TROIS
Marta avait le visage appuyé contre le mur de béton froid, la culotte baissée sur les chevilles. Ernst tripotait la boucle de son ceinturon ; elle n’était pas prête, mais il ne semblait pas s’en apercevoir. Il cracha sur ses doigts, la palpa brièvement, poussa un grognement et la pénétra de force. Surprise par la douleur, elle inspira brusquement. « Attends… », balbutia-t-elle ; mais elle lui tournait le dos et elle savait qu’il ne pouvait pas l’entendre, ou qu’il ne voulait pas. À chacun de ses coups, sa pommette frottait contre le ciment rugueux ; elle avait beau s’arc-bouter sur ses paumes et lutter contre son poids, Ernst était le plus fort.
« Bouge pas », haleta-t-il.
Elle sentit quelque chose couler lentement sur sa jambe. Il y était déjà presque, elle le sentait bien. Son gland tout gonflé. Elle eut une brève pensée pour Pavel — une vision fulgurante de sa main serrant son poignet —, puis Ernst, dans une dernière bourrade, se vida dans son ventre en gémissant.
Il se retira aussitôt. Rentra les pans de sa chemise dans son pantalon en prenant bien le temps de s’ajuster, puis remonta sa fermeture à glissière. Elle se retourna, lui fit face, s’appuya mollement contre le mur. Elle avait les genoux qui tremblaient. Ernst lui jeta un coup d’œil, puis un second. « Tu saignes », remarqua-t-il.
Elle porta une main à son visage. Il avait raison.
« Il faudra faire attention, reprit-il.
— Au saignement ?
— Attention à toi. »
La culotte de Marta était toujours entortillée autour de ses chevilles ; elle se baissa pour la relever, ensuite ses bas. Elle ne sentait pas son corps, comme s’il était en caoutchouc. Brusquement, elle se mit à grelotter.
« Attention à moi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? » Mais elle savait très bien de quoi il parlait. C’était dangereux pour elle de rester associée aux Bauer, Ernst le lui serinait depuis des jours. L’incertitude qu’elle avait observée chez lui, le besoin d’être rassuré, s’étaient envolés. D’un seul coup, on aurait dit qu’il n’avait jamais éprouvé le moindre doute, comme s’il avait ardemment adhéré au national-socialisme depuis toujours.
Ernst enfila son veston. Il observa son reflet dans le métal luisant du moulin à filer le lin, lissa ses cheveux de la paume de ses mains.
« Les Juifs ont tout envahi », déclara-t-il en embrassant du geste les autres machines de l’usine que Pavel et son frère avaient sué sang et eau pour bâtir. « Il est temps d’y mettre fin. »
Mais Marta entendait à peine ce qu’il disait ; sa voix semblait lui parvenir de très loin. Ernst boutonna son veston. Il se pencha vers elle. Soudain, son visage tout contre le sien, il lui ordonna : « Lave-toi », fit volte-face et s’en alla.
Elle se toucha de nouveau la joue. Ses doigts revinrent tachés de sang.
* * *
La nuit qui suivit, Marta s’écoutait respirer, couchée dans son lit simple. Une paume sur le ventre. Le léger soulèvement sous ses côtes, la descente inéluctable. Comme la surface de la mer, pensa-t-elle. La mer qu’elle n’avait jamais vue, mais qu’elle imaginait scintillant à la fin de l’après-midi ; la façon dont la lumière étincellerait sur les vagues.
Dans ses profondeurs se faufilaient des formes froides et noires.
Elle se retourna entre ses draps, laissa ses yeux se fermer lentement. Essaya d’oublier ce qui s’était passé avec Ernst la nuit dernière. Ses doigts triturant sa chair, la rangée de petits bleus qu’il lui avait laissés sur l’avant-bras. D’oublier jusqu’à son existence même. Cela lui avait paru si simple au début ; pas de l’amour, évidemment, mais de l’attention, de quoi briser la monotonie de son quotidien. Cela avait marché un moment. Mais la bulle venait d’éclater et la noirceur revenait s’y jeter. Elle aurait dû savoir que cela se passerait ainsi. Le poids du corps d’Ernst sur le sien, brutalement, le même que celui de son père ; ses mains non comme une distraction, mais un rappel terrible. Elle s’employait perpétuellement à oublier ce que son père lui avait fait, les nuits où il s’insinuait dans sa chambre, s’allongeait à côté d’elle et lui plaquait une main sur la bouche. Sa sœur figée de peur de l’autre côté du lit, la chaleur sur son visage le lendemain matin, ne pas pouvoir regarder sa sœur dans les yeux. La vieille honte était de retour, dans un déguisement neuf.
Les Juifs étaient sales, Ernst le lui avait clairement expliqué. Mais les Juifs, c’était tout ce qu’elle avait.
Ernst lui avait exposé son projet. Les biens des Bauer allaient être saisis, c’était inévitable. Si Pavel était destiné à perdre son argent de toute façon, aussi bien que ce soit Ernst qui en profite. Pavel l’avait toujours sous-payé, avait sifflé Ernst. Marta savait que c’était faux, mais Ernst n’en démordait pas. Il allait saisir l’occasion, avait-il déclaré, feindre de rester son ami et récupérer son dû. Il avait déjà convaincu Pavel de virer à son nom une partie de ses placements, de les lui « donner à garder », ainsi le lui avait-il présenté. Mais il en restait. Il faudrait du temps, et de la patience.
Marta s’était demandé si Ernst n’était pas poussé par des motivations plus complexes ; si, en son for intérieur, il n’aimait pas toujours son ami, ambivalence inavouée. De toute façon, elle savait qu’elle devait mettre fin à leur relation. En elle, quelque chose avait fait volte-face. La sensation gluante, répugnante était de retour, plus forte que jamais. Elle ne pouvait pas plus poursuivre avec lui que retourner volontairement au pays de son enfance. Mais Ernst allait se mettre en colère. Il allait révéler leur secret à Pavel, qui n’aurait alors pas d’autre choix que de la renvoyer. Ernst avait beau être celui des deux qui était marié, ce serait sur elle, l’employée de maison, que retomberait le blâme. Il était arrivé la même chose à Helga, la bonne des Marš
íkov : une brève liaison avec M. Marš
íkov, à la suite de quoi Helga avait détalé si précipitamment que Marta n’avait même pas pu lui dire au revoir.
Elle avait beau repousser au fond de son ventre le malaise que lui causait sa situation, les images revenaient obstinément, remontaient à la surface comme les débris après un ouragan. Une branche, une chaussette arrachée. La clé d’argent… de quoi ? Elle tendit la main pour l’attraper, mais elle lui glissa entre les doigts ; elle se boucha le nez et plongea à sa suite. Il y eut le bruit de la clé tournant dans une serrure ; elle s’assit en sursaut dans son lit.
Elle avait dû s’endormir.
Elle frotta une allumette, l’approcha de la mèche de la bougie, consulta l’horloge accrochée au mur en plissant les yeux : minuit et quart. Elle se recoucha.
« Attends, donne-moi ça », dit Pavel. Les Bauer se tenaient juste sous la hotte du poêle ; la voix de Pavel lui parvenait si distinctement que Marta crut un instant qu’il s’adressait à elle.
Mais Anneliese répondit : « La Slivovice ?
— L’absinthe. Pavel s’interrompit. Tu ne me feras plus jamais honte de cette façon.
— Et toute cette situation, tu ne la trouves pas un peu… comment dis-tu ? Honteuse ? Ne pas pouvoir mettre le pied dehors après dix heures, devoir obéir au couvre-feu, rentrer à la maison comme des enfants ? »
Marta entendit le léger déclic des boucles d’oreilles qu’enlevait Mme Bauer, puis celui, plus fort, de son sac à main qu’elle ouvrait et refermait. « Mathilde dit qu’au besoin nous pouvons loger à Prague avec Václav et elle. »
Pavel ricana. « Est-ce qu’on partagera le lit de Clara et de la petite Magda ?
— Elle ne cherche qu’à nous aider. Qu’est-ce qui te prend ? Tu as vraiment l’esprit de contradiction en ce moment.
— On ne partira pas.
— Raison de plus pour réfléchir à mon idée. »
Le déclic à peine perceptible du briquet d’Anneliese.
Marta souffla sa bougie, remonta son édredon par-dessus ses épaules et s’enjoignit mentalement de se rendormir. Il était tard et elle avait dépassé le seuil de l’épuisement. Par-dessus le marché, depuis peu, Pepík se levait avec le soleil. Mais plus elle s’efforçait de fermer les yeux, plus elle se concentrait sur son désir de dormir, plus elle se sentait alerte et plus les voix des Bauer semblaient se rapprocher.
« Ce porc n’était pas assez cuit », dit Anneliese. Marta eut l’impression qu’elle l’accusait personnellement.
« Écoute-moi, Liesel, répondit Pavel. Mon grand-père était membre des anciens de sa synagogue. Mes premiers souvenirs sont de l’avoir vu trôner à la place d’honneur aux Grandes Fêtes.
— Ça ne veut rien dire. Ni pour nous. Ni pour toi. Quand as-tu mis les pieds dans une synagogue pour la dernière fois ?
— C’est justement ce que je suis en train de te dire. Je m’aperçois que ça veut dire beaucoup. »
Ce fut au tour d’Anneliese de ricaner. « Tu choisis bien ton moment pour t’en apercevoir.
— Tu sais depuis combien de temps les Juifs de Bohême se sont vu reconnaître l’égalité des droits ? » Les lattes du plancher se mirent à couiner ; Pavel faisait les cent pas.
Anneliese avoua : « Je n’en sais rien. Et tu sais quoi ? Je m’en moque.
— Bizarre, étant donné que tu es juive de Bohême.
— Baisse le ton, Pavel, s’écria Anneliese, élevant elle aussi la voix. Je ne me sens pas juive, articula-t-elle avec force. Pas plus que… je ne sais pas, moi… je me sens… » Marta se l’imagina en train d’agiter la main au-dessus de sa tête à travers la fumée de sa cigarette. « … Catholique.
— Oui, Liesel, je comprends, répondit Pavel. » Sa voix trahissait un effort sincère pour se calmer. « Je ne parle pas de religion. Mais de culture.
— De culture ?
— La culture juive.
— Ce n’est pas une culture, c’est une religion. »
Ils se turent alors tous les deux. Marta remonta encore sa couverture, jusque sous son menton. Elle devinait à leur silence la surprise des Bauer de tomber par hasard sur cette différence d’opinion au sujet de leur religion. De toute évidence, ils n’en avaient jamais discuté auparavant, du moins pas de ce point de vue particulier ; chacun avait tenu pour acquis que l’autre voyait les choses de la même façon. Elle avait remarqué chez les gens mariés cette tendance à oublier que l’époux était une personne distincte, avec un passé différent et des secrets impossibles à deviner.
