui et se mit à prendre des notes tout en consultant une liste. Il souleva plusieurs piles de papiers pour regarder dessous. Après ses lèvres, Inga s’attaqua à ses cheveux, dont la longueur étonna Pepík. Elle pencha la tête de côté et se mit à les natter avec des mouvements rapides de ses doigts.

« Où il est, Artour ? » demanda Pepík.

Inga parut fâchée. « C’est qui, Artour ?

— Le petit garçon qui est malade.

— Il n’y a qu’un petit garçon malade ici et c’est toi. »

Elle croisa les jambes et se mit à natter l’autre côté de sa tête.

« L’autre garçon, celui… », commença Pepík, mais la voix lui manqua. Il devait se défendre. Il serra le petit soldat dans son poing.

Inga le regarda en fronçant le nez, puis se concentra de plus belle sur ses cheveux. Ses doigts bougeaient à toute vitesse.

Quelques minutes plus tard, on sonna à la porte.

« Entrez ! » cria l’homme ; mais la porte était verrouillée. Il tripota un trousseau de clés. Encore des adultes anglais ; encore des palabres. Inga se leva comme si elle comprenait la conversation, ce qui s’avéra : elle s’en allait. « Čekat ! protesta Pepík. Attends-moi ! » Mais il était trop tard. Inga était déjà partie. Elle ne s’était même pas retournée pour lui dire au revoir.

*   *   *

Au réveil de Pepík, la lumière se déversait à flots par la fenêtre. Il était couché dans un grand lit de plumes. L’homme à la mallette s’affairait dans la grande pièce comme Tatinek, vêtu d’un complet propre et d’une cravate. Pepík s’extirpa de sous les couvertures et vint le rejoindre à pas feutrés : « Činit ne dovoleno », lui dit-il.

Il agrippa l’homme par une jambe de son pantalon et s’y cramponna. L’homme éclata de rire et souleva Pepík en grognant pour signifier à quel point il était grand. Il fit mine de projeter Pepík sur le canapé. L’enfant poussa un cri ravi. L’homme refit le même geste à plusieurs reprises, levant Pepík en l’air, puis le laissa enfin retomber dans un tas de linge tout chaud qui sentait le savon. Pepík se demanda si le monsieur utilisait la lessive avec des images de locomotives à vapeur, comme à la maison.

La maison.

Le soleil qui transperçait la fenêtre le força à fermer les yeux. Il allait rester là, auprès de cet homme. Dormir dans le grand lit, manger le pain blanc spongieux, et puis nounou et Maminka allaient venir le chercher.

Aujourd’hui, sûrement.

Retourné derrière son bureau, l’homme à la mallette s’était remis à fourrager dans ses papiers. De temps à autre, il jetait un coup d’œil à Pepík et lui parlait avec les drôles de mots que Pepík laissait se déverser sur lui comme des bulles dans une baignoire. Il se laissa dériver. Une sensation humide se rassembla en lui, monta dans ses jambes depuis ses orteils, un flot de chaleur jaillit dans son estomac, dans sa gorge, dans sa bouche.

Il se détourna et vomit sur le parquet.

L’homme leva brusquement les yeux de ses dossiers, soupira profondément et laissa son menton tomber sur sa poitrine. Lorsqu’il leva de nouveau les yeux, Pepík reconnut sur son visage un air qu’il avait déjà vu fréquemment sur celui des adultes au cours des derniers mois. Désapprobateur ? Déçu. Ça avait quelque chose à voir avec l’eau qui lui trempait le front. Avec cette chose qu’il avait acceptée et qui avait précipité son départ. Qu’est-ce que c’était, déjà ? Il ne s’en souvenait plus très bien.

Mais il savait que s’il était là, c’était de sa faute à lui.

Le soleil se faisait toujours plus coupant, concentrant toute sa chaleur sur le crâne de Pepík. Petit insecte sous une loupe, sur le point de prendre feu, il tenta de se mettre à l’abri de l’éclat éblouissant en se tortillant, mais son corps pesait trop lourd. L’homme s’approcha, le souleva ; au contact de l’adulte, il se laissa aller.

