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Septembre 1938

On était vendredi après-midi, à la fin d’une longue semaine. Misha Bauer fit un dernier appel ; la téléphoniste lui annonça qu’elle avait une ligne par Berlin.

« Nos appels ne passent pas par Berlin », protesta-t-il. Elle était pourtant bien placée pour le savoir. Mais il ne voulait pas se mettre en colère, pas au début du shabbat. Il avait hâte de rentrer à la maison, de retrouver sa femme et son petit garçon, Tomáš.

« Désolée. My mistake.

— Vous pourriez me réserver une ligne pour lundi ? demanda-t-il.

— Lundi prochain ?

— À quatre heures. Il s’interrompit. Non, quatre heures et demie.

— Sicher. Ja.

— Danke. Guten Tag. » Misha raccrocha l’écouteur noir sur le côté de la boîte fixée au mur. Repoussa son lourd fauteuil de chêne et ôta le lorgnon posé sur l’arête de son nez.

Sa secrétaire se leva lorsqu’il passa devant son bureau en se dirigeant vers la sortie. « Bon shabbat, monsieur Bauer », lui souhaita-t-elle. Rien ne l’y obligeait, surtout par les temps qui couraient, et il apprécia d’autant plus le geste pour la même raison.

Il avait garé la voiture à côté du marché de la grand-place, là où l’on vendait des fleurs et des légumes. Elle avait pour voisins deux chevaux portant des œillères, attelés à la carriole du laitier ; les bidons blancs étaient prêts à être livrés. Misha avait l’intention d’acheter un bouquet pour Lore. Il passa devant le bureau de poste ; dans la vitrine, il vit un employé en uniforme bleu penché sur un grand livre comptable. Quatre ou cinq jeunes hommes venaient en sa direction de l’autre côté de l’avenue. L’un d’eux, un rouquin, portait un seau d’eau. Ils allaient, il le savait, lui offrir de laver sa voiture. Même l’Opel la moins chère constituait une curiosité, alors une Studebaker américaine comme celle-ci… eh bien, tout le monde voulait la voir de près. Misha hocha la tête à l’intention du rouquin en souriant pour lui indiquer qu’il l’invitait à jeter un coup d’œil. Tout de suite après, il ressentit un coup au ventre. Son dos heurta le pavé et ses dents se refermèrent sur sa langue.

Misha resta étendu plusieurs minutes avec le ciel au-dessus de lui comme un torchon sale, le goût métallique du sang dans la bouche. Lorsqu’il parvint à tourner la tête, il distingua les mollets du rouquin et ses chaussettes montantes en laine blanche. Ce qui allait se passer précisément demeurait incertain, mais ces chaussettes n’annonçaient rien de bon.

Le garçon qui portait des rouflaquettes se servit d’une scie pour trancher le tuyau d’échappement de sa voiture. Misha l’entendit crier, puis le bruit du métal qu’on sectionne. Une à une, ils brisèrent les vitres de sa voiture. Puis, à coups de pied, ils forcèrent Misha à se mettre à quatre pattes et à briquer le trottoir. Dressé au-dessus de lui, le rouquin brandissait le tuyau d’échappement comme une matraque. « Augen unten, Schwein », lui ordonna-t-il. Misha n’arrivait pas à voir si quelqu’un s’était aperçu de ce qui se passait ; de toute façon, personne ne s’arrêta pour lui porter secours. Il dut s’exécuter pendant une heure tandis que les voyous montaient la garde. Lorsqu’il demanda un peu d’eau à boire…

C’est alors que Pavel s’interrompit. Marta, assise à côté de lui devant la grande fenêtre du salon, faisait de son mieux pour éviter son regard. Elle suivit des yeux un groupe d’étourneaux tombant en piqué de l’avant-toit : dix ou douze taches noires sur le radar du crépuscule.

« Quand il a demandé de l’eau, reprit Pavel, ils l’ont forcé à boire le liquide savonneux qui restait dans le seau. »

Le regard de Marta restait braqué à mi-distance. « Ils l’ont obligé à le boire ? » répéta-t-elle dans l’espoir d’avoir mal entendu.

« Il était plein d’éclats de verre.

— Et après ?

— Ils se sont servis du tuyau d’échappement pour le tabasser. »

Marta ne répondit pas. Elle avait l’impression que ses paroles lui parvenaient de très loin dans l’espace ou le temps. Dans sa tête s’était fait un vide qui lui rappelait sa jeunesse ; elle dut se concentrer afin d’entendre ce qu’il disait.

Pavel ajusta sa cravate. Il se taisait comme s’il avait du mal, lui aussi, à croire ce qu’il s’apprêtait à lui raconter. « Et après ? finit-il par poursuivre. Ils l’ont assommé avant de le laisser. Pour mort. »

Marta se tourna enfin vers Pavel, attendant du patron en qui elle avait une si entière confiance qu’il lui explique comment une chose pareille était possible, mais il n’était pas d’un naturel bavard et il semblait avoir épuisé tout ce qu’il était disposé à lui raconter. Elle ouvrit la bouche, puis la referma. La réalité perdait ses formes comme un sous-vêtement usé. Le temps se défaisait, tel un ourlet qui s’effiloche. Marta s’enroula une mèche de cheveux autour de l’index. « Je suis vraiment désolée », chuchota-t-elle ; mais le manteau de brume qui enveloppait son esprit venait de se refermer et, en elle, quelque chose écarta complètement la menace. M. Bauer, c’était clair, s’était emmêlé dans les détails. Même si… même si cette chose impensable était réellement arrivée à son frère… eh bien, cela se passait à Vienne. « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » : Hitler avait nettement annoncé son dessein d’annexer l’Autriche, puis il l’avait mis à exécution. Tandis que la Tchécoslovaquie natale de Pavel et Marta était toujours libre.

Un dernier étourneau plongea dans l’obscurité de septembre, descendant exactement à la même vitesse que la grande aiguille d’une horloge avec son petit corps compact, noir comme une balle de fusil. Puis, comme s’il avait atteint sa cible, une explosion retentit fortement à proximité.

Elle se redressa. « Qu’est-ce que c’est ?

— Un coup de fusil, répondit Pavel.

— Monsieur Bauer ? »

Marta traversa la pièce et s’approcha de la fenêtre. Effectivement, des soldats en rang tiraient une salve à blanc dans le ciel de cette fin d’après-midi. Pavel possédait une Winchester et une carabine Steyr qu’il emportait lors de ses excursions de chasse en Hongrie ; ce n’était donc pas comme si Marta n’avait pas l’habitude des armes à feu. Mais ça, ce n’était pas la même chose. Un combat d’un autre genre, du tout au tout. Elle avait vingt-trois ans. Née pendant la Grande Guerre, mais trop jeune pour en avoir gardé le souvenir. Toute sa vie, elle n’avait vraiment connu que la paix.

« Avons-nous vraiment besoin de masques à gaz ? » S’apercevant qu’elle avait envie de rire — tout ceci était tellement absurde —, elle s’éclaircit la gorge tout en levant une main devant son visage pour dissimuler son expression. Pourquoi se comportait-elle ainsi ? C’était sans doute ses nerfs. Elle écarta sa main et reprit, la mine sérieuse : « Les masques à gaz me font penser au Botanisierbuchse de Pepík. »

L’allusion au sac de spécimens botaniques de son fils fit sourire Pavel, quoique maintenant, c’était lui qui fixait le lointain du regard. « Bientôt, les Allemands vont s’en prendre à nous, dit-il. Mais les tanks de la Wehrmacht sont conçus pour la plaine. » Il plissa les yeux comme pour scruter l’avenir. « Quand ils s’engageront dans le col de la Šumava, on les aura. On a trente-cinq divisions, et des forts tout le long de la frontière du territoire des Sudètes. »

Marta ne parvenait toujours pas à associer ces salves de ralliement avec leur paisible village de Bohême. Il avait beau s’enorgueillir de posséder le plus haut clocher de la région — exactement seize mètres soixante-seize —, il ne comptait rien d’autre de remarquable. Un boucher chrétien, un tailleur juif, deux cents familles regroupées à l’est de la rivière sans nulle part de précis où aller. On y vivait paisiblement, en sécurité ; c’était pour cela que Pavel l’appréciait, elle le savait. Il aimait passer une semaine à Londres, un mois sur la côte adriatique en été, mais sous la surface, c’était un vlastenec, un nationaliste tchèque. Ce qu’il préférait par-dessus tout, c’était rentrer chez lui.

Marta aperçut son reflet dans la fenêtre du salon. Elle avait les cheveux bruns et bouclés ; au milieu de sa joue gauche, une fossette semblait mettre en relief son innocence. Pavel se leva de son fauteuil et se tint près d’elle un instant, le regard baissé vers la place du village. Il y avait une femme qui s’efforçait de faire entrer une énorme valise dans le coffre d’une Tatra, et plusieurs autres détachements de soldats tchèques. Une jeune fille qui pleurait ouvertement en regardant un dos en uniforme s’éloigner sur la place. Son homme, partant au combat. Elle tenait à la main une rose solitaire aux pétales pointés vers le sol, telle une baguette magique qui aurait perdu ses pouvoirs. Et Marta éprouva soudain la même peur mêlée d’impuissance. La brume qui l’habitait se leva et la vieille impression familière ressurgit. Il allait se passer quelque chose, elle le savait. Quelque chose qu’elle n’aurait pas la force d’empêcher.