« J’ai mal au ventre », dit doucement Anneliese.
Pavel s’éclaircit la gorge. « Ce n’est qu’en 1848 que les Juifs de Bohême ont obtenu l’égalité des droits. Il y a moins d’un siècle.
— Ça n’a rien à voir avec notre situation.
— Ça a tout à voir avec notre situation. Mon grand-père était maire de la Cité juive de Prague.
— Tu disais que ça n’avait aucune importance. Tu m’as dit que c’était une œuvre de bienfaisance qui donnait de l’argent aux soupes populaires.
— C’était important pour lui, riposta Pavel d’un ton féroce. Tout ce qu’il a voulu qu’on inscrive sur sa tombe — la seule chose qu’il ait demandée —, c’était ADOLF BAUER, ANCIEN MAIRE DE LA CITÉ JUIVE DE PRAGUE.
— Sa pauvre femme, soupira Anneliese. Et ses enfants, alors ? Je vois que tu es issu d’une longue lignée d’hommes qui ne se soucient guère du bien-être de leurs enfants. »
C’est alors que Pavel se mit franchement à crier. « Ne t’avise pas de me parler du bien-être de mes enfants ! » Il y eut un bruit sourd, comme s’il avait lancé par terre un objet assez lourd, puis le bruit de ses pas reprit. « C’est exactement de ça qu’il s’agit. Je ne veux pas que Pepík voie son père humilié comme un chien par une bande de tyrans de cour d’école ! Il mérite un meilleur exemple.
— Ma sœur a fait baptiser ses filles.
— Alž
bě
ta ? Elle n’a pas plus de principes que toi !
— C’est une bonne idée. Et qui pourrait sauver la vie de Pepík.
— Écoute-moi bien, Liesel. C’est très important. Je veux que tu entendes bien ce que je vais te dire. » Pavel marqua un temps de silence. « Je ne me convertirai au christianisme pour rien au monde, quand bien même je serais le dernier Juif sur la terre. Le tout dernier Juif sur la terre !
— Très bien. De toute façon, personne ne te le demande. »
Dans la voix d’Anneliese résonnait un désespoir nouveau. Peut-être, se dit Marta, savait-elle quelque chose de plus que les autres.
« C’est le contraire de ce que tu crois, Pavel. J’essaie d’envisager la situation dans son ensemble. S’il te plaît, supplia Anneliese, au bord des larmes. On ne sait jamais. C’est mon seul enfant… »
Cette allusion voilée à la petite fille morte fit pencher la balance en faveur d’Anneliese. En bas, les voix s’apaisèrent. « Je sais, souffla doucement Pavel. Je sais, chérie. »
Quel genre de père aurait été Pavel si l’autre enfant avait vécu ? Quel père pour une petite fille ?
La voix de Pavel n’était plus qu’un murmure, et le tranchant de ses mots, tout émoussé. Marta se retourna et se couvrit la tête avec l’oreiller. Leurs disputes se terminaient toujours de cette façon, se dit-elle : une sorte d’impasse mutuelle. Aucun des deux ne voulait céder, mais ils ne voulaient pas non plus se coucher fâchés. Ils avaient trop besoin l’un de l’autre. Elle savait qu’en ce moment ils se rapprochaient, qu’ils se réconciliaient, que Pavel prenait sa femme dans ses bras.
Marta les détesta avec une virulence qu’elle ne s’expliquait pas.
Elle ne pouvait pas être jalouse de n’avoir personne pour la prendre dans ses bras après une dispute, puisqu’elle n’avait personne avec qui se disputer. Ce qu’elle ne digérait pas, c’était la mollesse des Bauer. Elle avait besoin qu’ils soient forts, qu’ils s’élèvent au-dessus du commun des mortels. Mais ils n’étaient qu’humains, en fin de compte.
* * *
Le garçon à la joue marquée d’une tache de naissance vint leur livrer du charbon. Il portait les couleurs nationales à sa boutonnière, en plus d’une casquette à visière d’un modèle rendu populaire par le héros de Pavel, Tomáš Masaryk. Ce n’est qu’en l’apercevant que Marta pensa à se demander quel jour on était. Était-ce… oui, c’était sûrement ça.
Le 28 octobre, fête nationale de la Tchécoslovaquie. Pavel s’était montré distant et préoccupé ; elle se demanda si le nationalisme ostentatoire du jeune homme lui remonterait le moral. Mais il ne parut même pas le remarquer, et quand Ernst arriva à la maison après le repas de midi, Pavel ne fit aucune mention de la fête. Tout ce qu’il dit, ce fut : « On y va ?
— Quand tu voudras », répondit Ernst sans croiser le regard de Marta.
Ils filèrent sans dire au revoir.
Marta débarrassa les assiettes à soupe et enveloppa le fromage dans son linge. Anneliese se mettait du rouge à lèvres au salon, faisait la moue devant son poudrier. « Ne vous occupez pas du ménage pour le moment », lança-t-elle à Marta.
Déconcertée, Marta s’immobilisa. « Je vous demande pardon, madame Bauer ?
— Vous ferez ça quand nous serons rentrés. Nous sortons. »
Marta hésita, une louche à la main. « Vous êtes sûre ? Il ne me reste plus qu’à… »
Mais Anneliese ne l’écoutait pas ; elle vérifiait par la fenêtre que son mari était bien parti. Puis elle appela Pepík : « Viens ici et enfile ton gilet. » Il était assez grand pour s’habiller seul — Marta avait mis plusieurs semaines à le lui apprendre —, mais Anneliese n’avait pas la patience. D’un geste brusque, elle guida ses bras dans les petites manches. La fermeture éclair lui pinça le menton : « Aïe ! » protesta Pepík.
« Désolée, miláč
ku. »
Mais Anneliese n’avait pas du tout l’air désolée : elle semblait distraite, préoccupée ; ses yeux n’arrêtaient pas de se tourner vers la fenêtre. Marta se demanda pourquoi elle prenait la peine de faire enfiler un gilet à Pepík par cet après-midi chaud et ensoleillé. L’automne persistait dans une splendeur aux couleurs plus vives que le souvenir qu’elle avait gardé des années précédentes : ors éblouissants, feuilles rouges comme autant de mains ensanglantées.
« Où allez-vous ?
— Je viens de vous dire que vous venez avec nous. »
Marta savait qu’il valait mieux ne pas poser plus de questions.
Ils descendirent tous trois dans la rue. Pepík boudait ; sa mère les fit sortir et les mena d’un pas décidé sur le chemin qui longeait la rivière, près des limites de la ville. Elle portait un tailleur de ville signé Elsa Schiaparelli avec des manches à épaulettes, comme Marlène Dietrich. D’immenses lunettes noires lui masquaient les yeux ; on aurait dit une vedette de cinéma désireuse de passer incognito.
Ils marchèrent quelques minutes en silence et croisèrent la carriole du laitier qui revenait chargée de bouteilles vides.
« Je peux caresser les chevaux ? » demanda Pepík.
Mais Anneliese, ignorant la demande, les fit passer en vitesse devant chez Sanger & Fils, dont la vitrine exhibait fièrement un Victrola, et la boutique de M. Goldstein, avec sa pancarte « FERMÉ » sur la porte. Même Marta avait du mal à la suivre. Ils trottinèrent sur les pavés d’une ruelle et sur la passerelle qui enjambait la rivière. Telle une relique de leur vie passée, l’usine de Pavel se profilait au loin. Tandis que Marta se disait qu’ils emmenaient peut-être Pepík donner à manger aux canards, Anneliese s’immobilisa devant l’église catholique. C’est alors qu’elle comprit ce qui se passait : bravant la volonté de Pavel, Anneliese passait à l’action.
Avec sa flèche conique de pierre grise qui rappelait à Marta le bout de la barbe de M. Goldstein, c’était le bâtiment le plus important du bourg. À la suite d’Anneliese, ils gravirent un escalier dérobé et pénétrèrent dans le clair-obscur de la nef. Il faisait froid. Ils jetaient des regards autour d’eux, tentant de se repérer. Le prêtre qui émergea de l’obscurité devait les attendre ; il apparut devant eux comme un spectre.
« Pardonnez-moi, je vous ai fait peur ? » Il était maigre, avec un visage allongé et des paupières tombantes. « Je suis le père Wilhelm. »
Il leur tendit la main, mais c’était une petite ville : tout le monde connaissait tout le monde.
Le curé leur tourna le dos et Marta s’aperçut qu’il avait au sommet du crâne une calvitie de la taille et de la forme exactes d’une kippa.
Elle avait beau n’être venue qu’une fois dans cette église, elle reconnaissait les bancs de chêne massif et les vitraux figurant les stations du chemin de croix. Par une petite porte, le prêtre les introduisit dans une pièce beaucoup plus exiguë et fonctionnelle où trônait un bureau tendu de cuir sur lequel était posé un encrier. Dans un coin, une statue de la Vierge levait les yeux au ciel.
Marta se signa instinctivement, comme on tressaille devant un poing levé.
Maintenant qu’ils se distinguaient tous clairement, le père Wilhelm s’adressa directement à Pepík. « Hallo, mein Kind. » Le petit garçon avait le visage enfoui dans le tablier de Marta. Anneliese fit un pas en avant. « Viens ici, Pepík, ordonna-t-elle d’un ton ferme. Dis bonjour au père Wilhelm. »
Pepík s’avança, la main tendue. « J’ai pas touché aux chevaux », précisa-t-il.
Le curé prit la main de Pepík dans la sienne en souriant. Marta observa qu’il portait une bague en or marquée d’une croix. « Commençons. »
Le prêtre parlait un tchèque rouillé comme un vieux canif — il passait sans arrêt d’un temps à l’autre —, mais lorsque Anneliese lui demanda en allemand : « Denken Sie dass das sonderbar ist ? », le père Wilhelm répondit tout bonnement en haussant les épaules : « Les voies du Seigneur sont impénétrables. »
Il fouilla dans un dossier posé sur le bureau, en retira plusieurs feuilles de papier carbone et les étala une à côté de l’autre. Plongea la main dans le tiroir et en ressortit une plume d’oie. Puis il se tourna vers Anneliese, à qui il offrit d’un ton neutre : « Si vous préférez, je peux simplement signer les papiers. »
Dans un moment de confusion, Anneliese et Marta échangèrent un regard. Elles avaient compris la même chose en même temps : le prêtre acceptait de baptiser Pepík par gentillesse. C’était son petit geste de défi contre les nazis. Il savait que cette décision n’avait rien à voir avec la religion.
Pour clarifier, Anneliese lui demanda : « Vous voulez dire sans eau ? » en désignant de la tête les fonts baptismaux qui formaient un angle de la pièce.