Il se sentait tout mou, comme un bout de chocolat oublié au soleil. Mais il serait en sécurité ici. Cet homme allait l’aimer, s’occuper de lui.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était de nouveau dans un train.

*   *   *

Une femme attendait sur le quai ; Pepík l’aima tout de suite. Elle avait les yeux doux et chauds comme du caramel fondu. Elle s’accroupit devant lui. Il vit scintiller des épingles dans ses cheveux. Cette belle dame du même âge que nounou, qui allait l’emmener chez elle et l’aider à combattre les Allemands, c’était Mme Milling.

« Mám hlad », souffla Pepík, cramponné à elle avec ses yeux.

La femme posa une main sur son cœur comme pour prêter serment. « Regardez-moi ça, soupira-t-elle. Petit trésor. Je me demande ce que tu dis. »

Pepík posa la tête sur son épaule. La femme se mit à rire. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » lui demanda-t-elle en montrant son torse.

Pepík baissa les yeux et vit le numéro agrafé sur lui. Il reconnut un deux et deux cinq la tête en bas.

« Mám hlad », répéta-t-il. En lui, quelque chose s’étirait vers elle, pas ses bras, non, quelque chose dans sa poitrine. Quelque chose de tout petit, au beau milieu de lui, se tendait vers elle de toutes ses forces. Les yeux de Mme Milling s’emplirent de larmes.

« À qui es-tu donc, j’aimerais bien le savoir ? Et quelle langue parles-tu ? »

Elle sentait le talc et les roses mises à sécher au soleil. Pepík attendait que Mme Milling le prenne dans ses bras, mais elle n’en fit rien. Le porteur avait posé la valise rouge de Pepík sur le quai ; il s’efforça de la tirer dans sa direction pour qu’elle l’emmène chez elle. Il était fatigué, il avait faim ; il voulait un bol de kaše saupoudré de chocolat comme nounou lui en préparait. Sa valise faisait un bruit horrible, comme le raclement d’une porte de prison qu’on ouvrirait. Un bruit qui lui rappelait quelque chose qu’il avait relégué au fond de son esprit. Une nuit dont il ne voulait pas se souvenir. Mais pourquoi Mme Milling restait-elle assise sans bouger ? Il ne s’était peut-être pas montré assez poli. Tatinek lui avait pourtant appris à se présenter correctement, non ? « Pepík », articula-t-il en tendant sa petite main. Mais quelqu’un lui saisit l’épaule par-derrière et, lorsqu’il se retourna, il vit un homme dont la forme ressemblait beaucoup à un œuf, avec des membres filiformes qui lui sortaient du corps. Des bras et des jambes qui rappelèrent à Pepík les cure-pipes de Tatinek.

Mme Milling se releva. Une de ses boucles blondes avait échappé à son épingle à cheveux ; elle la glissa derrière son oreille. « C’est votre fils ? s’enquit-elle. Quel adorable petit… » Mais l’homme avait une tâche à accomplir. Il parla à Pepík dans la drôle de langue et essaya de le prendre dans ses bras, mais l’enfant se dégagea d’une contorsion et s’arrangea pour approcher encore sa valise de Mme Milling.

C’était avec elle qu’il partait ; elle allait lui donner des bonbons pour dîner et lui apprendre à lire, une fois pour toutes.

« Pardonnez-moi, dit Mme Milling. Je ne voulais pas être indiscrète. »

L’homme en forme d’œuf s’empara de la valise de Pepík, la prit sous un bras, souleva Pepík de l’autre et le tint fermement de manière que ses petites jambes pendent sur le côté et que son visage regarde par terre. L’estomac de Pepík se souleva. Il tendit le cou à la recherche de Mme Milling. Où était-elle passée ?

« Maminka ! » cria-t-il.

Portant toujours Pepík comme un fagot de bois, l’homme poursuivit son chemin, gravit un escalier et monta dans un tramway où il posa Pepík sur le siège voisin du sien. Pendant les quarante minutes qui suivirent, il ne lui adressa pas la parole.

Ils parvinrent devant une maison dont une femme sortit pour les accueillir, puis les fit entrer. Elle était plus vieille et plus grise que Mme Milling. Son visage ressemblait à une tranche de rôti sanguinolente.