*   *   *

Cette nuit-là, elle se glissa hors de la maison des Bauer, traversa la place pavée, passa devant l’épicerie et l’échoppe du tailleur. Ses pieds nus glacés dans ses sandales. Le brouillard montait de la rivière en fines volutes. En elle s’élevaient également des bouffées d’appréhension. Elle qui dormait profondément une heure auparavant se sentait maintenant alerte et bien éveillée. Elle entendait l’eau gargouiller sur les pierres et, quelque part, non loin, le bruit d’une fenêtre qui s’ouvre. Elle tenait serrées dans sa paume les clés de l’usine de M. Bauer. Il accrochait toujours leur anneau de cuir au même crochet, près de la porte de derrière ; elle avait appris à les saisir par leurs longues tiges de métal pour éviter qu’elles ne cliquettent les unes contre les autres.

Une demi-lune sortit furtivement de derrière un feston de nuages gris. La barbe de M. Goldstein, songea-t-elle.

La lune caressait le dos de la rivière. Suivant le chemin qu’elle prenait régulièrement depuis maintenant plusieurs semaines, elle traversa la passerelle accompagnée du claquement de ses sandales sur le bois. Son corps se mouvait aveuglément. L’usine était protégée par de lourdes barres de fer, mais quelqu’un avait laissé le portail entrebâillé. Ernst était arrivé avant elle ; il devait l’attendre à l’intérieur.

Le loquet rouillé tomba derrière elle comme la morale d’une fable.

Elle pénétra dans le hall. La secrétaire avait débarrassé son bureau à la fin de la journée et recouvert sa machine à écrire d’une épaisse housse de toile. Le mur était orné d’un échantillon de dentelle encadré rappelant la première journée d’exploitation de l’usine. Elle éprouva un bref instant d’inquiétude au souvenir de l’histoire de Pavel. Qu’était-il advenu de l’usine de son frère Misha ? Et de Misha lui-même ? Elle repoussa cette pensée, se concentrant plutôt sur ce qui l’attendait, traversa le hall et se planta devant l’ascenseur, une plate-forme de bois que l’on actionnait en tirant sur une corde. Ses seins durcirent sous son tricot. Elle se dirigea vers la porte du palier et tourna lentement la poignée.

À l’intérieur, tout baignait dans l’obscurité. Un balai-brosse de dimension industrielle reposait contre le mur. Les gigantesques machines sommeillaient comme des mammifères, leurs flancs argentés immobiles.

Elle n’entendit pas Ernst s’approcher. Il la saisit par-derrière avant qu’elle ait pu apercevoir son visage. Elle rit et tenta de se retourner dans ses bras pour le voir, mais il la maintenait fermement contre lui. Une main posée sur sa bouche, sans serrer.

« Tu es mon masque à gaz, souffla-t-elle.

— Je suis là pour te protéger, chuchota Ernst dans ses cheveux bouclés.

— Pour éloigner les mauvaises odeurs ? »

Il hésita ; elle sentit ses muscles se tendre dans son dos. « Est-ce que tu trouves…, commença-t-il.

— Est-ce que je trouve quoi ?

— Les Juifs. Est-ce que tu leur trouves une odeur ? »

Marta se raidit : « Bien sûr que non. Quelle idée de dire une chose pareille. » Elle tenta de se dégager, de regarder Ernst en face, mais il la tenait fermement.

« Je ne suis pas le seul à le dire. » Il s’interrompit comme s’il prenait subitement conscience de lui-même. « Ce n’est pas ce que je dis, s’empressa-t-il d’ajouter. Pas du tout. »

Devinant qu’il avait honte, elle ressentit une bouffée de compassion. Après tout, il ne faisait que répéter ce qu’on entendait dans la rue. Et ces idées, au nom de quoi se serait-elle permis de juger de leur véracité ? Les Juifs qu’elle connaissait le mieux — M. Bauer, par exemple — n’étaient pas vraiment juifs, enfin, pas au sens qu’on donnait à ce mot autour d’elle. Elle se demanda si elle connaissait quelqu’un qui soit à la fois juif et pratiquant. Il y avait M. Goldstein, bien sûr, mais c’était sans doute le seul.

« M. Bauer dit qu’on va avoir besoin d’un masque à gaz », annonça-t-elle.

Le pouce d’Ernst suivait la ligne de son menton.

« Le temps lui donnera peut-être raison.

— Tu crois ? » Sa réponse l’avait étonnée ; une partie d’elle se mit à paniquer. « Je n’ai pas de famille », lui confia-t-elle soudainement, elle qui s’était promis de ne pas le faire ; elle pivota dans les bras d’Ernst de façon que son visage se retrouve juste devant le sien : sa mâchoire carrée, les cicatrices laissées par la variole, les gravillons de sa barbe de deux jours. Terrifiée à l’idée de la guerre, elle se serra tout contre lui. « Qu’est-ce que je vais faire ? Si on commence à se battre pour de bon ?

— Pavel te protégera », répondit Ernst avec douceur.

Elle leva le menton pour le regarder dans les yeux. « Il n’est pas obligé.

— Mais il le fera. » Elle vit qu’Ernst cherchait à laisser à Pavel le bénéfice du doute, à dépeindre son ami sous son meilleur jour, comme pour s’excuser de sa remarque de tout à l’heure.

« Toi, tu as ta femme », s’entendit-elle dire d’une voix d’enfant boudeuse.

Le regard d’Ernst s’adoucit ; il passa la pulpe de son pouce sur la lèvre inférieure de Marta. « Et toi, ta beauté », répondit-il, comme si ça changeait quoi que ce soit. Marta avait remarqué ce trait chez les quelques hommes qu’elle côtoyait quotidiennement : ils s’imaginaient que les jolies femmes étaient protégées comme par une sorte de bouclier.

Il l’attira vers lui et l’embrassa doucement, retenant un peu sa lèvre inférieure entre ses dents. Il posa sa main sur son sein, légèrement d’abord, puis ses manières se firent plus rudes. Il plaqua de nouveau sa main sur sa bouche, mais elle se laissa faire, abandonnant son corps au commandement de l’homme. Elle n’allait pas se mettre à crier. Cela faisait partie d’un tout, de leur jeu, et c’était même, pour être honnête, la partie qu’elle préférait.

Elle était bien attrapée. Il ne la laisserait pas s’échapper.

*   *   *

De la cuisine montait le bruit de la cuisinière qui tranchait des betteraves : l’eau qui coulait, puis le frottement de la brosse suivi du tac, tac du couteau sur la planche à découper. C’était le pouls de Marta, de la douleur qui battait dans ses tempes. Celui d’une autre nuit sans sommeil.

« Le dîner sera servi à sept heures, monsieur Bauer », annonça-t-elle.

Elle s’aperçut que Pavel était passé dans l’entrée et qu’il enfilait une longue houppelande de laine verte, celle qu’il mettait d’habitude pour aller aux champignons. Il écarta sa pipe de son visage. « Je pars m’engager », sourit-il.

Elle ferma un instant les yeux, bien fort ; elle sentait même le poids des poches de fatigue qui les gonflaient. « Vous aurez enfin l’occasion d’agir », fit-elle remarquer.

Pavel avait passé l’été enragé par les grands titres du Völkischer Beobachter : « La police tchèque incendie des fermes sudètes. » « Un camelot allemand est assassiné par une bande de Tchèques. » Mensonges, disait-il, jusqu’au dernier mot. Cela faisait plusieurs mois que les Allemands sudètes avaient reçu l’ordre de ne pas provoquer les Tchèques, et les Tchèques, celui de ne pas réagir aux provocations. Mais, maintenant, Pavel allait enfin pouvoir défendre ouvertement ses idées.

Marta s’immobilisa et ferma de nouveau brièvement les yeux. Elle fit un demi-pas en direction de Pavel et inspira profondément. Avait-il une odeur ? Celle du tabac, bien sûr, mais derrière ?

« Et l’usine ? lui demanda-t-elle. Si vous vous engagez ? » Venant d’elle, la question était plutôt hardie, mais Pavel ne sembla pas s’en apercevoir.

« On a besoin d’hommes pour combattre, répondit Pavel. D’hommes, et aussi de garçons ! » Tout en gesticulant avec sa pipe qu’il pointait dans l’air en guise de ponctuation. Bien content, pensa-t-elle, de l’avoir comme public.

« Et vos ouvriers ?

— Les ouvriers se battront.

— Même Ernst ? » Elle savoura le nom du contremaître de l’usine.

« Demain j’arrête la production, annonça Pavel sans répondre à sa question.

— Vraiment ? Vous êtes sûr ? »

Mais au nom de quoi lui posait-elle ces questions ? Il était clair que M. Bauer était poussé par une vision qui le faisait sortir des profondeurs de son être. Elle l’avait plus entendu parler au cours des derniers jours que pendant tout le mois précédent.

« Si l’Allemagne nous envahit, il ne restera plus rien du tout pour les ouvriers », déclara Pavel.

On frappa un coup brusque à la porte. C’était Ernst, comme elle l’avait deviné. Elle constata qu’il s’était rasé depuis la nuit précédente et qu’il avait troqué son chandail de laine contre une cape tyrolienne semblable à celle de Pavel. Une plume d’autruche se balançait au bord de son chapeau. On aurait dit un autre homme que celui qu’elle venait juste de laisser, un homme distant et séparé d’elle. Elle rougit au souvenir de leur intimité toute récente.

« Nous parlions justement de toi, sourit Pavel en donnant à son ami une tape sur l’épaule.

— En bien ? s’enquit Ernst en coulant un regard vers Marta.