Le père Wilhelm lui rendit son signe de tête : « Je serais heureux de vous venir en aide par tous les moyens dont je dispose. » Et, pour la première fois, il jeta par-dessus son épaule un regard nerveux, comme pour s’assurer que personne n’était entré subrepticement par la petite porte pour l’espionner dans l’ombre. De toute évidence, il souhaitait expédier l’affaire le plus rapidement possible. Tout cela sentait la manœuvre louche, remarqua Marta. Comme s’ils se débarrassaient d’un cadavre.
Elle repensa à Anneliese dans la baignoire emplie d’une eau écarlate.
« L’eau ou les papiers ? » résuma le prêtre en consultant la montre qu’il portait autour du cou, sur une chaîne en or. Anneliese observait les fonts baptismaux avec méfiance. Marta devina qu’elle craignait que, sans eau, la cérémonie reste sans effet. Pas le baptême lui-même, mais la protection qu’il était censé invoquer.
« Faisons les choses correctement. » Le ton d’Anneliese sous-entendait qu’elle savait bien que c’était de la superstition, mais qu’elle était prête à prendre ce risque.
« Ganz richtig, réagit le prêtre. Approche-toi, Pepík. »
Pepík s’avança gravement, jeune Isaac marchant vers son sacrifice.
Marta s’attendait plus ou moins à un phénomène grandiose : un chœur d’anges descendus de là-haut avec leurs robes blanches et leurs auréoles ternies. Ou alors à ce que le père Wilhelm, écartant un rideau de velours, révèle une cuve de fer galvanisé dans laquelle Pepík serait plongé, entièrement nu, et même maintenu sous l’eau une minute ou deux, jusqu’à ce qu’il commence à se débattre. Mais le curé se contenta de saisir Pepík par les épaules et de lui dire : « Ferme les yeux », comme s’il allait lui offrir une surprise pour son anniversaire.
Il plongea les doigts dans l’eau bénite et toucha le front de Pepík en marmonnant des formules que Marta ne comprit pas. Pepík gardait les yeux fermés comme pour se cuirasser contre une vision effroyable. Le père Wilhelm dut le secouer un peu. « Très bien. C’est terminé ! »
Pepík ouvrit les yeux et essuya du revers de sa manche les gouttes d’eau qui perlaient sur son front. Il regarda avec hésitation autour de lui comme s’il s’attendait à être témoin de quelque merveille : sa mère métamorphosée en saint Nicolas, ou le prêtre en grenouille. Pepík leva le bras et l’observa de près, inspectant soigneusement sa manche de chemise. Le prêtre se mit à rire. « Tu es exactement pareil, mein Kind, lui dit-il. Tout comme avant. » Et il secoua la tête, de satisfaction ou de regret, c’eût été difficile à dire.
Le père Wilhelm ramena sur sa poitrine ses mains qu’il croisa, entrelaçant ses longs doigts osseux. Marta crut qu’il allait se mettre à prier, mais il se contenta d’annoncer à Anneliese : « Je vais vous raccompagner maintenant, madame Bauer. » Il marqua un temps d’arrêt, comme s’il risquait d’oublier quelque chose, et lança un regard oblique aux fonts baptismaux. « À moins que vous ne vouliez… » Il émit un bruit du fond de la gorge.
« Je vous demande pardon ?
— À moins que vous ne vouliez la même chose, mais pour vous. »
Anneliese ouvrit la bouche et la referma. Voulait-elle être baptisée, elle aussi ? Marta s’aperçut clairement que l’idée ne lui était pas venue. « Je vois que nous ne sommes pas les seuls… », commença Anneliese ; mais sa voix se tut. Elle fixait les fonts baptismaux comme si une réponse allait émerger à la surface, à la façon des boulettes dans la soupe hově
zí polévka. Elle se retourna enfin vers Marta.
« Vous pensez ?… »
Marta hésita ; elle voulait lui venir en aide, mais elle était dépassée par la situation. Elle comprenait Pavel. D’un autre côté, il ne fallait pas perdre de vue ce qui se passait autour d’eux. « Je ne…, balbutia-t-elle. Je n’ai pas… »
Mais ce bredouillage suffit à trancher la question. « Non merci, mon père », répondit Anneliese avec un sourire crispé. Et elle tourna les talons, lançant à Pepík un regard anxieux de peur qu’un démon maléfique l’eût fait disparaître.
* * *
Dehors, le jour étincelait ; ils restèrent sur le parvis à cligner des yeux. « J’y vois rien ! s’esclaffa Pepík. Je suis aveugle ! »
Attrapant l’une des mains de sa mère et l’une de Marta, il se laissa guider jusqu’au bas des marches de pierre. Il marchait entre elles comme s’il leur appartenait également et Marta sentit, ne serait-ce qu’un instant, que le partage était possible, après tout.
Au retour, Anneliese les mena sur un chemin tortueux qui longeait les limites du bourg. Elle avait remis ses lunettes noires pour se protéger les yeux du soleil, mais, de profil, Marta la voyait darder un regard anxieux. Elle semblait perplexe, comme si elle se demandait que dire de ce qui venait juste de se produire. « C’est comme ça que ma sœur Alž
bě
ta et ses filles s’en sont sorties, finit-elle par lancer. Elles ont réussi à sortir du pays. Avec des passeports déclarant qu’elles étaient catholiques. Et des certificats pour les appuyer, au cas où. »
Elle tourna son regard vers Marta.
« Même le bébé ? demanda Marta.
— Oui. » Anneliese releva ses lunettes fumées sur son front pour regarder Marta en face. « Même Eva.
— Mais comment ont-elles fait pour obtenir leur Uebertrittschein ?
— Je ne sais pas. Elles ont dû graisser la patte à quelqu’un. »
Pepík se détacha d’elles et courut escalader le muret de pierre. En équilibre, les bras grand ouverts, on aurait dit qu’il allait s’envoler.
« Vous savez quoi ? lui dit Anneliese. Je suis soulagée. Voilà une bonne chose de faite. Et si ça ne sert à rien, eh bien… ça ne lui a pas fait de mal. » Elle s’arrêta et porta à son front sa main en coupe. « Vous ne direz pas un mot de ça à M. Bauer », commanda-t-elle. L’expression douloureuse de son visage laissait deviner qu’elle aurait préféré ne pas avoir à le formuler de façon aussi explicite, mais qu’elle n’était pas sûre de pouvoir compter sur Marta. C’était, Marta s’en rendait bien compte, une allusion voilée à leur conversation récente au sujet de la tentative de suicide, sujet qu’on lui avait également demandé d’éviter, mais qu’elle avait abordé néanmoins.
C’était arrivé après la mort du bébé. Pas tout de suite après, mais au bout de quelques mois. Ce n’était pas parce qu’Anneliese eût perdu espoir, ni qu’un grand pan de son être eût péri avec son enfant, bien que tout cela fût vrai, avait-elle expliqué à Marta. C’était parce que quelqu’un s’était emparé d’une hache pour tailler un gouffre au milieu de sa poitrine. Oui, mais un gouffre que personne ne voyait ; un abîme invisible, tout comme sa douleur, l’atroce souffrance physique qui la tenaillait. En comparaison, lui avait-elle confié, la naissance n’était rien, un chatouillis entre les jambes, un filet de sang. Alors qu’après la mort du nouveau-né il lui était devenu impossible de se retourner dans son lit, sous peine de voir son cœur choir de sa poitrine. Elle gisait sur le dos, le cœur en lambeaux, une meute de loups au museau ensanglanté fouillant sa douleur.
Dacha lui apportait des tartines. Marta tenait Pepík à l’écart. Pavel faisait de son mieux pour continuer comme si de rien n’était. Anneliese luttait seule contre le fardeau écrasant de la mort de son enfant. C’était trop pour elle.
C’est Marta qui l’avait trouvée évanouie dans la baignoire. Marta qui frémissait encore rien que d’y penser : la peau cireuse d’Anneliese, pareille à un mannequin avec ses petits seins libres et nus. Son cou qui pendait à un angle effroyable que Marta n’était pas près d’oublier. Et sur son poignet, là…
C’est Marta qui avait fermé le robinet, arrêté le saignement, enveloppé l’estafilade dans de la gaze. Elle qui était restée auprès d’Anneliese et l’avait soignée durant toute sa convalescence en racontant à Pavel que sa femme avait attrapé l’influenza. Voilà comment s’était formé le lien qui unissait les deux femmes.
Autrement dit, Anneliese devait la vie à Marta. Elles n’en parlaient jamais, mais Marta le sentait tout le temps entre elles deux, pesant de tout le poids des choses tues. Un poids qui ferait pencher les événements de façons qu’elles n’imaginaient ni l’une ni l’autre.
Pepík, qui les avait rejointes au pas de course, bondissait autour d’elles comme un farfadet en battant des bras, faisant des bruits de moteur et d’hélices. Il s’immobilisa soudain sur un pied, le bras tendu en l’air, muni d’une baïonnette imaginaire, comme la statue dressée au milieu de la place. Gravement, il dit à Marta : « J’ai été baptisé. Mais c’est un secret pour Tatinek. On a fait un pacte. » Et il fit le geste de nouer sa lèvre supérieure à celle du bas, comme il savait le faire depuis peu avec ses lacets.
Marta fit le salut militaire. « Oui, m’sieur ! répondit-elle. J’engloutis le secret et j’avale la clé, m’sieur. » Réponse qu’elle adressait autant à Anneliese qu’à Pepík, tout en feignant de ne faire attention qu’au petit garçon. Sortant sa clé de la maison des plis de sa jupe, elle inclina la tête comme pour l’avaler et la glissa dans sa manche au dernier moment.
« Où elle est passée ? » s’étonna Pepík, les yeux écarquillés.
Anneliese se massa l’épaule et soupira d’un air absent : « Je suis toute nouée, je ne m’en rendais même pas compte. Je n’en peux plus !
— Je l’ai gobée, déclara Marta à Pepík en se frottant le ventre.
— Miam », fit Pepík.
L’après-midi finissait ; de longs rayons obliques donnaient à tout ce qui les entourait un avant-goût du paradis. En tournant le coin, ils tombèrent sur M. Goldstein, qui sortait de son échoppe. Il sourit à Pepík. « Comment se porte le lamed vovnik ?
— Très-bien-merci-et-vous ?
— Tu te souviens ? lui demanda M. Goldstein, amusé. C’est très important, dans le monde, un lamed vovnik. C’est quelqu’un dont le monde entier dépend. » Il cueillit la tête de Pepík dans le creux de sa paume et la berça doucement d’avant en arrière. « Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? »
M. Goldstein avait beau plisser le coin de ses yeux, Marta lui trouva l’air fatigué, usé. Malgré son caractère enjoué, l’occupation le rongeait. Il leva une main pour indiquer qu’il était pressé, mais avant de se sauver il laissa Pepík tortiller la pointe de sa longue barbe.