« Te voilà donc.

— Mám hlad », souffla Pepík avant de s’asseoir en tailleur sur le carrelage.

L’homme-œuf haussa les épaules en direction de la femme. « Mince alors. » Ce furent les premiers mots que Pepík entendit sortir de sa bouche.

La femme se pencha et examina Pepík comme s’il était un chou dans une épicerie, inspecta ses cheveux, regarda derrière ses oreilles pour voir si elles étaient sales. L’examen se poursuivit pendant plusieurs minutes ; elle semblait trouver qu’il laissait à désirer. Mais elle lui parla d’une voix gentille et, l’espace d’un instant, le petit oiseau remua dans le cœur de Pepík. Celui qui avait chanté pour Mme Milling. Mais la femme se releva et s’en alla dans la cuisine. Une ligne de suie noire allant du poêle au plafond maculait le mur. Elle se munit d’un torchon et la frotta vigoureusement. Puis elle se retourna vers l’homme rond et parut surprise de le trouver encore là. « Allez », lui dit-elle en désignant un escalier du menton. L’homme reprit la valise sous un bras et Pepík sous l’autre, comme un tas de bois. Pepík s’abandonna, soumis.

En haut de l’escalier, il y avait une chambre avec un papier peint parsemé de voiliers rouges et bleus. Avec un plancher bleu comme la mer. Avec deux lits qui sentaient la naphtaline, appuyés chacun contre un mur opposé : Pepík dormirait près de la fenêtre. L’homme laissa tomber la valise par terre et lança au second lit un regard incertain. Il y avait quelqu’un dedans, quelqu’un de si petit qu’il faisait à peine une bosse sous l’édredon. Pepík traversa la chambre sur la pointe des pieds et scruta le visage du petit garçon, ses pâles cheveux blond-roux, les taches de rousseur clairsemées sur son nez. Sa peau blême, presque translucide. Comme si, en dedans de lui, le petit âtre qui servait à le maintenir en vie avait du mal à le chauffer jusqu’à la surface.

« Artour ? »

Le petit garçon resta de marbre.

« Haló ? »

L’enfant gémit à voix basse. Si c’était bien Arthur, alors les gens qui se trouvaient au rez-de-chaussée étaient les Milling. Ce fut le gémissement de douleur d’Arthur qui accueillit Pepík et l’informa qu’il était arrivé dans son nouveau foyer.

*   *   *

Quelques heures plus tard, Mme Milling — la vraie — monta à l’étage et ouvrit les fermoirs dorés de la valise rouge de Pepík. « Pro boha, co je tohle ? » lui demanda-t-il.

Il n’en avait pas vu le contenu depuis son départ de Prague ; il se croyait devant un coffre rempli de trésors ou d’amulettes magiques dont chacune aurait possédé un pouvoir secret. La belle montre à diamants, celui de voyager dans le temps. Les petits caoutchoucs, celui de marcher sur l’eau. Il aurait traversé l’océan à pied s’il le fallait. Mais il n’en aurait pas besoin. Sa famille allait venir le chercher. Nounou Marta le lui avait promis.

Mme Milling fouilla dans la valise. Elle souleva le petit pantalon habillé tout neuf. « Dis donc, t’es rudement chic, toi, observa-t-elle. On roule sur l’or chez toi, pas vrai ? »

Puis elle sortit sa chemise de nuit, qu’elle lui fit enfiler de manière rapide et efficace, malgré le fait qu’il était un grand garçon capable de s’habiller tout seul. Pepík constata qu’on n’allait pas lui faire brosser ses dents. Les draps paraissaient doux, mais étaient rêches au toucher, et après avoir dormi plusieurs mois sur la couchette du bas à Prague, il se sentait très loin du sol. Mme Milling le borda bien serré ; il pouvait à peine remuer ses membres. Il se sentait comme une lettre cachetée dans son enveloppe.

« Chci napsat dopis, lui dit-il. Pani. Potřebuji pero. Mužešmi podat pero, prosím ? » Mme Milling tourna vers Pepík un visage aussi inexpressif qu’une page blanche.