— Évidemment ! s’écria Pavel. Je disais à Marta que tout le personnel de l’usine va s’engager… »

Ernst se racla la gorge d’une manière qui sembla dubitative à Marta. Mais Pavel ne parut pas s’en apercevoir. « Nous allons être en retard, lança-t-il. Puis : À tout à l’heure, Marta. »

Elle baissa les yeux et tripota le cordon de son tablier avant de s’esquiver. « C’est un grand jour, entendit-elle Pavel annoncer à Ernst. Un grand jour pour nous. Un mauvais jour pour les Allemands ! »

La voix d’Ernst lui parvint assourdie ; Marta n’entendit pas sa réponse.

Après le départ des deux hommes, Marta fit lentement le tour du salon, passa sa paume sur la table de chêne poli et caressa chacune des chaises de bois au dossier sculpté d’une scène de chasse, pareilles à des trônes. Une bonbonnière de cristal contenait un plein sac des cerises enrobées de chocolat qu’aimait Pepík.

À l’étage, la porte de la chambre principale était ouverte. Dans un des coins, près des portes vitrées qui donnaient sur un petit balcon orné d’une table en fer forgé où personne ne s’asseyait jamais, trônait un canapé victorien tarabiscoté, du genre à rester dans la pièce pour toujours tellement il était lourd et difficile à déplacer. Du côté de Pavel, plusieurs livres s’empilaient sur la table de nuit : Entretiens avec Masaryk, de Karel Čapek, son auteur tchèque préféré, natif comme lui de la petite ville de Hronov et qui avait réussi. Et Malaise dans la civilisation, de Sigmund Freud, le célèbre docteur.

Marta alla vers le lit et fit bouffer le duvet d’oie des oreillers. Une brosse en soies de sanglier reposait sur la table de toilette, et juste à côté, la montre avait été laissée là négligemment, comme si elle ne valait pas une petite fortune. Son boîtier faisait le même bruit qu’une porte qui a besoin d’être huilée. Posant timidement la montre sur son poignet, elle s’imagina vêtue d’une robe de soie et de gants montant jusqu’aux coudes, virevoltant au bras d’Ernst sur le plancher étincelant d’une salle de bal. Elle aurait l’air si chic, si mondaine. Cette montre, Pavel l’avait rapportée de Paris ; son bracelet était entièrement fait de diamants, avec au centre une mince bande de saphirs bleus. Elle n’ignorait pas qu’il s’efforçait de convertir sa fortune en biens matériels. Si la guerre éclatait, les devises ne serviraient plus à rien.

Sous le bracelet était gravé un nom de femme : Anneliese.

Marta rabattit le boîtier de la montre. Elle ferma la porte de la chambre derrière elle.

*   *   *

Au rez-de-chaussée, elle trouva Pepík à plat ventre devant son train électrique, ses souliers à boucles croisés derrière lui. Une figurine en bois serrée dans chaque main. Elle l’entendit chuchoter avec force : « En voiture, tout le monde ! » Lui, d’habitude si timide, régnait en maître sur son domaine.

Elle se mit à quatre pattes et lui murmura à l’oreille : « Pepík. Kolik je hodin ? »

Il sursauta comme au sortir d’un long rêve enfiévré. La vue de son visage rougissant de plaisir quand il l’apercevait ne cessait de l’émerveiller. Qu’elle puisse être aussi rassurante pour quelqu’un. Qu’on ait besoin d’elle à ce point. Il plissa les yeux en direction de l’horloge à balancier dressée dans un coin de la pièce, qui faisait une fois et demie sa taille avec sa stature altière et ses carillons.

« Deux heures. » Il tira sur sa bretelle.

« Deux heures moins… ?

— Il est où, mon petit bonhomme ? » demanda Pepík.

Elle lui tendit la figurine en bois : « Moins ?

— Quelques minutes ! »

Marta éclata de rire. « Moins dix minutes, précisa-t-elle. Regarde la grande aiguille. »

Pepík agita son poing, ce qui fit s’enfuir le petit bonhomme, qui courut se cacher derrière le fourgon de queue.

« Veux-tu un de tes chocolats ? » lui proposa-t-elle.

Elle savait qu’il dirait non : il les gardait pour les partager avec ses amis. Attitude fort magnanime pour un enfant si jeune, mais elle savait aussi d’où il la tenait : Pavel était tout aussi généreux.

Soudain, Marta se remémora les premières semaines qui avaient suivi l’arrivée de Pepík de l’hôpital, l’intensité de ses pleurs chaque soir, la joie qu’elle avait éprouvée en voyant les yeux du nouveau-né s’éclaircir lentement et prendre le même bleu clair que les siens. En les voyant ensemble, un étranger aurait pu faire remarquer à quel point l’enfant ressemblait à sa mère.

N’était-ce pas l’espoir secret de toutes les gouvernantes ?

Une brusque rafale hurla dans la cheminée. Dans le silence qui s’ensuivit, un second coup de feu résonna ; de l’autre côté de la place, les soldats étaient en plein exercice de tir. Pepík ne sembla pas s’en apercevoir, mais Marta frissonna ; elle s’attendait constamment à ce que la situation se calme, mais au contraire, l’escalade semblait se poursuivre. Elle redescendit au niveau de Pepík, s’assit en tailleur et l’examina de plus près. « Miláčku, commença-t-elle. Tu as entendu ce coup de fusil ? Tu te souviens des gros camions d’hier ? »

Il la regarda d’un air absent. En faisant battre ses longs cils.

« C’est l’armée tchèque. Ils sont venus nous protéger. »

Pepík reporta son attention sur son train. « En voiture, tout le monde », marmonna-t-il de nouveau. Mais Marta attrapa son visage par le menton et le tourna vers elle. C’était important.

« Ton Tatinek, dit-elle, et tous ses ouvriers… tout le monde est prêt à se battre. »

Elle s’interrompit, se demandant si elle lui disait vraiment la vérité.

Ernst combattrait-il ? De quel côté ?

Et elle, de quel côté était-elle ?

« Viens ici, Pepík », chuchota-t-elle. Elle voulut le prendre dans ses bras. Mais Pepík semblait avoir entièrement oublié sa présence. Il se retourna vers la scène étalée devant lui : l’antique locomotive à vapeur, les wagons à bestiaux lâchement arrimés comme la colonne vertébrale d’un long reptile.

Pepík fit basculer l’interrupteur.

Le train électrique parut hésiter un instant, puis soupira, immobile, tel un voyageur transportant des bagages très lourds.

*   *   *

Ce soir-là, Pavel ne fut pas rentré avant huit heures. Marta l’entendit remercier Sophie, la cuisinière, en lui remettant son feutre. Il entra dans le salon, son veston jeté par-dessus son épaule, un Lidové noviny sous le bras. En sifflotant. Malgré ses fausses notes, elle reconnut les premières mesures de l’air patriotique de Smetana, Má vlast.

« Où il va, ton train ? demanda-t-il à son fils. Est-ce qu’il part combattre les Allemands ? »

Pepík, qui portait son bonnet de nuit de flanelle bleue, hocha la tête sans rien dire. Il goûtait l’attention que lui portait son père, tout en s’en méfiant. Marta pressentit qu’il devinait que quelque chose d’étrange se préparait. Il percevait intuitivement son environnement, se dit-elle, à la manière des animaux qui sentent venir la pluie. Elle se souvint de la ferme où elle avait grandi et de l’agitation des poules les soirs de grande chaleur, en juillet. Plus l’air était lourd, plus leur panique augmentait. Ou peut-être cette panique était en elle. La chaleur était annonciatrice d’agitation chez son père.

« Comment se porte le prince héritier ? » demanda Pavel à son fils, faisant un nouvel effort pour engager la conversation avec lui. Mais Pepík, à qui il ne restait que quelques minutes de jeu avant d’aller au lit, ne broncha pas, concentré sur son train. Il tripotait la petite pièce à l’avant de la locomotive… comment s’appelait-elle ? Le genre d’éventail qui dépassait comme une pelle à poussière et qui rappelait à Marta la moustache d’Hitler.

Vermine, voilà comment Hitler appelait les Juifs. Mais il s’exprimait avec une assurance si convaincante.

Renonçant, Pavel se détourna et ouvrit la serviette de cuir posée sur la table en chêne. Au lieu de son complet-cravate habituel, il portait des habits de soldat de fortune : pantalon de velours côtelé, chandail de laine avec des pièces de cuir aux coudes. Il tira de la serviette plusieurs chemises en papier manille soigneusement étiquetées et sourit à Marta : « Je prendrais bien une tasse de café. Il réfléchit un instant, puis remit les documents dans la serviette et fit claquer les deux fermoirs. Non, se ravisa-t-il. Je vais prendre un whisky. »

La carafe en cristal ciselé avait un bouchon en forme de tour Eiffel. Pavel posa deux petits verres côte à côte sur un plateau d’argent.

« Voulez-vous vous joindre à moi ?

— Moi ? »

Mais il n’y avait personne d’autre dans la pièce. « À quoi boirons-nous ? » demanda Marta.

« À la victoire ! » répondit Pavel avec enthousiasme, mais sans lever son verre pour autant. Il lui lança un regard de défi en serrant les mâchoires. L’espace d’un instant, elle entrevit l’enfant qu’il devait avoir été : têtu, impulsif. Encore un trait qu’il avait transmis à Pepík.