Marta contempla le visage du jeune garçon qu’une joie pure empourprait. Voilà le trésor de l’enfance, pensa-t-elle. Se laisser totalement enchanter par les petites choses. Heureux pour la première fois depuis des semaines, Pepík sautait en l’air en poussant des gazouillis d’oiseau. À croire que, dans ces quelques gouttes d’eau bénite, un ingrédient mystérieux avait effectivement le pouvoir de faire gagner du temps, d’écarter un démon quelconque. Il semblait véritablement sauvé.
* * *
Depuis le départ de Sophie, c’était Marta qui se chargeait des courses et de la cuisine. Anneliese avait promis d’engager quelqu’un dès que la situation serait de retour à la normale. Cela ne dérangeait pas Marta de donner un coup de main. Mais, avec ses fonctions auprès de Pepík, cela lui occasionnait deux fois plus de travail et elle prenait souvent du retard. C’est ainsi que l’après-midi du 9 novembre tirait à sa fin lorsqu’elle revint de chez l’épicier. Le soir tombait déjà. Elle prépara hâtivement une č
esneková polévka avec un reste d’ail, un veprové pour Anneliese, et mangea avec les Bauer, mais sortit de table avant eux pour s’attaquer à la vaisselle. Les Bauer terminèrent tranquillement leurs côtelettes, puis posèrent chacun son couteau et sa fourchette côte à côte sur son assiette. À la suite de quoi Pavel, qui avait compris qu’aucune famille ne laissait plus son fils jouer avec le petit Juif, se retroussa les manches et alla retrouver Pepík sous la table.
Marta revint dans la salle à manger pour débarrasser le plat de service posé sur la tablette de marbre du bahut. « Qu’est-ce que vous fabriquez là-dessous ? » leur demanda-t-elle. Les rails du train de Pepík serpentaient entre les pieds des chaises ; les figurines en bois, groupées à un bout du tapis, étaient protégées par les soldats de plomb alignés à l’autre bout.
« Un royaume, rien de moins, répondit Pavel d’un ton dégagé. Nous avons déjà un prince héritier. » Il donna une petite tape sur le derrière de Pepík. « Il nous manque une princesse. Vous en connaissez une ? »
Elle remit la salière et la poivrière sur le bahut.
« Je ne crois pas.
— Vous êtes sûre ? Je crois pourtant que vous…
— Et moi, alors ? » lança Anneliese depuis le salon où elle feuilletait une revue de mode. Maintenant que son fils était hors de danger, elle se montrait de nouveau affectueuse avec son mari.
Surpris et heureux du ton de sa voix, Pavel leva les yeux. « Mais chérie, répondit-il, c’est déjà toi la reine ! »
Pepík, qui faisait sonner à répétition la cloche d’argent qui surmontait la locomotive, leva la tête et demanda : « Elle est où, la clé ? »
Marta s’immobilisa, le plat de service à la main. « Quelle clé, miláč
ku ? » Mais elle se souvint aussitôt du baptême et répondit : « Ah oui, cette clé-là. Je l’ai avalée, tu sais bien. » Elle posa un doigt sur ses lèvres pour rappeler à Pepík qu’il ne devait pas en parler à son père, puis enchaîna rapidement : « Comme il est long maintenant, ton train ! Comment as-tu fait ? »
Mais Pepík ne se laissa pas distraire. « Elle a avalé la clé, expliqua-t-il à son père. » Il porta à sa bouche une main en cornet et chuchota théâtralement : « La clé de notre secret. »
Pavel haussa les sourcils et lança un regard à Marta de sous la table : « Un secret ? Quel secret ? »
Faisant semblant de ne pas avoir entendu la question, Marta scruta la surface du bahut en fronçant les sourcils et souleva du bout de l’ongle une invisible parcelle de nourriture. Dans son dos, elle entendit Anneliese entrer dans la pièce en lançant :
« Je prendrais bien un peu de porto.
— Liesel ? Quel secret ?
— Rien. Ne sois pas ridicule.
— Liesel… », répéta Pavel, mi-sérieux, mi-taquin.
Anneliese s’accroupit pour se mettre à la hauteur de son mari, qui était toujours sous la table ; à l’endroit où son pied se soulevait de l’arrière de son escarpin, Marta vit briller son bas de soie. « Si on te le disait, ce ne serait plus un secret, n’est-ce pas ? »
Pavel resta silencieux un instant. « J’imagine. » Il sourit à sa femme. « Une reine peut avoir des secrets.
— Bien, chéri, je vois que tu comprends.
— Et tu en as beaucoup, comme ça ?
— Je suis cachottière avec mon roi.
— Tu es rusée.
— Je ne dis pas le contraire. »
Elle fit un clin d’œil à Pavel, qui rougit. Croyant que le moment était passé, qu’Anneliese avait réussi à détourner l’attention de Pavel, Marta repartit vers la cuisine, le plat de service dans une main, la salière et la poivrière dans l’autre, mais elle s’immobilisa dans l’embrasure lorsqu’elle entendit Pavel demander : « Et toi, fiston, que penses-tu des secrets de ta mère ? »
Elle se retourna juste à temps pour voir Pepík faire le geste de nouer ses deux lèvres. Il jeta à son père un regard éloquent. « Je peux pas te le dire. »
Pavel sauta sur son fils et se remit à le chatouiller. « Dis-le-moi ! »
Anneliese se releva maladroitement sur ses talons hauts. « Vas-y doucement », souffla-t-elle d’un ton dégagé. Un filet de panique tremblait dans sa voix. Marta savait que cela pousserait Pavel à insister.
« Maminka est au courant ! » s’écria Pepík, qui se tordait de rire tout en essayant d’échapper à l’étreinte de son père.
« Ah bon ?
— Oui ! Maminka ! Et nounou ! Et Pepík », cria-t-il. Il se mit à mimer la cérémonie du baptême, posa deux doigts sur son front, ferma les yeux et marmonna des paroles inintelligibles qui, trouva Marta, ressemblaient néanmoins beaucoup au latin.
Anneliese était figée sur place ; quelqu’un allait devoir faire quelque chose. « Pepík ! » Marta avait élevé la voix comme pour le gronder d’avoir commis une effroyable bêtise. Il leva vers elle un regard interloqué : jamais, jamais elle ne criait. Elle se demandait comment elle allait bien pouvoir continuer, mais avant qu’elle ne soit obligée de dire quelque chose, un bruit sourd retentit à l’extérieur. Pavel sursauta et se cogna la tête sous la table. Il se frotta la tempe en jurant : « Kurva ! »
Oubliant son fils, il sortit en rampant, alla à la fenêtre et écarta les draperies comme s’il levait le rideau au beau milieu d’une pièce de théâtre. De l’autre côté de la place, ils virent tous qu’un groupe de Hitlerjugend s’était formé autour de la porte de l’échoppe de M. Goldstein. Malgré la nuit tombante, Marta distinguait leurs brassards et leurs hautes bottes lacées. Les jeunes se lançaient des bourrades, habités par une colère refoulée, à moins, se dit-elle, qu’ils ne soient simplement ivres. L’un d’eux, le plus grand, tenait un gourdin à deux mains. Écartant brusquement les autres, il se retrouva seul devant la devanture du tailleur, brandissant le gourdin au-dessus de sa tête comme s’il s’apprêtait à frapper une pignata.
Pavel était cloué sur place. « Liesel », prononça-t-il sans quitter la scène des yeux. Anneliese traversa la pièce et rejoignit son mari à temps pour voir le jeune homme abattre, une seule fois, son gourdin dans la vitrine.
Sans les voir — la place était trop grande —, Marta imagina un réseau de lignes se répandant sur toute la vitre de la boutique de M. Goldstein comme le Lebensraum d’Hitler qui ne cessait de s’étendre.
Un grand pan de verre s’écrasa sur les pavés. Suivi d’un deuxième. Le jeune au gourdin donna un coup de sa botte à bout d’acier dans ce qui restait, qui tomba à son tour du châssis. Là où se trouvait une surface qui ne ressemblait à rien, ce rien avait pris sa place. Anneliese sursauta. « Quoi ? s’exclama-t-elle. Qu’est-ce qu’ils… »
Elle appuya sa poitrine contre le dos de Pavel pour y chercher refuge, le menton contre son épaule.
Les Hitlerjugend s’introduisirent dans la boutique de M. Goldstein par la vitrine fracassée. Ils étaient six ou huit, avaient dix-huit ou dix-neuf ans. Le jour se vidait de ses dernières lueurs comme un évier d’eau sale. Marta avait beau plisser les yeux, peine perdue, toute la bande avait disparu dans la boutique. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’ils ressurgissent ; la nuit de novembre avait complètement gommé leurs visages. Côte à côte, sans rien dire, les Bauer restaient plantés devant la fenêtre. Une petite flamme rougeoya. Peut-être M. Goldstein, voyant venir l’assaut, avait-il allumé un petit feu dans sa cheminée. Un mince voile de lumière entre lui et l’obscurité.
Sauf que la flamme grandissait dans la nuit.
De nouveau, la bande de Jugend s’attroupa devant la vitrine ; les bourrades reprirent, mais plus fort. Grâce à la lumière du feu, qui se reflétait sur les débris de verre, on voyait mieux. Le plus grand de la bande apparut, traînant M. Goldstein par l’oreille. Jusque-là, Marta avait eu l’impression d’assister à un spectacle macabre, une forme de divertissement, mais soudain, à la vue du vieil homme, tout cela devint réel. Paniquée, elle aurait voulu protéger M. Goldstein, mais elle savait qu’elle ne pouvait rien faire, que toute tentative pour intervenir reviendrait à risquer sa vie. Le tailleur semblait petit dans sa chemise de nuit ; sa barbe lui descendait presque à la taille. Il avançait de côté, un peu comme un crabe, tiré par son oreille que les doigts du meneur de la bande pinçaient toujours fermement. Si ce n’avait pas été aussi terrifiant, on aurait pu trouver un aspect comique aux regards nerveux du vieillard, à son bonnet de nuit qui pendait de travers sur son crâne. Tout de suite après, Marta vit M. Goldstein tomber à genoux et le cercle des jeunes hommes se resserrer autour de lui. Le feu grondait maintenant, dévorait la boutique, jetait sur la scène des ombres allongées.
Coincée derrière la vitre, Marta s’imagina que c’était cela, regarder un film muet.
Pour la deuxième fois, elle vit le gourdin s’élever et s’abattre.
Elle posa une main sur un œil, comme pour lire un tableau chez l’oculiste.
Puis elle les couvrit tous les deux. Ne les croyant plus.
Lorsqu’elle les rouvrit, la rue était déserte. À l’exception d’une personne — un corps — ratatinée sur les pavés.