Il n’eut pas droit à une histoire. Mme Milling quitta brièvement la pièce et revint munie d’un thermomètre. Pepík ouvrit grand la bouche et tira la langue, mais c’était la température de son fils Arthur qui l’intéressait. Elle secoua vigoureusement le thermomètre après l’avoir retiré de la bouche d’Arthur, comme si elle espérait changer le nombre indiqué. Puis elle appuya sur l’interrupteur et la chambre se retrouva plongée dans l’obscurité.

« Sladký sen », dit Pepík à personne en particulier, et personne ne lui répondit.

Il se laissa aller sur son oreiller. De son lit, il pouvait regarder par la fenêtre : le ciel froid virait lentement au bleu cobalt. Quelques étoiles, messagères arrivées trop tôt, étaient déjà visibles. Tout le long de la rue s’alignaient des maisons de briques et des entrepôts fermés à double tour. Les fenêtres luisaient, petits carrés jaunes dans la nuit ; on aurait dit la bordure d’une pellicule de cinéma. Il pensa à Blanche-Neige, au nain Joyeux, à sa tête de Joyeux à lui, mais il ne ressentait aucune joie ; plutôt une terrible solitude. En s’écrasant la tête contre le mur, il parvint à distinguer le coin de la rue. Il allait devoir ouvrir l’œil pour ne pas rater le moment où sa famille s’y engagerait pour venir à sa rencontre.

Tatinek marcherait au milieu, tenant Maminka et nounou à chaque bras.

Pepík avait réussi à glisser son soldat de plomb dans le lit. Comme ses yeux s’ajustaient à l’obscurité, il repoussa les couvertures et le posa sur l’appui de la fenêtre, puis il s’assit en tailleur pour monter la garde. Lui et son soldat, ils allaient faire le guet, tous les deux. Tatinek serait sûrement très fier de le voir veiller si tard pour défendre la maison, prêt à faire feu de son fusil.

« Repos », ordonna-t-il à son soldat d’un ton sévère.

Il ne voulait pas que quelqu’un reçoive une balle par erreur.

De l’autre côté de la chambre lui parvenait le souffle rauque et irrégulier d’Arthur, comme quand on tourne le bouton de la radio et qu’on capte mal les postes. De longs intervalles s’écoulaient entre deux respirations. Ce n’est qu’alors, dans la nuit, qu’il se souvint de ce que lui avait dit nounou : la mission de Pepík consistait à aider Arthur à se rétablir.

« Artour ? » chuchota-t-il.

Il entendit monter de l’autre lit un halètement catarrheux. Enfin, Arthur parla. « J’ai besoin d’aide. Appelle ma mère. »

C’était comme entendre un cadavre revenir soudainement à la vie. Pepík imagina qu’Arthur tendait une main moite pour le toucher.

Comme il ne comprenait rien à ce qu’Arthur disait, il ne répondit pas.

*   *   *

Le matin lui parut une aiguille plantée dans son bras. Un courant d’air froid l’éveilla. Ses couvertures n’étaient plus là et Mme Milling se dressait au-dessus de lui. Elle avait les yeux noirs et petits, des lèvres serrées formant une ligne droite parfaite. Pepík tenta bien de lever les genoux pour se couvrir, mais trop tard. Il avait fait pipi au lit. Elle avait vu.

« Lituji », souffla Pepík.

Mme Milling retint son souffle.

Avec des gestes rapides et neutres, elle enleva à Pepík sa chemise de nuit, son slip, et s’arrangea pour défaire les draps sans le sortir du lit en donnant à son corps différentes positions, sans oublier de soutenir sa tête sous son bras. Elle rassembla les draps souillés en paquet dans ses bras et l’abandonna, nu et découvert.

Pepík avait froid ; la peau rougie de son derrière lui faisait mal. Son mal de ventre ressurgit, il tourna la tête de côté et vomit sur le parquet bleu.