« À la défaite de ces salauds », lança Pavel en tendant son verre vers la fenêtre et l’ennemi sous-entendu qui se trouvait de l’autre côté. « Les Russes sont en route avec des renforts… » Il poursuivit sa harangue, parlant de fortifications et de la « petite » ligne Maginot. Marta ne l’avait jamais entendu s’exprimer avec autant d’énergie. Elle se demanda vaguement s’il savait que Rosh Hashanah commençait le lendemain. Et elle, comment le savait-elle ? Quelqu’un devait le lui avoir dit… M. Goldstein ? Oui. Qui d’autre ? Sa famille ignorait tout du judaïsme, évidemment — enfin, pour peu qu’elle le sache —, mais elle trouvait curieuses les coutumes de cette religion : les bougies, les kippot, les diverses interdictions alimentaires. Marta se mit à penser au Nouvel An juif et à Yom Kippour, qui le suivrait de près : le jour du Pardon, disait Goldstein, celui où l’on se repent de ses péchés.

Pouvait-elle demander le pardon de ses péchés ? Si seulement c’était si simple, se dit-elle.

« Soit Hitler cédera, poursuivait Pavel, soit ce sera la guerre. » Il s’interrompit, et Marta s’aperçut soudain qu’il lui avait demandé quelque chose, qu’il sollicitait son opinion. Étourdiment, elle répondit par la première idée qui lui passa par la tête : « Ces longues chaussettes blanches en laine. Ce sont les nazis qui les portent ? »

Elle se remémorait l’histoire que lui avait racontée Pavel au sujet de son frère Misha.

Mais Pavel l’ignora. « Même si le gouvernement cède, reprit-il, l’armée n’écoutera jamais. » La véracité de cette affirmation semblait confirmée à ses yeux par le fait de la prononcer à haute voix. « Vous, dit-il à Marta, vous n’avez pas idée de la chance que nous avons à notre époque. Par rapport à la façon dont les choses se passaient, avant. »

Avant, elle le savait, cela voulait dire avant Tomáš Masaryk, avant 1918, quand la Tchécoslovaquie n’existait pas encore. Il avait raison, se dit-elle ; elle avait du mal à se l’imaginer. Elle le lui avoua.

« C’est ça, le danger qui menace la jeunesse, soupira Pavel. Pas d’expérience, donc pas de points de comparaison. »

Il avait trente ans. Seules sept années les séparaient, mais c’était maintenant qu’il choisissait de les revendiquer.

« Ce que vous êtes vieux, sourit Marta.

— Et vous, vous êtes une ravissante jeune femme. » Pavel leva son verre. « À notre victoire sur ces Allemands », dit-il en soutenant son regard, juste au moment où ils entendirent sa femme monter l’escalier.

*   *   *

Les ongles d’Anneliese Bauer étaient vernis d’un écarlate vif. Elle était chargée d’une boîte blanche, plate, nouée du ruban bleu qu’utilisait la pâtisserie Hruska. Pourquoi elle s’était mêlée d’acheter elle-même le medovnik, Marta n’en avait pas la moindre idée, et l’espace d’un instant elle se sentit coupable ou négligente, comme si cela se voulait une critique de son travail d’employée de maison. Il y avait là-dedans une fausse note, une aberration. D’un autre côté, se dit Marta, en ce moment, tout était sens dessus dessous. Et Anneliese, se rappela-t-elle, n’avait pas l’habitude de faire ce dont elle n’avait pas envie.

« Suis-je invitée à ce cocktail ? » s’enquit alors Anneliese en entrant dans le salon, agitant sa main en éventail devant son visage comme si son vernis à ongles n’était pas tout à fait sec. Les larges boucles brunes de ses cheveux crantés adhéraient à ses tempes. Elle ressemblait à un mannequin sur une affiche vantant les stations thermales alpines où la mère de Pavel passait ses étés en convalescence. Marta s’imagina en train d’évoluer d’un pas léger sur des tapis persans, frayant avec des messieurs maniant une canne à pommeau d’or, des dames en chapeau à voilette. L’élite de l’Europe, occupée à échanger des potins par-dessus les verres de vin, passant avec aisance d’une langue à l’autre pour traduire avec exactitude la nuance voulue.

Elle fit la révérence ; Anneliese se tourna dans sa direction, remarqua sa présence et lui tendit le gâteau. « Mettez ceci dans la glacière, je vous prie ?

— Bien sûr », répondit Marta, en partie soulagée que l’ordre naturel des choses n’ait pas été complètement éclipsé par la mobilisation. Anneliese allait toujours demander à Marta d’exécuter des tâches dont elle continuerait à s’acquitter.

Pavel s’était approché du buffet et rapportait un troisième verre. « Que nous vaut ce plaisir ? » demanda Anneliese à son mari.

« La guerre », répondit-il, réprimant à grand-peine un sourire.

D’un coin de la pièce leur parvenait le tic-tic-tic du train électrique de Pepík tournant sur ses rails.

Anneliese agrippa les lobes de ses oreilles et retira un après l’autre les pendants qui les pinçaient. Elle ouvrit son sac Chanel d’un geste vif et les y déposa. « Espérons que ce sera vite fini. » Elle fouilla à la recherche de son étui à cigarettes en argent. « Les Fischl s’en vont », annonça-t-elle à son mari.

Pavel ne lésinait pas sur le whisky ; il ne se tourna pas pour la regarder en face. « Bon voyage aux Fischl. » Il finit par pivoter sur ses talons pour tendre le verre à sa femme. « Comme quoi. Au moindre ennui, ils filent aussi vite que Jesse Owens. » Il marqua un temps d’arrêt, satisfait de sa comparaison.

« Ils partent demain. Hanna Fischl a reçu un appel international de sa mère depuis l’Angleterre », déclara Anneliese.

Marta se souvint de la boîte de gâteau qu’elle tenait à la main. Posant son verre de whisky, elle se rendit à la cuisine en se demandant si elle avait bien entendu. Un appel téléphonique international… mais l’Angleterre était séparée d’eux par la mer. Comment pouvait-on se parler à travers une telle distance ? Elle se représenta un mince fil creux, tendu loin au-dessus des nuages, puis de minuscules personnages courant dans un sens et dans l’autre à l’intérieur du fil pour acheminer les messages vers l’oreille des interlocuteurs.

Elle rangea le gâteau dans la glacière, exactement comme le lui avait demandé Mme Bauer.

« Ils y vont tous, entendit-elle Anneliese annoncer à Pavel. Même Dagmar et Erna.

— Leurs nièces ?

— Les filles d’Oskar.

— Et Oskar ?

— Toute la famille, Pavel. » La voix d’Anneliese trahissait son irritation. Cette jeune femme d’une beauté sublime, intelligente, effrontée, avait épousé un industriel de bonne famille, ni beau ni laid. Marta éprouvait de l’affection pour le couple Bauer, mais de temps en temps, cette union la laissait encore perplexe. Il aurait fallu à Anneliese un homme avec plus… de quoi ? Plus de panache. Pavel était riche, intelligent, bien élevé, mais d’une certaine manière sa présence avait un effet réducteur sur Anneliese. Elle avait beau l’aimer, pensa Marta, une partie d’elle-même restait inexploitée.

« Nous avons bien fait d’acheter ces bons de la défense », disait Pavel lorsque Marta retourna au salon. Anneliese lui lança un regard perçant qui voulait dire pas devant les domestiques. « À une victoire rapide sur les Allemands », s’empressa-t-elle de lancer pour changer de sujet. Les Bauer trinquèrent.

Marta leva son verre, ravie de se sentir incluse, puis attendit que la conversation s’interrompe naturellement : « Voulez-vous que je prépare le café maintenant, monsieur Bauer ? » Sophie était la cuisinière et Marta, la gouvernante, mais Marta était là depuis plus longtemps. Elle savait exactement comment Pavel l’aimait, avec à peine un peu de sucre.

Pavel leva un index pour indiquer qu’il préférait plutôt un second whisky.

Marta alla chercher la carafe, mais s’aperçut qu’Anneliese la toisait de la tête aux pieds comme si elle cherchait à prendre une décision à son sujet.

« Dois-je ? » demanda Marta, soudain incertaine, le bras tendu vers la bouteille d’alcool.

D’un hochement de tête, Anneliese fit signe que oui, mais elle dévisageait toujours Marta comme pour la jauger. « Je trouve qu’on voit souvent Ernst par ici en ce moment », finit-elle par déclarer.

Marta déglutit. « Aimeriez-vous aussi quelques boží milosti ? »

Question qu’Anneliese ignora. « Il n’arrête pas de débarquer à l’improviste.

— Laissez-moi vous apporter une assiette de pâtisseries. »

Mais Anneliese n’allait pas la laisser s’en tirer aussi facilement. « Quelle peut bien en être la raison ? Vous avez une idée ?

— C’est peut-être à cause de tout ce qui se passe, répondit Marta, clouée sur place, les joues en feu. La mobilisation, je veux dire. »

Le visage baissé, elle fila vers la cuisine, toute chose, et tenta d’atteindre l’étagère du haut. Mais la boîte à biscuits dégringola avec fracas, répandant son contenu en morceaux sur le sol. Jurant entre ses dents, Marta s’agenouilla pour balayer les dégâts en se répétant les paroles d’Anneliese. Que savait-elle au juste ? En avait-elle parlé à Pavel ? C’était peu probable, se dit Marta pour se rassurer. Anneliese avait un secret elle aussi, quelque chose que son mari, elle l’espérait, n’apprendrait jamais. Marta était tombée dessus par hasard, façon de parler. Elles étaient liées l’une à l’autre, Marta et sa maîtresse, comme deux équipières dans une course à trois jambes. Que l’une des deux tombe et elle entraînerait l’autre dans sa chute.

*   *   *

Le lendemain après-midi, Marta prit la petite main de Pepík dans la sienne sur le chemin de la gare. Ils croisèrent M. Goldstein qui traversait la place, un morceau de tissu à franges jeté sur le bras. « Shana tova », souhaita-t-il à Pepík.