* * *
Le lendemain soir, autour de la table, chacun gardait le silence. Libre d’amonceler ses knedlíky tout son soûl pour en faire des chaînes de montagnes, Pepík semblait se dire qu’il avait fait quelque chose pour provoquer ce silence. Il entreprit de deviner de quoi il était censé demander pardon : « Je m’excuse de jouer avec ma nourriture comme un bébé ? »
Les Bauer continuèrent à manger.
« Je m’excuse d’avoir fait pipi au lit cette nuit ? »
Les sourcils levés, Anneliese regarda Marta, qui hocha la tête pour confirmer. Pavel se leva et embrassa sa femme sur le sommet du crâne. Il alluma la Telefunken. Au milieu des parasites, une voix brilla comme une allumette. Pavel baissa le volume et tripota le bouton jusqu’à ce qu’une autre voix, à l’accent britannique celle-là, leur parvienne. « Pas le moindre doute : les ordres venaient d’en haut », dit l’homme.
« Qu’en savez-vous vraiment ? » rétorqua un autre homme. Marta ne comprenait pas les mots, mais cette voix-là était un peu différente ; elle avait entendu dire qu’en Angleterre il était possible de préciser le lieu de naissance d’une personne, à une trentaine de kilomètres près, en fonction de son accent. Ici, des accents, on n’en avait que quatre ou cinq. Une légère différence de ton, si l’on venait de Brno. Et les inflexions chantantes qui flottaient dans les voix de Prague.
Marta se demandait de quoi il était question, mais ce n’était pas à elle de poser des questions. Elle attendit patiemment qu’Anneliese finisse par demander : « Tu peux nous aider, chéri ? » Elle tenait le poignet de son mari dans sa main, sans serrer.
Pavel traduisit la réponse du premier homme : « C’était trop bien coordonné. Précisément synchronisé. Des boutiques ont été vandalisées non pas dans une seule ville, mais dans toute l’Allemagne. » Il s’interrompit, s’efforçant de suivre. « Et même jusqu’en Autriche, même dans les Sudètes. Deux régions, bien entendu, qui font maintenant partie du Reich d’Hitler. La nature — c’est quoi, ce mot ? coordonnée ? — non, synchronisée des pogroms laisse planer peu de doutes — je dirais même aucun doute — sur le fait qu’ils ont été planifiés par un organisme central. »
La première voix coupa la parole de l’autre et Pavel leva les yeux vers le plafond pour mieux se concentrer. « Il demande s’il aurait pu s’agir simplement d’une série de pillages commis par des casseurs, résuma-t-il. Et voilà l’autre qui répond. » Pavel se remit à traduire directement : « Il est indéniable que ce qu’on peut appeler des casseurs, ou des vauriens, se sont joints au mouvement sans se faire prier. Mais le fait que les attaques se soient produites en même temps dans un si grand nombre de villes, grandes et moins grandes, nous pousse à conclure qu’elles ont été coordonnées. Ainsi que la nature violente de tellement… » L’homme qui parlait cherchait ses mots ; Pavel se tut avec lui… « De tant d’agressions corporelles. »
Pavel éteignit brusquement la radio et rejeta la tête en arrière, de sorte que son menton pointait directement vers le lustre Art déco en cuivre. Il prit une grande inspiration qu’il relâcha lentement, traversa la pièce vers son râtelier à pipes, en choisit une et se mit à la bourrer de tabac. Sur le manteau de la cheminée, il prit une de ces grandes allumettes conçues pour atteindre le fond de l’âtre de pierre massif, sous-estima sa longueur et faillit se roussir les sourcils.
Pepík écrasait ses boulettes avec le dos de sa cuiller.
« Goldstein, fit Pavel, serrant sa pipe entre ses dents. Ils parlent de ce qui est arrivé à M. Goldstein. » Il écarta la pipe de son visage. « Chérie, ç’aurait pu être nous », lança-t-il à Anneliese.
Marta se tourna vers Mme Bauer, mais son visage était dépourvu d’expression. Indéchiffrable. « Bien sûr que non, ricana-t-elle. Nous sommes différents. Lui, il était… »
Elle n’avait pas besoin de terminer sa phrase. M. Goldstein était orthodoxe. Pratiquant. Tandis que les Bauer, eux, étaient assimilés, séculiers.
Pavel secoua la tête : « Ces distinctions-là n’ont plus la moindre importance.
— Plus la moindre importance ? Que veux-tu dire ? »
Pavel tira sur sa pipe ; Marta trouva réconfortante l’odeur familière, presque sucrée, comme celle des biscuits qu’on s’apprête à sortir du four.
« Exactement ce que j’ai dit, souffla Pavel. Les choses ont changé. Pour les Allemands, tout ce qui compte, c’est si on est juif ou non. C’est tout noir ou tout blanc. Dans leur esprit.
— Vraiment ? demanda Anneliese. Comment est-ce possible ? On ne serait pas plus différents si… »
Mais Pavel ne répondit pas, les yeux fixés sur les chandeliers d’argent posés au centre de la table ; il leva enfin le visage vers sa femme. « Je suis fier d’être juif », déclara-t-il. Marta eut un mouvement de recul. Elle attendit la réponse d’Anneliese, qui se taisait cependant. « Je ne m’en étais pas aperçu, reprit Pavel, jusqu’à maintenant. Jusqu’à tout ça. » Il désigna des yeux la fenêtre aux rideaux bien tirés. Là derrière, quelqu’un avait emporté le corps du tailleur.
« Fier, chéri ? »
Marta vit Pavel sonder sa conscience pour prendre la juste mesure de ce qu’il ressentait, pour le découvrir en parlant. « Ça me rend… j’ai toujours été fier d’être tchèque, d’être un vlastenec. À croire que j’avais oublié cette autre… » Il s’éclaircit la gorge. « Cette chose, reprit-il. Ce qui est arrivé à Goldstein. Depuis, je ne suis plus pareil.
— J’espère que tu ne seras pas le prochain.
— Ce que je veux dire, c’est que je commence à prendre conscience de notre valeur. En tant que peuple.
— J’espère que je n’aurai pas à faire Shiv’ah ni à réduire mes vêtements en charpie ! » Anneliese éclata d’un rire strident. « Ni à couvrir… les fenêtres ?
— Les miroirs, précisa doucement Pavel avant d’ajouter : enfin je comprends ce qui compte vraiment.
— Être juif ?
— Élever Pepík dans la conscience de ce qu’il est. »
Marta regarda Anneliese dans les yeux. Elle savait que le baptême était encore frais dans sa mémoire comme dans la sienne.
« Tu as vu ce qui est arrivé à M. Goldstein ? rétorqua Anneliese. Tu vois pourquoi c’est arrivé ? À cause de sa religion. »
Pavel vit dans les paroles de sa femme un écho plutôt qu’une contradiction. « Oui, s’exclama-t-il. Exactement ! Nous avons de la chance, Liesel. Notre fils a encore le temps de grandir conscient de la valeur de son peuple. Avec le sentiment acharné… » Il souriait maintenant avec ironie, conscient de mal choisir son moment. « Avec le sentiment acharné de son identité juive ! » Il posa les mains sur les épaules de sa femme en secouant la tête. « Qui l’aurait cru », soupira-t-il.
Figée sur sa chaise, Marta sentit son cerveau s’emballer comme si c’était elle et non Anneliese qui aurait à répondre de ce baptême. De toute façon, n’était-elle pas également responsable ? Ne s’était-elle pas prise au jeu en toute connaissance de cause ? Elle aurait pu résister, défendre ce qu’elle savait être l’opinion de Pavel. Une part d’elle voulait sortir de la pièce, trouver quelque chose à laver, à réparer, n’importe quoi pour échapper aux conséquences de ses actes. Mais une autre part mourait d’envie d’en être tenue responsable. Il s’était passé quelque chose de très important, auquel elle avait pris part, elle aurait eu du mal à le nier. Toutefois, elle ne pouvait que s’en remettre à l’initiative de Mme Bauer.
Marta leva les yeux vers Anneliese, qui serrait entre le pouce et l’index de sa main gauche une des jointures de la droite. « Pavel », soupira-t-elle.
« Oui, ma chérie ?
— Il faut que je te dise.
— Me dire quoi ? »
Un instant, Marta crut qu’Anneliese allait tout avouer. Mais elle se tut un moment avant de lever les yeux :
« Te dire que je t’aime », souffla-t-elle.
* * *
Pavel changea de plan. Il allait négocier avec le gouvernement — le gouvernement tchèque, celui de Prague — afin qu’il l’envoie en Amérique du Sud à titre de porte-parole, un genre d’ambassadeur des fabricants de textiles tchèques, chargé de persuader les gens d’affaires que la Tchécoslovaquie, même sous sa forme réduite, resterait un partenaire commercial digne de confiance.
Anneliese, même si elle était d’accord avec l’idée de Pavel, doutait qu’il réussirait. « Qui es-tu, toi, pour représenter tout le secteur textile tchèque ? » lui demanda-t-elle un soir où Pavel et elle se détendaient au salon. Marta repassait tranquillement dans un coin. Elle distingua le titre du nouveau roman d’Henry Miller, Tropique du Capricorne, posé avec un dictionnaire tchèque-anglais ouvert sur les genoux d’Anneliese. « Je me fais l’avocat du diable », précisa celle-ci.
« En voilà, un livre osé, fit remarquer Pavel.
— Et mes lunettes de lecture, elles te plaisent ? » Derrière les verres épais, elle battit des cils en direction de son mari. Marta savait qu’Anneliese ne les portait que dans l’intimité de leur foyer.
« Bien, reprit Anneliese. Réfléchissons. » Elle joignit les doigts devant elle comme une maîtresse d’école. « Comment allons-nous les convaincre que c’est toi qui dois représenter l’industrie alors que ton usine est occupée par Henlein ?
— Ma réputation me précède, argumenta Pavel. C’est peut-être parce que l’usine est occupée que je suis l’homme de la situation.
— Comment cela ? » voulut savoir Anneliese.
Pavel hésita et Marta devina qu’il fléchissait, qu’il n’arrivait pas à faire que son plan tienne debout. « Maintenant que Hácha est au pouvoir… », commença-t-il, faisant allusion au remplaçant de Beneš
.
« Hácha ne lèvera pas le petit doigt, coupa Anneliese. C’est un catholique sans appuis politiques. Un juriste. Un traducteur. » Outrée, elle referma son dictionnaire tchèque-anglais avec un bruit sec. « Mais je crois en toi, miláč
ku, assura-t-elle à son mari. Je sais que tu vas trouver une solution. »
Pavel avait sorti de sa poche l’étoile de David de son grand-père. Il la caressa comme si elle avait le pouvoir de lui venir en aide.