Deux minutes plus tard, Mme Milling était de retour, chargée d’une pile de draps propres et fredonnant tout bas. Mais, en voyant qu’il avait vomi, elle s’arrêta net et sa chanson s’interrompit au milieu d’une note. « Qu’est-ce que… » Elle se pencha, renifla le petit tas de vomi ; le chou-fleur bouilli de la veille formait une masse gélatineuse éclaboussée de jaune. Elle cria alors quelque chose en direction de l’entrée ; l’homme rond finit par émerger au sommet de l’escalier, à bout de souffle, une bouteille de ketchup aux tomates dans la main.

« Frank, regarde ! Il est malade ! » Mme Milling fit signe à son mari d’avancer et lui montra les vomissures. « Encore des microbes pour… Le docteur Travers a dit… » Elle parlait vite en gesticulant vers son fils, et semblait au bord des larmes.

Pepík se retourna, se prit la tête à deux mains et s’aperçut brusquement que c’était le matin. Il s’était endormi à son poste. Nounou n’était pas venue pendant la nuit et Arthur était toujours malade. Il avait échoué. Il avait manqué à ses devoirs envers eux tous.

*   *   *

Vers le milieu de la matinée, comme Pepík se sentait un peu mieux, il se serait attendu à ce que Mme Milling l’envoie jouer dehors, mais elle préféra le traiter comme un deuxième fils malade, apporter aux deux garçons des verres de boisson gazeuse aromatisée au gingembre, mais sans les bulles, stériliser le thermomètre entre deux usages. Plus tard dans l’après-midi, elle monta finir de défaire la valise de Pepík et tomba sur l’enveloppe non cachetée qui contenait le portrait de famille. Elle sortit la photo et l’examina attentivement, en prenant son temps.

Mme Milling leva les yeux vers Pepík. « Mon pauvre chou », souffla-t-elle à voix basse, à croire qu’elle venait juste de s’apercevoir que, lui aussi, il avait une famille qui l’aimait effroyablement. Elle l’attira contre elle et le serra maladroitement dans ses bras.

Elle fit mine de remettre la photo dans l’enveloppe, mais s’immobilisa et, se ravisant, la dressa plutôt sur la table de nuit de Pepík. Il y avait Maminka qui regardait de côté ; debout derrière Pepík, les mains posées sur ses épaules, nounou baissant les yeux vers lui. Fière.

Mme Milling désigna nounou de l’index. « Mother », énonça-t-elle nettement.

Pepík tourna vers elle un regard inexpressif ; elle redit le même mot et il le répéta : une syllabe, puis l’autre. « Mo-ther. »

Marta. Mo-ther.

Son premier mot anglais.

Maman.

Une fois Mme Milling sortie de la pièce, Pepík cueillit la photo et sentit tourner sa tête à la vue du visage de nounou. Il appuya sa joue brûlante au plâtre frais du mur, puis déposa l’image d’un côté du soldat de plomb et la belle montre à diamants de l’autre, comme pour bien aligner ses trois talismans. Le soldat représentait Tatinek avec sa carabine Winchester, la montre, Maminka toute chic dans sa belle robe de soirée. Quant à la photo, c’était nounou : mother. Il les disposa d’une façon, puis de l’autre, comme mû par la croyance qu’en trouvant le bon ordre il parviendrait peut-être à les invoquer en chair et en os.

Cela faisait déjà cinq nuits. Ils n’étaient toujours pas arrivés.

Pepík s’abandonna et laissa les trois amulettes monter la garde à sa place.

*   *   *

Il s’éveilla de nouveau un peu plus tard et ouvrit un œil. Mme Milling était à la fenêtre. Ses cheveux gris tombaient raides sur ses épaules. Elle tenait à la main la montre à diamants de Pepík qu’elle observait minutieusement, passait son doigt sur les pierres et semblait se demander s’il était possible qu’ils fussent vrais. Il la vit hésiter une minute. Il la vit glisser la montre dans sa poche.

Pepík s’était faufilé dans le lit d’Arthur. Dans son esseulement, la présence de l’autre enfant l’aidait à dormir. Mais cela faisait des heures qu’il n’avait pas senti Arthur bouger. Mme Milling traversa le parquet vers les deux garçons et Pepík ferma les yeux bien fort, comme pour se faire disparaître. Elle lui toucha l’épaule et, avec mauvaise humeur, se lança dans un flot de réprimandes anglaises. C’était la troisième fois que cela se produisait : elle ne voulait pas que Pepík donne encore plus de microbes à Arthur.