L’enfant frappa le bout de sa chaussure avec le talon de l’autre : « Très-bien-merci-et-vous ? »

M. Goldstein éclata de rire. « Bonne année, traduisit-il. Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Au sujet de Rosh Hashanah ? »

Marta serra Pepík contre sa jambe, passa ses doigts dans ses cheveux bouclés. « Je pensais justement à ça hier », lui dit-elle.

« Ah, alors mes leçons ne sont pas inutiles ! » M. Goldstein avait des plis au coin des yeux. « Et toi, mon petit lamed vovnik ? » Il baissa les yeux vers Pepík, mais sa question resta sans réponse.

Marta souffla au petit garçon : « Tu te souviens, miláčku ? C’est le Nouvel An juif ? » Bien entendu, il ne se rappelait rien — la maison des Bauer était complètement laïque —, mais qu’y avait-il de mal à essayer ? Marta avait toujours aimé le vieux tailleur, qui était si gentil avec Pepík.

« C’est l’aiguille des minutes qui est la plus petite », déclara solennellement Pepík, confirmant son hypothèse selon laquelle il n’avait pas la moindre idée du sujet de leur conversation. « Vous voulez un chocolat ? » Et il lui tendit son précieux sachet.

« C’est très gentil de ta part. Mais non, merci. Il faut que je rentre.

— Vous allez au travail ? » lui demanda poliment Marta. Le travail n’était-il pas interdit en ce jour saint ?

M. Goldstein secoua la tête : « Pas le travail. La prière. » Et il tendit le bras sur lequel était drapée la pièce de tissu ; elle vit qu’il s’agissait en fait d’un châle de prière. Il leva les yeux au ciel, affectant de ployer sous le poids des principes rigoureux entourant le jour saint, mais Marta savait bien que sa dévotion était sincère.

Elle rit. « Joyeuses prières ! » Elle plissa les yeux dans son effort pour se rappeler la formulation correcte : « Shana tova ?

— Vous aussi », sourit-il. Il baissa les yeux vers le petit garçon. « Shana tova », Pepík.

Pepík se hissa sur la pointe des pieds pour tortiller le bout de la longue barbe du tailleur. C’était leur petit jeu à eux. La barbe de M. Goldstein conserva sa forme conique tandis qu’il se hâtait de traverser la place.

*   *   *

Le quai de la gare était bondé de soldats, de ménagères et de jeunes femmes en larmes poussant des landaus. Un homme aux favoris en forme de côtelettes portait à son gilet un ruban noir et or, couleurs de l’ancien Empire austro-hongrois. Tenant Pepík par ses petites épaules, Marta lui fit faire le tour de deux dames au chapeau à larges bords. Elle entendit l’une d’elles déclarer : « C’est tout à fait logique de former une seule grande nation à partir de deux régions germanophones.

— Vous parlez de l’Allemagne et de l’Autriche ?

— Je parle de l’Allemagne et du territoire des Sudètes ! »

Parmi la foule, elle crut apercevoir l’arrière du crâne d’Ernst. Elle se reprit ; en ce moment, elle croyait voir l’arrière du crâne d’Ernst partout. Et que pourrait-il bien faire à la gare ?

Elle tendit tout de même le cou. C’était plus fort qu’elle.

Pepík tirait sur sa robe. Il voulait se faire porter. « Tu es un grand garçon, lui dit-elle, distraite. Tu vas à l’école maintenant. » Elle se hissa sur la pointe des pieds. L’homme aux côtelettes bougea, ce qui lui permit de distinguer clairement le profil d’Ernst, les joues grêlées, le front haut… c’était bien lui, en fin de compte.

« L’école est finie », rétorqua Pepík, triomphant. Ravi de son raisonnement.

Marta scruta le quai à la recherche de la femme d’Ernst, mais elle ne la voyait nulle part. Il devait être venu seul. Elle leva une main à la hauteur de son visage, tentant d’attirer l’attention d’Ernst tout en restant discrète.

« L’école est finie, répéta Pepík.

— Elle n’est pas terminée. Elle va reprendre bientôt. Les soldats l’utilisent juste comme quartier général. » Elle gardait les yeux braqués sur Ernst, souhaitant de toutes ses forces qu’il lui rende son regard.

« Est-ce qu’ils vont apprendre à lire l’heure ? »

Parcourue par une onde d’affection, Marta baissa enfin les yeux vers Pepík. « Oui, répondit-elle gravement. Comme toi. »

C’était tout ce qu’il lui fallait, constata-t-elle, un petit peu d’attention, pour qu’il lui pousse des ailes. Serrant dans sa main son sachet de cerises au chocolat, il traversa le quai au pas de course et cria quelque chose à un garçonnet blond en qui il devait avoir reconnu un camarade de classe.

Marta le regarda disparaître dans une muraille de corps. Elle fit volte-face ; Ernst se frayait un chemin dans sa direction d’un air décidé. Elle se hâta de lisser ses boucles avec les paumes de ses mains. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres, il désigna d’un mouvement de la tête un recoin situé juste à côté du comptoir de vente des billets.

Elle plongea à sa suite dans le petit espace.

Ils ne parlaient pas. Leur désir d’être ensemble était palpable, tel un tapis de chaleur étalé sous leurs pieds. « Ce soir ? » souffla Marta avant d’avoir eu le temps de se retenir. C’était mal, ce qu’ils faisaient ; elle aurait dû être capable de se sortir de là. Mais une part d’elle souffrait en permanence de la solitude, une part juvénile, affamée, qui avait raison de sa volonté. Quelque chose en elle crevait du besoin d’être remarqué, d’être vraiment vu.

Ernst baissa les yeux vers elle ; il la dépassait d’une bonne tête.

« Pas ce soir, répondit-il. Malheureusement. » Il n’avait pas besoin de fournir d’explications ; il s’agissait sans doute d’un engagement quelconque avec sa femme. « Demain ? » proposa-t-il.

Elle sourit. « Tu as quelque chose… » Elle tendit la main, saisit un cil sur sa joue.

« Merci, lui dit-il. Je vais essayer, pour demain.

— Tu es occupé ? »

Il hocha la tête pour signifier que oui, qu’il était occupé, mais qu’il ne voulait pas gaspiller le peu temps qu’ils avaient à lui en parler. Il se pencha vers elle. Ses lèvres, tout près des siennes. Elle avait envie d’appuyer tout son poids contre la masse du sien, de se fondre avec la sensation qu’il allumait dans sa poitrine. Elle essaya plutôt de dire quelque chose qui, elle le savait, lui ferait plaisir.

« On vient juste de croiser M. Goldstein. Tu avais raison. Il sentait un peu. »

Ernst s’écarta d’elle, un sourcil levé.

« Tu te souviens ? Tu as dit…

— J’ai dit quoi ?

— À propos des Juifs.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Qu’ils ont une odeur », finit-elle par lui rappeler. Mais le visage d’Ernst resta inexpressif ; elle déglutit, regrettant d’avoir abordé cette question. La calomnie lui avait laissé un mauvais goût dans la bouche, comme des biscuits dans lesquels on aurait mis du sel au lieu du sucre.

« Je n’ai rien dit de tel », se défendit Ernst d’un air perplexe. Je l’ai peut-être pensé, mais je ne l’aurais jamais exprimé, c’est sûr. Et toi non plus, tu ne devrais pas. C’est indigne de toi.

Marta rougit : « C’était pour rire. » Comment s’y était-il pris pour qu’elle se sente aussi cruche alors qu’au départ l’idée était venue de lui ?

Elle fit une nouvelle tentative. « Tu te souviens ? Tu as dit… l’autre nuit… ? » Mais elle se rendait bien compte qu’il n’avouerait rien. Il fallait s’y attendre. Si leur secret était découvert, elle le sentait, cela se passerait de la même manière : il sauverait sa peau au prix de la sienne.

Elle enroula une boucle autour de son index et tira dessus. Une bouffée de colère montait en elle ; elle tâtonna à la recherche d’une façon de corriger ce déséquilibre, d’une arme dont elle pourrait se servir pour le blesser en retour. « Anneliese a des soupçons », s’entendit-elle déclarer.

Elle eut la vision fugitive d’une baignoire remplie de sang.

Immédiatement, la mâchoire d’Ernst s’affaissa. Il fit un grand pas en arrière. « À notre sujet ? Comment ? »

Ils entendirent rugir le train qui entrait en gare. Marta ne répondit pas à sa question ; il méritait de transpirer un peu, d’avoir aussi peur qu’elle. Elle détourna nonchalamment son regard et se pencha un instant hors du recoin où ils se cachaient. Elle aperçut Pepík à côté d’un groupe de garçons : Ralphy, le fils de Hanka Guttman, et un des blondinets Ackerman, aux yeux bleus comme la glace… comment s’appelait-il déjà ? Ils se ressemblaient tous tellement entre eux, ainsi qu’à leur père.

« Marta, insista Ernst. Tu es sûre ? Comment le sait-elle ? » Il était marié, le bras droit de Pavel à l’usine, et un ami proche du couple Bauer. Pas question qu’il se fasse attraper à rôder autour de leur gouvernante. Mais elle ne répondait toujours pas : elle avait maintenant les yeux fixés sur Pepík, qui lui tournait le dos ; elle le vit tendre ses chocolats au petit Ackerman. Le garçonnet arracha le sachet des mains de Pepík. Un gros homme en uniforme de chef de train obstrua son champ de vision, puis elle revit Pepík, son expression choquée, les chocolats répandus par terre.