On frappa à la porte. Trois coups brefs. Marta posa son fer à repasser, alla dans l’entrée et tourna le verrou. Ernst se tenait de l’autre côté, à cinq centimètres de son visage. De leur propre initiative, ses mains s’élevèrent et lissèrent ses cheveux.
« Bonsoir, monsieur Anselm », dit-elle.
Ernst articula quelque chose que Marta ne comprit pas. Par-dessus son épaule, elle vérifia que personne ne regardait, puis se pencha pour mieux l’entendre.
« Ce soir », chuchota-t-il. Puis, à voix haute : « Puis-je vous donner mon manteau ?
— Bien sûr. »
Marta tendit la main vers le pardessus de laine bouillie tout en rassemblant son courage. Elle secoua la tête. Non, pas ce soir.
Moins contrarié qu’inquiet, Ernst haussa les sourcils, fit un pas vers elle et chuchota : « Marta, qu’est-ce qu’il y a ? »
Les Bauer se trouvaient toujours dans la pièce à côté ; Pavel prononçait des mots anglais qu’Anneliese répétait après lui. Marta haussa les épaules et croisa les bras sur sa poitrine en se mordillant la lèvre inférieure, craignant de se mettre à pleurer si elle ouvrait la bouche.
« Est-ce qu’il est arrivé quelque chose ? » chuchota Ernst. Comme s’il avait complètement oublié sa brutalité de l’autre nuit. Sa cruauté envers elle. Devant son regard doux, sincèrement inquiet, une part d’elle aurait voulu s’abandonner, appuyer sa tête contre sa poitrine et se laisser caresser le dos comme une enfant. Mais, en posant la main sur son bras, elle sentit sa peau meurtrie, là où il l’avait serrée si fort. Elle se souvint de M. Goldstein, de l’atroce paquet que formait son corps, dans la rue. « Pavel a confiance en toi », chuchota-t-elle à son tour.
Le sang afflua au visage d’Ernst. « Et qu’est-ce que ça vient faire entre toi et moi ? » fit-il d’une voix dure. Soudain, elle se sentit petite, terrorisée à l’idée de l’affronter, de tout perdre. À qui d’autre pouvait-elle se raccrocher ?
Pepík, se dit-elle. Elle avait Pepík, et il dépendait d’elle. Cela aurait pu être lui, avait dit Pavel.
Ernst coula un regard par-dessus l’épaule de Marta. Dans une seconde ou deux, les Bauer allaient se demander où elle était passée. Il leva une main en l’air. Marta eut l’impression soudaine, indubitable, qu’il allait la gifler — le souvenir de son père ressurgit de nouveau — et se replia, levant mécaniquement les bras pour se protéger. Mais Ernst lui posa seulement la main sur la joue et chuchota : « Ne sois pas idiote, chérie. À ce soir. »
Il ne l’avait jamais appelée « chérie » jusque-là, mais elle se durcit contre cette marque de tendresse, évoqua de nouveau le vieux M. Goldstein, la manière dont les jeunes nazis l’avaient traîné par l’oreille, son expression d’impuissance dans la lueur des flammes. Sa mort avait tout clarifié. Elle ne pouvait plus nier de quel côté était Ernst. Ni aux autres. Ni à elle-même.
« C’est entendu », conclut-il.
Mais elle secoua la tête : non.
« Je vais suspendre votre manteau derrière la porte », lança-t-elle. Avant de perdre son sang-froid, elle pivota sur ses talons et le laissa planté dans l’entrée.
* * *
Le lendemain matin, le beau-frère d’Anneliese, Max, se pointa à la maison. Marta avait toujours eu de l’affection pour ce brave homme moustachu aux cheveux blancs, au torse puissant. Il ne l’ignorait pas, comme certains autres amis des Bauer, qui la traitaient ainsi qu’un meuble doté de jambes et d’un visage, mais lui demandait de ses nouvelles, se souvenait des petits détails, comme la broderie sur laquelle elle se penchait la dernière fois qu’il l’avait vue, plusieurs mois auparavant. Cette différence d’attitude venait peut-être qu’il ne tenait pas sa bonne fortune pour acquise ; Marta savait qu’il n’avait rencontré Alž
bě
ta, la sœur d’Anneliese, que tard dans la vie, au bal de charité que donnaient les pompiers bénévoles de l’usine de son père. Leur vie commune avec leurs deux petites filles lui semblait un cadeau dont il ne cesserait jamais d’être reconnaissant.
« J’ai renvoyé Kurt Hofstader », annonça Max dès qu’il eut mis le pied dans l’entrée. Il sourit à Marta en lui tendant son chapeau.
« Ton contremaître ? » demanda Pavel.
Max fit une pause. « Merci, Marta. » Il se tourna vers Pavel : « Oui, merci. Un demi-verre.
— C’est un 29. Une bonne année.
— Pas contremaître. Chef d’usine.
— Nazi ?
— Tu sais que je ne laisse pas la politique se mettre en travers des affaires. » Max baissa la voix. « Mais je crois qu’il mouchardait. »
Anneliese fit son entrée. « Moucharder ? À quel sujet ? » l’interrogea-t-elle d’un ton inquiétant, du coin de la bouche, parodiant Sam Spade. Riant de sa mauvaise imitation, elle se jeta au cou de son beau-frère. « Bonjour Max ! »
Marta se rendit dans la petite salle de couture attenante au salon. Elle avait à repriser plusieurs paires de chaussettes de Pepík qu’elle avait laissées s’empiler dans le chaos ambiant. Le bruit d’un bouchon qui saute, suivi de celui du liquide qu’on verse, lui parvinrent de la pièce voisine. Les chaises qui grincent sur le parquet. Marta lécha le bout de son fil et plissa les yeux pour le guider dans le chas de l’aiguille. Elle dut s’y prendre à plusieurs fois ; l’éclairage était insuffisant, se dit-elle, ou alors sa vue baissait. Elle entendit le déclic du stylo Adler en acier de Pavel : il notait quelque chose sur un bloc-notes. Puis Max déclara : « Je me demandais si tu ne viendrais pas le remplacer. »
Marta s’immobilisa, serrant l’aiguille enfilée dans ses lèvres. Max voulait que Pavel remplace son chef d’usine ? Allaient-ils devoir partir pour Prague ? Elle déplaça sa chaise de manière à voir dans le salon par l’embrasure de la porte.
Pavel se racla la gorge ; un long silence s’écoula avant qu’il formule la même question. « À Prague ? »
Max éclata de rire. « À t’entendre, on croirait que c’est sur la lune. »
Pavel s’éclaircit de nouveau la gorge. « Je suis touché que tu me l’offres », répondit-il. Il leva la main et toucha le lustre suspendu juste au-dessus de sa tête comme pour stabiliser l’objet, ou lui. « Je ne manquerai pas d’y penser », promit-il.
Anneliese prit la parole : « Depuis le début, je veux qu’on aille à Prague. »
Pavel se tourna vers sa femme. « Et maintenant, ma chérie, nous aurions une raison d’y aller.
— Du travail ?
— Une situation. »
Mais Marta savait qu’Anneliese n’allait pas s’emballer si facilement. « Que deviendra l’usine ? »
Il haussa les épaules. « Tu le sais aussi bien que moi.
— Et ta mère ?
— Elle ne voudra pas venir. »
Max intervint : « Je pourrais charger quelqu’un de veiller sur elle.
— Mais un chef d’usine juif, ça ne te donnerait pas autant de problèmes qu’un nazi ? » rétorqua Anneliese.
Pavel sourit à sa femme. « Prague n’est pas sous la botte nazie. Et Max est ton beau-frère ! » Il agrippa l’épaule de Max et la secoua.
« Vous pourriez habiter dans notre appartement, offrit Max. Je vais quitter le pays quelque temps pour rendre visite à Alž
bě
ta et aux filles. »
Anneliese se dressa lorsqu’elle entendit évoquer sa sœur et ses nièces ; mais Max leur avait bien dit qu’il ne devait révéler à personne où elles se trouvaient.
« Oui, concéda Anneliese. Oui, cela me semble… » Elle se tut de nouveau, puis, d’un seul coup, s’exclama : « Je suis ravie ! »
Pavel passa un bras autour des épaules de sa femme et la serra contre lui. « Nous partons demain matin. » Comme il portait son pardessus, on aurait dit qu’il s’apprêtait à franchir vivement la porte à l’instant même.
Marta restait immobile, l’aiguille suspendue en l’air. Était-ce vraiment en train d’arriver ? Après toutes ses années auprès des Bauer, ils se préparaient à la laisser tomber, en fin de compte. Agissant dans leur seul intérêt, ils l’oubliaient tout à fait. Pourquoi s’en priveraient-ils, après tout, se demanda-t-elle. Ils ne lui avaient jamais rien promis ; dans cette famille, elle n’était qu’une domestique, rien de plus. Mais elle sentait la panique se déchaîner dans sa poitrine. Elle tenta de se rassurer, se dit que tout finirait par s’arranger d’une manière ou d’une autre, mais une part d’elle ne voyait pas comment ; laissée à elle-même, elle mourrait de faim. Et une autre part d’elle-même trouvait qu’elle le méritait.
« Il faut prévoir du temps pour faire les bagages, faisait remarquer Anneliese dans l’autre pièce. Pour laver le linge, couvrir les meubles, essuyer la glacière et… » Elle fit le tour du salon de la main.
Max s’éclaircit la gorge. « Pardonne-moi, Anneliese, mais je vais avoir besoin de lui le plus vite possible. Hofstader a déjà déguerpi. Et j’ai une entreprise à faire marcher. »
Il sourit à Pavel comme pour signifier que les femmes ne comprenaient rien au monde des affaires. Marta se dit qu’il n’était peut-être pas aussi gentil qu’elle se l’était imaginé. Elle sentit jaillir ses larmes et cligna rapidement des paupières plusieurs fois, essayant de dégager ses yeux. Patience, s’exhorta-t-elle ; tu as le temps de penser à quelque chose. Mais ce n’était pas vrai, de toute évidence. Leur décision prise, les Bauer s’étaient immédiatement mis en mode planification. « Ta mère pourrait garder un œil sur la maison », suggéra Anneliese.
« Ou Ernst. Je vais aller le voir pour le mettre au courant.
— Et l’école ? »
Pavel fit la grimace. « De toute façon, Pepík n’y apprend rien de valable en ce moment. Ils le font asseoir face au mur, dans le fond de la classe. Tu étais au courant ? »
Anneliese toussota, leva furtivement la main vers sa bouche, baissa le ton : « Et… » Marta leva les yeux et vit Anneliese pencher la tête vers la salle de couture.
« On ne peut pas priver Pepík de nounou, lança Pavel d’une voix forte. Marta vient avec nous.
— Mais Sophie a déjà pris la clé des champs. Marta s’apprête peut-être à faire pareil.