Mme Milling souleva vivement les couvertures, telle une serveuse un dôme d’argent couvrant une assiette de victuailles. Pepík remarqua ses ongles rongés jusqu’au sang. Elle se pencha pour tâter le front de son fils, mais se figea, la paume à un centimètre de sa peau.

« Arthur ? »

C’était lancé comme une question. Elle attendit une réponse. N’en recevant aucune, elle le redit, brusquement cette fois — Arthur — puis une troisième, une quatrième fois. Elle saisit son menton dans sa main, lui remua la tête d’un côté et de l’autre, l’empoigna par ses petites épaules et les serra en répétant son nom de plus en plus fort. On aurait dit une sirène.

Pepík vit poindre sa première larme comme la première étoile au bout d’un soir d’été.

Elle trembla sur le coin inférieur de l’œil, suspendue pendant ce qui lui sembla une éternité. Gonfla, s’enfla, finit par ruisseler des cils de sa paupière inférieure, rata l’édredon et s’écrasa sur le parquet bleu.

Pepík crut même entendre un petit floc.

Elle fut suivie d’autres pleurs déversés par les yeux de Mme Milling. Pepík, éjecté du lit, se réfugia dans un coin de la pièce, se roula en boule, se couvrit les oreilles. Le visage tout rouge, les yeux écarquillés, Mme Milling hurlait et secouait le corps d’Arthur tout en appelant son mari à grands cris. Elle s’effondra sur le lit, le visage appuyé sur la poitrine de son enfant, ses larges épaules agitées de sanglots. Elle n’avait pas l’air d’y croire, n’arrêtait pas de secouer Arthur comme s’il suffisait d’y mettre assez de force pour voir se rouvrir les paupières blêmes.

Arthur restait immobile, tout blanc avec son visage modelé dans de la cire.

Mme Milling hurlait comme si on la découpait en morceaux, se triturait le visage, se tirait sur les cheveux en sanglotant.

À l’entendre, Pepík sentit s’ouvrir en lui quelque chose, une brèche dans un radeau de brindilles posées sur des ballons. L’eau se déversa, lui couvrit les jambes — il mouilla sa culotte presque immédiatement, l’urine dessina un cercle autour de lui sur le plancher —, lui monta à la poitrine, jusqu’aux épaules, lui emplit la bouche et l’étouffa. Il eut un haut-le-cœur, porta la main à son visage et le trouva trempé. Il pleurait si fort qu’il n’arrivait pas à reprendre son souffle. Il se plia en deux et vomit. Tout ce qu’il était parvenu à enfouir profondément au cours de l’année qui venait de s’écouler s’épanchait de son corps, lui explosait par la bouche. Les requins rôdaient sous lui, il avait les jambes dans leurs mâchoires. Il céda et ne tarda pas à sombrer.

*   *   *

On envoya Pepík dans une maison remplie de garçons. Un orphelinat administré par l’Église catholique. La nuit, le grand dortoir se taisait, plongé dans un silence peuplé de respirations profondes, du grincement des ressorts lorsqu’un d’eux se retournait, de pets suivis de rires. Les enfants s’endormaient un après l’autre comme des bougies qu’on souffle sur un gâteau d’anniversaire.

Allongé, les yeux grand ouverts, Pepík se représentait sa faim. Il était un coquillage vide abandonné sur une plage baignée de lune. Les vagues allaient et venaient, l’emplissaient puis le vidaient. Le laissaient vide, et encore plus vide.

Il savait qu’il venait d’arriver, mais d’où exactement ? Arthur était flou, ses contours s’estompaient. Pepík repensa à la longue rue paisible. Aux heures, aux jours passés à regarder par la fenêtre.

Qui donc attendait-il ? Les gens qui figuraient sur sa photo ? Peu importe qui ils étaient, jamais ils ne le trouveraient maintenant. S’ils arrivaient de l’Est en quête d’un fantôme, traînant derrière eux leur ombre.