Ernst lui agrippa le coude. « Marta », répéta-t-il. Mais elle lui échappa d’un geste brusque et se fraya un chemin entre une femme portant un étui à violon et une bande de fillettes qui jouaient aux billes. Pepík était debout derrière elles, immobile. Médusé. Elle aurait voulu pouvoir le rejoindre encore plus vite. Une pierre heurta le côté de son visage. Il porta la main derrière son crâne et le frotta. Une autre pierre le frappa au front ; il tressaillit et se couvrit la tête de ses mains.

Marta l’atteignit enfin, le souleva de terre et le serra tout contre elle. Quel soulagement de l’avoir dans ses bras, en sécurité.

Le petit Ackerman, lassé de lancer des pierres, avait maintenant entrepris d’écraser ostensiblement les cerises enrobées de chocolat de Pepík. Marta se dit qu’elles éclataient sur le dallage comme des vaisseaux sanguins.

« Mauviette ! lança le gamin à Pepík. Sehen Sie sich die Heulsuse an ! »

Marta tourna le dos aux garçons, emportant Pepík dans ses bras. L’un des cailloux l’avait égratigné ; la coupure était petite, mais assez profonde. Elle se lécha le pouce pour essuyer le sang qui coulait sur sa joue. « Tu devrais avoir honte, lança-t-elle au petit Ackerman en se retournant de nouveau pour lui faire face, surprise par l’intensité de sa voix. Attends un peu que je le dise à ta mère. »

Loin de se le tenir pour dit, l’enfant lui répondit insolemment, ses bras robustes croisés sur la poitrine : « Ma mère, ça lui fera plaisir. » Marta vit qu’il avait une grosse croûte infectée sur le coude. Et derrière son épaule, suspendue aux chevrons du toit de la gare, flottait une bannière aux armes de l’Allemagne, avec l’aigle noir tenant entre ses serres une couronne au centre de laquelle figurait un svastika.

*   *   *

Sur le chemin du retour, Pepík ne prononça pas un mot. Il refusa que Marta l’aide à grimper sur le muret de pierre qui bordait la place pour jouer au funambule comme à son habitude. Il ne voulut pas qu’elle le porte sur son dos. Lorsqu’ils rentrèrent à la maison, Anneliese, vêtue d’une jupe coupée dans le biais et chaussée d’escarpins rubis, fumait une cigarette devant la grande fenêtre. Laissant tomber son sac sur le gros pouf en cuir, Pepík courut au salon trouver l’oubli dans son empire.

Sa mère avala une bouffée et lança d’une voix aiguë dans sa direction : « Pepík. Reviens ici et enlève tes chaussures. » Elle se toucha la lèvre inférieure avec l’index.

« Quelle belle journée », observa Marta, faisant de son mieux pour conserver un ton enjoué. Voyant qu’Anneliese était de mauvaise humeur, elle cherchait à protéger Pepík après ce qui venait de lui arriver à la gare. Mais Anneliese ne se laissa pas distraire.

« Pepík. Tomáš. Bauer », martela-t-elle (Tomáš, se souvint Marta, en l’honneur de Masaryk, l’ancien président. Beaucoup de petits garçons portaient ce prénom.) « Reviens ici immédiatement et fais ce que je te dis. »

Pepík hésita, pesant le pour et le contre.

« Pepík, souffla doucement Marta. Écoute Maminka. »

L’enfant se tourna vers les deux femmes et Marta crut qu’il allait obéir, mais, au contraire, il courut vers elle et enfouit son visage dans sa jupe.

Les mâchoires d’Anneliese se crispèrent. Elle prit brusquement une autre bouffée de sa cigarette. « Pourquoi n’est-il pas à l’école ? » s’enquit-elle tandis que la fumée lui sortait par les narines.

« J’ai mal à ma joue », marmonna Pepík contre la cuisse de Marta.

Mais Marta garda les yeux fixés sur Anneliese. « L’école est occupée par les jeunes réservistes tchèques, madame Bauer. » Faisant de son mieux pour lui transmettre ce renseignement comme si c’était la première fois, alors qu’elle en avait déjà avisé Anneliese la veille au soir, tandis qu’elles tripotaient le bouton de la radio en attendant l’émission de la BBC. Les premières notes de l’indicatif provoquaient un silence attentif dans toute la maisonnée, qui tendait alors l’oreille vers le poste. Par contre, comme Pavel était le seul à comprendre l’anglais, c’était à lui qu’incombait la tâche de traduire.

« Où étiez-vous passés, alors ?

— Nous sommes allés à la gare pour regarder les trains. »

Anneliese brandit sa cigarette par-dessus son épaule entre deux ongles vernis de rouge : « Et si nous lui faisions faire des activités scolaires, plutôt que de l’emmener dans des endroits infestés de voyous et de lui passer tous ses caprices ? »

Puis, rusée, elle prit un ton plus doux pour regagner l’affection de son fils. « Tu es allé voir les trains, miláčku ? »

Marta s’agenouilla devant le garçonnet. Elle força les petites mains à s’écarter. Ses joues potelées étaient toutes rouges et, autour de la petite blessure, la peau était rose et enflée. Elle l’attira contre elle et lui chuchota à l’oreille : « Va faire un gros bisou à Maminka. »

C’était risqué de faire ainsi des messes basses avec lui devant Anneliese. Si Pepík refusait d’obéir, elle aurait l’air d’une insolente. Pepík resta figé ; ses yeux de biche allaient et venaient entre les deux femmes.

« Vas-y », souffla Marta. Elle leva les sourcils pour bien lui montrer qu’elle ne plaisantait pas.

S’arrachant à son étreinte, Pepík traversa la pièce en courant pour rejoindre sa mère, où il reprit la même position, le visage enfoui entre ses jambes. Anneliese écrasa sa cigarette et passa ses doigts fins dans les boucles de son fils. « Voilà, lança-t-elle à Marta. Pauvre chou, tout ce qu’il voulait, c’était sa maman. »

Cette remarque déconcerta Marta, qui rougit d’indignation. Deux mots lui traversèrent l’esprit : sale Juive. Elle rougit de plus belle, s’étonnant de les avoir pensés, mais laissa les mots flotter derrière ses yeux, soupesant leur poids. C’était elle qui venait de pousser l’enfant à aller vers sa mère ; en quoi Anneliese se croyait-elle autorisée à lui faire cette injure ?

Mais Marta prit une grande respiration et s’arma de patience. Elle se rappela que c’était elle qui avait vraiment élevé Pepík. Elle savait quelle quantité de chocolat saupoudrer sur son kase, combien de temps faire réchauffer son lait le soir. En plus, elle avait la générosité de partager l’enfant avec sa mère. Et, bien qu’elle ne l’eût admis pour rien au monde, en son for intérieur, elle sentait bien que c’était elle que Pepík aimait le plus.

Anneliese s’agenouilla devant son petit garçon et lança à Marta un regard perçant. « Qu’est-il arrivé à son visage ? »

Marta hésita : « Il est tombé, madame Bauer. »

Ce mensonge lui procura un certain plaisir, un bref moment de revanche. De toute façon, pour expliquer ce que lui avait fait le petit Ackerman, il lui aurait fallu confesser qu’elle n’avait pas bien surveillé Pepík. Anneliese avait déjà des soupçons au sujet d’Ernst ; Marta ne voulait pas qu’elle devine que c’était à lui qu’elle avait accordé son attention plutôt qu’à l’enfant.

Elle se dit qu’il valait mieux épargner la vérité à Anneliese, déjà bouleversée par le discours d’Hitler la veille au soir : il avait demandé la reddition du territoire des Sudètes. Penchés au-dessus du poste, les Bauer fulminaient. Hitler avait déclaré qu’après la dernière guerre l’Allemagne avait renoncé à plusieurs territoires — l’Alsace-Lorraine, le corridor de Dantzig — et que c’était maintenant au tour de la Tchécoslovaquie. Pavel traduisait vite, presque dans sa barbe.

« Il oublie de mentionner que l’Allemagne n’a abandonné ses territoires que contrainte et forcée », avait rétorqué Anneliese à son mari, les poings sur les hanches.

Non, ce n’était pas le moment de contrarier encore plus Mme Bauer en lui faisant part de cette nouvelle injustice, envers son fils cette fois. Cela ne regardait que Marta, elle qui savait déjà tout ce qui concernait l’enfant. Elle pouvait bien garder ce secret en plus de tous les autres. Elle se persuada que c’était pour le bien d’Anneliese. Et que celle-ci méritait d’être trompée.

*   *   *

Le soir tombait. En regardant par la fenêtre de Pepík, Marta aperçut Ernst qui l’observait d’en bas, dans la rue. Il soutint un instant son regard et fit un petit hochement de tête. Presque imperceptible, mais réel.

Elle rabattit le bonnet de nuit de Pepík sur ses oreilles et l’embrassa sur le front, humant le parfum du savon de son bain. « Fais de beaux rêves, miláčku. » La respiration du garçon prit le rythme du sommeil presque avant qu’elle ait eu le temps d’éteindre la lampe. Les Bauer étaient assis devant la radio, dans le salon ; elle leur souhaita bonne nuit et se retira dans sa petite chambre. Ôta ses grosses chaussures et s’allongea tout habillée sur les couvertures. D’en bas montaient leurs voix comme la fumée d’un feu de bois, un murmure indéchiffrable et chaud. Elle faillit s’endormir, mais fut éveillée par le bruit que faisait Pavel en grimpant l’escalier, puis celui de la porte de la chambre des Bauer qui se refermait, au bout du couloir.

Elle attendit encore une heure, juste pour être sûre.