— Tu veux t’occuper de lui toute seule ? lança Pavel à sa femme pour la taquiner. Tu veux… Tu veux… » Il chercha dans sa mémoire des exemples de tâches assurées par Marta. « Tu veux préparer ses repas ? Lui donner son bain ? Chaque soir ? Et l’essuyer, et l’habiller, et… » Mais Anneliese sourit en agitant la main pour indiquer qu’il pouvait arrêter. Elle ne voulait se charger d’aucune de ces responsabilités, ils le savaient tous deux, encore moins à Prague, avec ses opéras, ses cinémas et ses vieilles amitiés d’adolescence.
« Marta ! » appela Pavel.
Marta finit son point, tira bien sur le fil, attendit un moment avant de poser son aiguille, de se lever, de changer de pièce.
« Nous partons pour Prague et vous venez avec nous », lui annonça Pavel, magnanime.
Il s’interrompit.
« Si vous voulez. »
Marta dut cligner de nouveau des yeux pour en chasser les larmes. Quelle frayeur, et maintenant quel apaisement. Elle n’avait personne d’autre — surtout pas Ernst — et, dans son for intérieur, elle savait qu’elle ne pourrait pas s’en sortir toute seule. Pavel s’en rendait sûrement compte ? Mais comme il semblait attendre sa réponse, elle se hâta de hocher la tête : « Bien sûr, monsieur Bauer. »
Marta savait qu’elle aurait dû commencer par préparer le départ de Pepík. Mais dans son soulagement, elle ne put s’en empêcher : elle grimpa l’escalier quatre à quatre et fit ses bagages.
* * *
Le surlendemain, quelque chose réveilla Marta au milieu de la nuit. Elle alluma la bougie posée sur sa table de nuit, se recoucha, tendit l’oreille, immobile. C’était le bruit qu’on aurait fait en posant un pied sur le palier, en s’immobilisant un instant, puis en posant l’autre pied. L’image d’Ernst se profila devant ses yeux et elle se sentit envahie par la sensation familière d’être sale, ce besoin compulsif de laver et de frotter qui, elle le savait, faisait d’elle une si bonne domestique.
Les pas poursuivirent leur chemin et passèrent devant sa porte avec beaucoup de précautions.
Marta eut peur pour Pepík. Sa chambre était au bout du couloir et les pas se dirigeaient dans cette direction. On avait signalé récemment le pillage d’un foyer juif de Kyjov ; une jeune fille avait été enlevée par un homme au visage couvert et on ne l’avait pas revue depuis. Marta lança ses jambes hors du lit et atterrit sur le plancher. Le bois était froid, mais, sans tenter de trouver ses pantoufles, elle saisit sa robe de chambre suspendue à l’intérieur de la porte et la serra sur sa poitrine comme une serviette. Le plancher craqua fortement sous son poids. Ce qui se trouvait de l’autre côté s’immobilisa. Marta fit appel à tout son courage et ouvrit la porte d’un seul coup.
Elle se retrouva face à face avec l’intruse. Plus ébahies l’une que l’autre. La lueur de la bougie dansait sur le visage de Sophie, encadré par ses cheveux frisés défaits.
« Sophie ! chuchota Marta. Que fais-tu ici ?
— Moi aussi, je suis ravie de te voir.
— Tu es venue chercher tes affaires ? Je croyais que tu avais déjà…
— J’ai oublié quelque chose. Je suis venue le reprendre. » Sophie brandit sa clé en argent de la maison, qui luisait comme une dent de pirate.
« Quelle heure est-il ?
— Moi, la cuisine, c’est terminé.
— Mais ta chambre… elle est… » Marta tendit le bras dans la direction opposée, vers l’autre bout du couloir.
Sophie parut indécise. « Ça ne te regarde pas. Ce que je fais ne te regarde pas. »
Marta posa un doigt sur ses lèvres, puis se demanda pourquoi elle chuchotait. Ne devrait-elle pas plutôt sonner l’alarme, réveiller les Bauer ?
« Je croyais que les Bauer avaient fichu le camp, avoua Sophie.
— Chut ! Tu n’as pas entendu quelque chose ?
— Je les croyais partis.
— Pas encore.
— Il est toujours là, M. Bauer ? » En prononçant le nom de Pavel, Sophie se toucha le cœur.
« Oui.
— Mais il s’en va ?
— On est justement… »
Marta pointa du doigt les valises ouvertes dans l’entrée, aperçut le blaireau à raser de Pavel et l’élastique d’un de ses sous-vêtements. Un morceau de coton blanc dépassait ; cela ressemblait aux bandes de tissu qu’utilisait Anneliese quand elle avait ses règles. Marta éprouva l’envie soudaine de refermer la valise, d’interdire les objets intimes des Bauer au regard de Sophie.
« Tu pars avec eux ? demanda Sophie en ouvrant de grands yeux.
— Tu crois qu’ils ne voudraient pas m’emmener ? » Marta serra sa robe de chambre contre sa poitrine.
Sophie ricana. « Je crois que c’est toi qui devrais t’en débarrasser. C’est très… tu pourrais te faire… » Elle ne finit pas sa phrase ; les mots semblaient lui manquer. Puis : « Tu ferais mieux de ne pas y aller. J’ai entendu parler d’un homme, quelqu’un de très important, qui est furieux d’avoir été renvoyé par le beau-frère de M. Bauer, et que M. Bauer — Pavel — ait été engagé à sa place. »
Inconsciemment, Sophie se lécha la lèvre.
Marta répondit : « Je ne vois pas ce que ça… »
Mais Sophie lui coupa la parole. « Bist du dumm. » Comme elle avait levé le ton, Marta posa une deuxième fois un doigt sur ses lèvres, mais Sophie, écœurée, continua à parler fort. « Fais ce que tu voudras, Marta, lança-t-elle en tournant les talons. À plus tard. Ou peut-être… », ajouta-t-elle en lui lançant un regard lourd de sens par-dessus son épaule, « peut-être pas. »
Marta s’aperçut que Sophie portait à l’épaule un grand sac vide, flasque comme un poumon crevé. Elle descendit l’escalier comme elle était venue. Le sac ballottait dans son dos. Marta attendit d’entendre la porte se refermer. Elle retourna dans sa chambre, accrocha son peignoir, abrita la flamme de la bougie de sa main recourbée et l’éteignit d’un souffle bref. Dans la fraîcheur des draps, elle frotta ses pieds l’un contre l’autre pour les réchauffer. Elle se tourna sur le côté et se couvrit la tête de son oreiller.
Ce n’est qu’après avoir reposé plusieurs minutes, tandis que sa respiration ralentissait, qu’il lui vint à l’esprit de se demander ce que Sophie était vraiment venue faire dans la maison. Ce qu’elle était venue chercher au juste.
* * *
Anneliese avait entendu une rumeur.
À moins, disait-elle, que ce ne soit la vérité. Il y avait un jeune agent de change britannique qui aidait les enfants tchèques à quitter le pays. Par des trains qu’on appelait Kindertransport. « Qu’en dis-tu ? demanda-t-elle à son mari. Pourrait-on envisager d’y envoyer Pepík ? » Le 2 décembre, à la radio, le Führer avait annoncé son intention d’envahir Prague. Mais Pavel tenait bon. Il avait une situation à Prague et voulait garder son fils auprès de lui. Avec ou sans Hitler, disait-il.
Mais le départ pour la capitale fut retardé à la dernière minute par un appel de Herrick, l’Allemand qui avait pris la direction de l’usine de Pavel. Ce dernier était convoqué. Sous l’emprise nazie, il n’avait pas d’autre choix que d’aller répondre aux questions de cet homme. Lorsqu’il rentra à la maison, Pavel leur dit qu’il avait deviné, en voyant les machines qui avaient été enlevées et les tubes de métal gris de dimensions industrielles empilés dans le hall, qu’on la transformait en fabrique de munitions. Peut-être pour fournir les usines Š
koda. Ils voulaient lui poser des questions sur sa comptabilité, un système complexe qu’il avait mis en place pour accéder aux demandes du cartel du jute. Sa présence allait être requise pendant plusieurs jours. Le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas, les Bauer prirent leur dernier repas du soir dans la maison avant de déménager.
Ils en étaient au beau milieu des varenyky, premier essai de Marta à la confection de ces boulettes de pâte farcie de bœuf aux fines herbes — le résultat était plutôt médiocre, trouvait-elle —, lorsqu’on sonna à la porte. Pavel posa ses couverts d’argent, se racla la gorge et lança : « Pepík, si tu allais ouvrir ? »
Pepík se tourna vers Marta, attendant une confirmation. Elle l’y envoya d’un hochement de tête.
Il se rendit dans l’entrée, où ils l’entendirent lutter avec la lourde poignée de bronze. Pavel et Anneliese échangeaient des regards et des petits sourires de joie anticipée.
« As-tu besoin d’aide ? » lui lança Marta. Mais quelqu’un poussa la porte de l’extérieur et Pepík émit un cri ténu.
« Qui est-ce ? » demanda Anneliese d’un air innocent.
Une voix tonnante : « C’est saint Nicolas ! »
Pepík bondit dans la salle à manger en grimaçant comme Henry dans la bande dessinée que son grand-oncle lui avait envoyée d’Amérique : la bouche grande ouverte, les mains sur les joues, mais sans un son. Puis il repassa la tête dans l’entrée pour vérifier que saint Nicolas n’avait pas disparu.
On entendit encore des bruissements ; Pavel Bauer cria : « Pas besoin d’enlever vos bottes ! Venez un peu ici, qu’on vous voie bien. »
Ce fut Ernst Anselm qui tourna le coin. Il portait une haute mitre d’évêque, une fausse barbe et le manteau de renard de sa femme Hella. Marta, rougissante, détourna les yeux. Luttant pour reprendre son souffle tant son cœur battait fort, elle s’arma mentalement en prévision de ce qu’il pourrait lui dire, mais il se contenta d’annoncer à la cantonade : « Je suis venu avec le diable. » D’une voix pâteuse : il avait bu. Il fit des yeux le tour de la table, regardant chacun tour à tour, puis tira sur une chaîne. En effet, un petit homme en costume rouge fit son entrée.
« Tu vois ? c’est le diable », montra Anneliese à Pepík.
Pavel s’esclaffa, rejetant la tête en arrière : « Regardez-vous tous les deux ! On dirait Pat et Patachon.
— Quelle astucieuse comparaison », grinça saint Nicolas.
Pavel regarda son ami, un sourcil levé.
« Vous avez de la chance que je sois venu, reprit Ernst. Je veux dire, de la chance que saint Nicolas vienne vous voir.
— Mais, saint Nicolas, vous venez chaque année. Pourquoi celle-ci serait-elle différente ? » Pavel avait beau prendre un air réjoui pour son fils, Marta voyait bien que la réflexion d’Ernst l’avait désarçonné.
« Saint Nicolas, intervint Anneliese, vous prendrez bien un verre ?
— Il a l’air d’avoir assez… », commença Pavel, mais le diable lui coupa la parole. « Oui, il va en prendre un, bien sûr. » Il se balança sur ses talons.
Marta reconnaissait le diable, mais ne savait plus où elle l’avait déjà vu.
Saint Nicolas essaya de donner un coup de coude à Pavel, manqua sa cible et trébucha avant de retrouver l’équilibre. « Monsieur Bauer, je vous échangerai ce verre contre vos investissements chez Parker », déclara-t-il. Puis il regarda Marta, et la surprise se peignit sur son visage, comme s’il venait juste de se rappeler leur dernière conversation, le soir où elle l’avait laissé planté dans l’entrée. Il ouvrit la bouche pour parler. « Et qui devons-nous… », balbutia-t-il. Mais Pavel l’agrippa à l’épaule. « Tu n’as pas autre chose à faire ? »
Ernst rota sans bruit contre le dos de sa main. « Ah, oui, opina-t-il sagement. Quelque chose de très important. » Pénétré soudain de la tâche dont il avait la responsabilité, il fronça les sourcils et fit signe à Pepík de s’approcher. C’était lui qui incarnait saint Nicolas pour Pepík depuis la naissance du petit garçon. Chaque année la même mascarade. Il était doué, Marta devait l’admettre.
Doué pour toutes sortes de mascarades.
« Est-ce que tu t’appelles… » Ernst consulta une feuille de papier posée devant lui : « Angus Bengali ? »
Pepík, tout en lançant au diable des regards méfiants, cramponné aux jupes de Marta, secoua la tête.
Feignant la confusion, Ernst fronça de nouveau les sourcils. « Ah, dit-il, je croyais… »
Il scruta sa liste de plus près ; Marta vit qu’il s’agissait d’un article découpé dans le Lidové noviny. « Herman von Frankfurter ?
— Non, répondit Pepík en esquissant un sourire.
— Ludwig von Kartoffel ?
— Non !
— Ici, je lis…, reprit Ernst en approchant la feuille de son visage. J’ai laissé mes lunettes chez Krampus. » Il parcourut la fausse liste du bout de l’index. « Tu ne serais pas, par hasard… Pepík Bauer ?
— C’est moi ! cria Pepík, oubliant complètement le diable. J’ai été sage !
— C’est vrai ? »
Pepík hocha la tête avec enthousiasme, puis, incapable de se contenir plus longtemps, plongea vers le sac de cadeaux qu’Ernst leva au-dessus de sa tête. Il s’interrompit, le regard lointain. « Tu es sûr d’avoir été sage ? » insista-t-il.
Une ombre passa sur le visage de Pepík. Il recula, croisant ses petits bras sur sa poitrine, et répondit : « Non.
— Non ?
— J’ai été vilain. »
Le diable émit un petit rire. « Enfin un peu d’action ! »
Ernst rit lui aussi, mais Marta vit qu’il était décontenancé par la situation. Oscillant sur ses talons, il luttait pour conserver un équilibre précaire. « Eh bien, concéda-t-il en jetant à Marta un regard rusé, tout le monde est vilain une fois de temps en temps. Il n’est jamais trop tard pour réparer ses erreurs. »
Elle sentit la chaleur lui monter brusquement au visage.
« Bravo ! » Pavel leva son verre, sans trop savoir à quoi.
« Ce que je voulais que tu me dises, poursuivit Ernst, c’est si tu as été sage la majeure partie du temps ? »
Mais il était trop tard. Pepík secoua gravement la tête. « Ne. »
L’atmosphère venait de tourner au rituel religieux, ce qui rappela les confessions de sa jeunesse à Marta, qui ne s’étonna donc pas que Pepík poursuive : « Je n’ai pas été sage. J’ai laissé le monsieur me mouiller le front avec son eau. » Il leva les yeux vers le saint. « Pour que je ne sois plus juif », précisa-t-il.
Un ange passa. Le diable et saint Nicolas échangèrent un regard. Anneliese baissa la tête. Ce fut Pavel qui parla le premier. « Tu t’es… » Son regard se porta sur sa femme, qui cachait son visage dans ses mains, puis de nouveau sur son fils. « Tu t’es fait baptiser ? »
Marta entendit Ernst marmotter quelque chose qui ressemblait un peu à amen.
« Miláč
ku ? Le curé t’a mis de l’eau sur le front ? »
Pepík hocha la tête, hésitant, son regard allant d’un parent à l’autre.
Pavel se leva. « Je ne peux… Je ne sais… » Il se tourna vers Anneliese, qui n’arrivait pas à le regarder dans les yeux. Il ouvrit la bouche, puis la referma. Il regarda son fils, le diable, le saint, puis prononça d’une voix blanche : « Excusez-moi. »
Le silence envahit la pièce. Seul le Lucifer adolescent semblait inconscient des implications de la scène qui venait de se jouer. « Qui t’a baptisé ? » demanda-t-il à Pepík. Marta observa le mince visage du diable, les deux gros furoncles qui lui ornaient le cou. C’était le neveu d’Ernst, elle s’en souvenait maintenant : Armin ? Irwin ?
Pepík luttait pour ne pas pleurer. « Le père Wilhelm », répondit-il, et Marta s’étonna qu’il se soit souvenu du nom du religieux, lui qui se rappelait à peine les lettres qu’elle lui enseignait. D’un autre côté, il savait sans doute distinguer ce qui était important de ce qui ne l’était pas. Où porter son attention. Il retenait probablement beaucoup plus de choses qu’ils ne le supposaient.
Le silence tendu s’éternisait ; les adultes échangeaient des regards nerveux. Saint Nicolas glissa les doigts sous sa barbe postiche et se gratta vigoureusement le menton. D’un seul coup, il eut hâte d’en finir avec tout cela. « Pepík, lança-t-il. Ici, sur ma liste, je lis — il la scruta de nouveau —, je lis que tu as été sage. Alors je t’ai apporté un cadeau. »
Il fourra la boîte dans les mains de Pepík, qui s’en saisit avec hésitation, comme si c’était une bombe sur le point de détoner.
« Allez, ouvre-le, l’encouragea saint Nicolas. Il reste plein d’autres enfants sur ma liste. » Il leva son sac visiblement vide.
Pepík posa son cadeau sur la table. Il s’assit devant. Il tira timidement sur le bout du ruban.
« Allez ! » répéta saint Nicolas.
À la lumière des événements récents, le cadeau tombait très mal. Pavel avait offert à son fils le châle de prière de son grand-père, son talit, enveloppé dans deux feuilles de papier de soie ivoire.
Pepík le déplia et l’éleva dans ses mains, loin de son corps, comme une offrande. Les adultes se regardèrent ; personne ne savait quoi faire.
Pepík non plus. De toute évidence, il s’était plutôt attendu à recevoir un nouveau fourgon de queue pour son train, ou un casque de petit soldat à l’insigne du gouvernement Masaryk. Le talit n’était pas un cadeau qui convenait à un garçon de son âge, mais, instinctivement, il semblait comprendre sa dimension symbolique. Après avoir déplié le châle de prière de son arrière-grand-père, il s’en couvrit les épaules. Les franges pendaient, touchant par terre.
« Je ne crois pas que… », commença le diable ; mais Ernst secoua sa chaîne pour le faire taire.
Pepík posa sur chaque adulte, tour à tour, un regard de défi qui semblait proclamer : Voilà ce que je suis.
* * *
La famille Bauer partit pour Prague le lendemain matin. L’automobile était remplie jusqu’au toit de malles, de caisses, du Botanisierbuchse et du filet à papillons de Pepík. La vieille ville retomba derrière eux comme une mue abandonnée.
Sur le siège avant régnait un silence de marbre. Pavel gardait les yeux fixés sur le pare-brise, les mâchoires serrées à craquer. Ses jointures blanchissaient sur le volant. Comme ils s’engageaient dans l’allée qui faisait le tour de la place, Marta aperçut une meute de Hitlerjugend rassemblés avec leurs brassards et leurs bottes montantes. Ils devaient bien être quarante. Un meneur de foule beugla quelque chose dans un mégaphone. La foule répondit en criant : « Sieg Heil ! Sieg Heil ! », les poings brandis en l’air.
En un éclair, elle revit M. Goldstein mort, gisant sur le pavé.
« Adieu, vieille ville », lança Pepík d’un ton morose.
Anneliese, qui réagissait à la fureur de son mari au sujet du baptême en faisant comme si de rien n’était, bavardait joyeusement avec Pepík et Marta à propos de leur destination. « Attendez de voir la place Venceslas. Et toutes les flèches des clochers, et le pont Charles bordé de statues des saints. » Par-dessus son épaule, elle s’adressa à son fils, assis sur la banquette arrière. « L’été prochain, on pourra aller à l’île Kampa en bateau à vapeur, manger des sorbets et se baigner dans la rivière ! Ça te plairait ?
— J’ai oublié ma flûte à bec », soupira tristement Pepík.
Mais sa mère poursuivit : « Dès qu’on sera arrivés, on ira visiter l’horloge astronomique. Toutes les heures, une petite porte s’ouvre et le Christ défile avec ses apôtres. Et le squelette de la mort donne l’heure en faisant sonner sa cloche.
— Comme si on avait besoin d’un rappel », ironisa Pavel.
Mais Marta le sentit soulagé que tout se passe si bien, qu’ils parviennent à fuir ainsi le territoire occupé par les Allemands. Même s’il refusait de l’admettre, une part de lui avait peur de ce qui se passait autour d’eux, la part qui aurait bien aimé se réfugier dans un songe de pique-nique sur l’île, avec des ailes de poulet froid et de la limonade, et où Hitler n’aurait été qu’un mauvais rêve.
Après avoir fait le tour de la place, ils s’engagèrent sur la route pavée. Marta se retourna pour regarder la maison une dernière fois. Vue sous cet angle, la bande de Jugend semblait plus nombreuse ; on aurait dit qu’elle occupait la moitié de la place. Des adolescents pour la plupart, vêtus de manteaux d’hiver trop minces sur les manches desquels était cousu l’insigne nazi, scandaient des slogans avec l’homme au mégaphone. Marta aperçut une fille, une jeune fille aux cheveux frisés : il lui fallut une minute pour reconnaître Sophie, les cheveux noués derrière la tête, la bouche grande ouverte pour mieux crier. Un garçon filiforme s’appuyait contre elle. Marta le connaissait, lui aussi.
C’était le neveu d’Ernst Anselm. Armin ? Irwin ?
Le dernier tableau que vit Marta, son dernier souvenir de la vieille ville, fut celui de Sophie tenant le diable par la main.