Les clés de l’usine étaient froides dans sa main ; elle regretta de ne pas avoir pensé à prendre des gants. Les nuits fraîchissaient, se dit-elle. L’hiver, tel un affreux pressentiment. Elle traversa la passerelle, laissa les lourdes portes de fer se refermer derrière elle. Le hall de l’usine était plongé dans l’obscurité ; l’ombre d’un imperméable noir pendait à un crochet près de la porte. Le visage d’Ernst lui rappela la gare, les gamins qui avaient lancé des pierres à Pepík, mais elle ne pouvait plus rien y faire maintenant ; elle chassa l’idée de son esprit.

Le sol était couvert de poussière de lin pareille à de la neige. Ernst la plaqua contre le mur glacé et pesa contre elle de tout son poids. Le ciment rugueux s’agrippait à ses bas. Il se pencha pour l’embrasser ; Marta lui échappa en détournant la tête. « Tu ne vas même pas me dire bonjour ? »

Il éclata de rire. « Salut, beauté. » Il promena légèrement ses mains sur ses fesses. « Quoi de neuf dans ton monde ? »

Elle fit un effort pour penser à quelque chose d’intéressant, qui soit digne d’être raconté, mais ses journées se ressemblaient toutes. « Les Bauer commencent à s’inquiéter, répondit-elle.

— À propos de quoi ?

— À propos d’Hitler. »

Elle ne dit rien au sujet de sa remarque plus tôt, à la gare — concernant les soupçons d’Anneliese quant à leur liaison —, et Ernst ne lui posa pas de questions. Il semblait avoir l’esprit ailleurs. « Je crois bien qu’il va y arriver, en fin de compte », déclara-t-il.

Marta repoussa ses mains de son derrière. « Hitler ? À quoi ? »

Ernst remit ses mains au même endroit et sourit : « À nous libérer. Des Tchèques. » Il lui pinça doucement une fesse.

« Des Tchèques ? N’es-tu pas l’un d’eux ? Elle s’interrompit. L’un de nous ?

— Je suis Allemand », s’empressa-t-il de répondre.

Évidemment qu’il l’était, au même titre que la majeure partie de la population du territoire des Sudètes. C’était même, Marta le savait fort bien, la raison de l’immense popularité d’Hitler dans la région.

« Aux dernières élections, les nazis ont recueilli quatre-vingt-cinq pour cent des votes du territoire des Sudètes », déclara Ernst avec un peu trop d’enthousiasme.

« Donc, demanda Marta pour clarifier, tu es pro-Allemand, mais pas antisémite ? »

Ernst se racla la gorge d’une manière que Marta ne parvint pas à interpréter.

Elle recula pour mieux voir son visage. Elle éprouvait l’envie de lui toucher la joue, mais elle avait le bras coincé derrière elle, entre son dos et le mur de ciment. « Hitler n’est qu’un tyran de cour d’école monté en graine », fit-elle. Mais elle n’avait pas terminé sa phrase qu’elle se demandait déjà si c’était vraiment ce qu’elle pensait. Ce qu’elle sentait vraiment — au sujet d’Hitler ou de quoi que ce soit d’autre — restait enfermé dans sa poitrine. Elle avait perdu la clé depuis longtemps. Ce qu’elle contenait restait aussi mystérieux pour elle-même que pour les autres. Et que savait-elle vraiment, au sujet d’Hitler ou de qui que ce soit d’autre ? Elle ne faisait sans doute que répéter ce qu’elle avait entendu Anneliese dire.

À la pensée d’Anneliese, Marta fut parcourue d’une onde d’indignation. Pauvre chou, tout ce qu’il voulait, c’était sa maman.

Ernst, qui l’observait de près, remarqua que son visage rougissait de colère. « Hitler n’est peut-être qu’une petite frappe. À moins qu’il ne soit l’homme du siècle, répondit-il avec douceur. D’un côté comme de l’autre, ça ne laisse rien présager de bon pour les Bauer.

— Pourquoi pas ? » Marta s’efforçait de dégager son bras, mais le corps d’Ernst pesait trop lourd contre le sien. « Ils ne sont pas juifs, protesta-t-elle. Enfin, pas juifs. Tu le sais très bien. »

Ernst avait les deux mains plongées dans ses cheveux ; il les noua dans son poing et tira doucement. « Les gens disent que ce n’est pas qu’une religion. » Il s’interrompit. « Ils disent que c’est une race.

— Tu crois vraiment… »

Il hocha la tête. « Je commence à penser la même chose. Une race inférieure. Maintenant, je fais partie d’un groupe qui… » Mais sa voix s’estompa, laissant Marta s’interroger sur la nature exacte du groupe auquel Ernst venait de se joindre. Et s’il avait raison ? se demanda-t-elle. L’idée paraissait ridicule — n’importe qui pouvait constater que les Bauer étaient comme tout le monde — et, pourtant, il y avait là-dedans quelque chose qui sonnait juste, même pour Marta.

Ernst toussa contre le dos de sa main. « Toi, au moins, lança-t-il, tu es cent pour cent pure. »

Elle leva les sourcils.

« Une beauté comme toi », reprit-il.

Marta se remit à se tortiller et il s’aperçut qu’elle avait mal, qu’elle n’arrivait pas à remuer avec son bras replié derrière son dos. « Excuse-moi », souffla-t-il en se penchant vers l’arrière pour la laisser changer de position. Il la regarda tendrement, puis reporta son regard sur le mur, plusieurs centimètres au-dessus de sa tête. Toute douceur évanouie, il reprit brusquement la parole : « Les Juifs sont la cause de tant de problèmes en Allemagne. Les deux questions sont inséparables.

— Comment… », balbutia-t-elle ; mais Ernst semblait avoir oublié sa présence. On aurait dit maintenant qu’il parlait tout seul, comme pour cimenter sa réponse à une question avec laquelle il aurait lutté dans son esprit.

« L’Allemagne — comme la Tchécoslovaquie — serait bien mieux lotie s’il n’y avait plus de Juifs du tout. »

Marta leva son visage pour parler — pour protester —, mais il couvrit sa bouche ouverte avec la sienne.

*   *   *

Le dernier jour de septembre, quelque chose tira Marta très tôt de son sommeil. En général, elle entendait Sophie faire du vacarme dans la cuisine, mais à cinq heures du matin il était encore trop tôt, même pour cela. Elle enfila ses pantoufles et se rendit dans l’entrée où était accrochée une rangée de photos de Pepík, une par anniversaire. Cinq au total ; la sixième était encore chez l’encadreur. Comme il avait grandi… elle n’en revenait pas, vraiment. Le miracle quotidien que cela représentait. Elle entra dans sa chambre sans faire de bruit ; il dormait sur le dos, les bras relevés au-dessus de la tête, ses joues potelées rouges comme le ventre du poêle à charbon. Depuis l’incident de la gare, il avait pris l’habitude de s’endormir en serrant un de ses soldats de plomb dans sa main. Il s’y accrochait comme à une fiole de potion magique qui l’aurait rendu inconscient et dont il aurait eu besoin pour revenir au monde des vivants.

À croire, pensa-t-elle, que le pays tout entier était plongé dans un profond sommeil. Le 28 septembre — fête de saint Wenceslas, patron des Tchèques — était passé sans aucune des célébrations habituelles. On aurait dit l’éclat d’une allumette : un bref éclair, puis le retour en force de l’obscurité.

Marta remonta la couverture sous le menton de Pepík, l’embrassa et le laissa dormir. Elle descendit moudre le café des Bauer ; bien que ce fût le travail de Sophie, Marta ne détestait pas s’en charger. Mais lorsqu’elle entra dans le salon, la radio était toujours allumée et Pavel, debout devant la grande fenêtre, lui tournait le dos. Il ne portait que sa mince chemise de nuit de coton blanc, à travers laquelle elle discerna le contour musclé de son derrière.

Ne sachant ce qu’il faisait debout de si bonne heure, elle se mit à remonter doucement l’escalier à reculons. Mais il l’entendit bouger et se tourna vers elle.

Il prononça son nom une seule fois. « Marta. »

Elle ne lui avait jamais vu cette expression auparavant. Le mot qui lui vint à l’esprit était anéanti.

« Monsieur Bauer ? Je m’apprêtais justement à… », mais Pavel s’éclaircit bruyamment la gorge. Il ne parut pas s’apercevoir qu’elle était elle-même à peine décente, vêtue seulement de sa légère robe de chambre et chaussée de ses pantoufles, avec ses boucles encore emmêlées de sommeil.

« Il nous a trahis », dit Pavel.

Marta resserra les pans de sa robe de chambre autour d’elle. « Qui ? »

Elle éprouvait l’horrible impression que Pavel était au courant pour Ernst — à quoi pensait-elle donc en prenant les clés de l’usine, et sous son nez en plus ? —, mais au lieu de cela, Pavel répondit : « Ce bon vieux J’aime Berlin.

— Je vous demande pardon ?

— J’aime Berlin », répéta-t-il. Il attendit, mais Marta n’avait pas compris ce calembour français. « Cham-berlain, finit-il par articuler. Chamberlain. L’Angleterre. Et la France. »

Elle cligna des yeux. « Je m’apprêtais justement à préparer votre café », reprit-elle.

« On avait un accord. Et voilà qu’ils sont allés rencontrer Hitler et qu’ils nous ont abandonnés à l’Allemagne. Le territoire des Sudètes tout entier. Comme s’il leur appartenait de disposer de nous ! » Pavel prit une longue et profonde inspiration. « Ils ne nous ont même pas invités à la table de négociations, reprit-il. Ils nous ont dépouillés de la Tchécoslovaquie, comme si de rien n’était. »

Marta se représenta l’épaisse pelure des oranges de Noël, que les Bauer célébraient comme tout le monde ; c’était une fête populaire, une occasion de se retrouver en famille. Il allait falloir qu’elle le rappelle à Ernst.

Pavel la regarda en face pour la première fois depuis qu’elle était entrée dans la pièce ; elle vit que c’était grave : il avait des larmes dans les yeux. « Hitler les a convaincus. Daladier, Mussolini. Chamberlain dit qu’il s’agit de “la paix pour notre époque”. »

Il se palpa le visage comme pour s’assurer qu’il était toujours là.

Marta cherchait une réponse mais ne savait trop que dire. Peut-être qu’Ernst pourrait lui venir en aide ? Mais à la lumière de ses remarques récentes, c’était une idée idiote ; elle poussa un grognement. Pavel lui lança un regard perçant. « Qu’y a-t-il ?

— Rien, répondit Marta. Je n’arrive pas à croire que c’est vraiment arrivé. »

C’était vrai : elle en était incapable. On avait tant parlé de l’Autriche et de l’Anschluss ; des mois et des mois qu’Hitler, à la radio, chantait les louanges de ses lois de Nuremberg. L’idée que le territoire des Sudètes pourrait lui appartenir, qu’il allait bientôt y mettre les pieds, tenait de l’absurde. La vie se déroulait dans les grandes villes, à Francfort et à Milan, à Prague où les Bauer se rendaient pour assister à des concerts ou à des réunions d’affaires. Rien n’allait se passer ici, dans leur petit bourg. Ni maintenant, ni jamais.

La radio continuait à babiller comme une bouilloire sur un feu doux. Pavel fit un signe de tête dans sa direction. « C’est un acteur du Théâtre national qui lit un texte écrit d’avance. Le président Beneš n’a pas eu le courage de nous annoncer lui-même la nouvelle. Pas plus qu’aucun autre membre du gouvernement. »

Il se tenait à un pas d’elle en vêtements de nuit. Mais Marta sentait qu’elle allait pouvoir oublier ce qu’elle portait, ce qu’il portait ; il n’allait pas le remarquer.

« Bande de lâches », cracha-t-il. Elle aurait été bien en peine de dire si c’était leur propre gouvernement qui les avait trahis, ou bien les gouvernements anglais et français.

La lumière s’accumulait peu à peu dans la pièce, comme des fleurs des champs dans les bras d’un enfant qui les cueille. Il allait encore faire chaud. Pavel et Marta regardaient la place sans rien dire. Marta, qui n’était jamais allée au cinéma, avait tout de même entendu parler du grand écran, et c’est ainsi qu’elle se représentait la fenêtre qui donnait sur le bourg : un écran sur lequel se déroulaient les événements du monde. Une rumeur montait maintenant vers eux, grondant sur les pavés. Pavel jura dans sa barbe et se prit le visage à deux mains. Il regarda de nouveau, mais baissa rapidement la tête, comme pour faire disparaître ce qu’il avait vu.

Des camions pénétraient sur la place, des camions énormes, munis de canons braqués devant eux, accompagnés de tanks portant les emblèmes de la Wehrmacht. Derrière eux montait la lumière de l’aube, dont le rose doré éclairait de manière presque flatteuse le métal luisant. Pavel redressa les épaules en signe de défi. Il leva un doigt qu’il posa sur le coude de Marta, comme si, seul, il était incapable de faire face à tout cela.

Marta s’écarta machinalement : tout contact physique avec son patron était immoral. Elle eut une nouvelle vision, celle d’Ernst disant : « Sales… » Pourtant, M. Bauer sentait le savon et la crème à raser, et derrière ces parfums, celui de sa peau, de la chaleur des draps. Il avait la même odeur qu’elle : l’odeur humaine. Du reste, quelque chose de dramatique était en train de se produire, des événements extraordinaires nécessitant des mesures hors de l’ordinaire. C’était bien ce qu’il convenait de faire : rassurer une personne en détresse. Elle ne connaissait rien à la politique, mais les Bauer lui tenaient lieu de famille. Quelle mouche l’avait piquée ? Ils étaient pareils à ce qu’ils avaient toujours été, et elle était de leur côté. Du côté de M. Bauer. Ernst pouvait bien croire ce qu’il voulait.

Marta se rapprocha de Pavel et leurs bras se touchèrent de nouveau. L’un près de l’autre, ils firent équipe tandis que les tanks allemands emplissaient la place de leur village.

*   *   *

Lorsque Marta redescendit, au milieu de la matinée, Pavel avait pris la voiture pour se rendre à l’usine. Comme tous les propriétaires d’une automobile, il avait les moyens de s’offrir un chauffeur, mais il choisissait de s’en passer. Pourquoi, se plaisait-il à demander, paierait-il quelqu’un pour jouir à sa place du plaisir de conduire ?

Marta passa le plus clair de la journée à ranger la chambre de Pepík. En balayant sous le lit, elle trouva, avec deux soldats de plomb égarés, un pantalon de golf marron roulé en boule qu’elle secoua ; découvrant dans le tissu un trou de la taille exacte d’une pièce de dix couronnes, elle se mit aussitôt à le rapiécer, faisant de son mieux pour ne pas penser à l’irruption des Allemands. Cette occupation ne durerait pas, se dit-elle ; il ne pouvait en être autrement.

L’après-midi tirait à sa fin lorsqu’elle descendit se préparer une tasse de tilleul à la cuisine. Sophie était penchée sur un bol de pommes dont la pelure tombait en volutes aussi parfaites que celles qu’elle avait sur la tête. Bien sûr, se dit Marta : Sophie dormait avec des papillotes dans les cheveux.

Sophie allait avoir vingt ans et, n’eût été son bec-de-lièvre, elle aurait été presque belle. Ce n’était pas bien grave, rien qu’un pli de peau luisante sous le nez. Tout de même, Marta avait du mal à en détacher son regard.

« Tu fais des strudels, remarqua-t-elle.

— Et alors ?

— Est-ce que ce n’est pas un peu trop… allemand ? Particulièrement aujourd’hui ? »

Sophie s’empara d’une pomme. « Passe-moi le couteau.

— La mère de M. Bauer vient dîner. On est vendredi.

— Comment ça, trop allemand ?

— Avec tout ce qui se passe. » Marta leva les sourcils, mais Sophie se contenta de hausser les épaules.

« Ce n’est pas merveilleux ? » Elle ne se donnait même pas la peine de baisser le ton ; Marta craignit qu’Anneliese ne l’entende, mais le craquement des lattes du plancher leur parvint d’en haut, ainsi que le grincement qui accompagnait l’ouverture de la porte du poêle et le bruit sourd du charbon qu’on y jetait.

« Merveilleux, vraiment ? rétorqua Marta.

— Bien sûr. Il va les extirper d’ici. »

Tenant toujours le couteau à éplucher, Sophie fit tourner le fruit sous la lame.

« Les Juifs ? » demanda Marta, bêtement. Qu’avaient-ils tous à se soucier tellement des Juifs, tout d’un coup ? D’abord Ernst et maintenant Sophie. C’était pénible. Et inquiétant.

Sophie hocha la tête. « Si tu as ne serait-ce qu’un grand-parent Juden, expliqua-t-elle, alors tu es Juden toi aussi. Pour obtenir ton Ariernachweis, tu dois avoir quatre grands-parents purs.

— Mon quoi ?

— Prends ça. Sophie tendit à Marta la pomme épluchée.

— C’est quoi, un…

— Tiens ça. Elle tendit le couteau à Marta.

— Aïe ! Fais attention.

— Pardon », s’excusa Sophie.

Marta suça le bout de son doigt. « Sophie, obtenir un quoi ?

— Un Ariernachweis. Un certificat d’aryanité. »

Marta parlait tchèque. Le seul allemand qu’elle connût, elle l’avait appris dans Der Struwwelpeter, dont Pepík pouvait réciter les histoires par cœur : celle du petit garçon qui suçait son pouce et qui se le faisait couper par un tailleur armé d’une grande paire de cisailles ; celle d’un autre petit garçon qui refusait de manger sa soupe et qui finissait par mourir d’inanition, et cetera. Ouvrage sinistre s’il en fut.

« Si tu n’as pas encore ton Ariernachweis, il va t’en falloir un, reprit Sophie. Bientôt. » Elle écarta les doigts et se mit à lécher le jus dont ils étaient enduits, un par un.

Marta mit de côté le bol de fruits épluchés, non sans l’avoir recouvert d’une assiette de porcelaine ébréchée. Elle n’avait jamais connu sa mère, à plus forte raison ses grands-parents maternels. Elle ignorait combien de secrets pouvait receler cette partie de son passé.

Son père, elle s’en souvenait, malgré son désir du contraire… Maintenant, sa famille, c’était les Bauer. Ils n’en avaient jamais parlé de façon explicite, mais elle sentait qu’ils avaient un accord tacite.

« Chamberlain a promis la paix pour notre époque », observa Marta.

Sophie jeta les épluchures de pommes dans la poubelle placée sous l’évier. Elle emplit d’eau le bol à mélanger vide et se mit à frotter.

« La paix pour notre époque, répéta-t-elle. C’est ce qu’on verra. » Et se penchant par la fenêtre, elle vida le bol dans le caniveau.

« C’est ce qu’on verra ? Que veux-tu… »

Elles entendirent alors Pavel rentrer à la maison, le cliquetis des clés de l’usine qu’il remettait sur le crochet près de la porte. À travers l’arche qui séparait les deux pièces, Marta entrevit son complet-veston et ses boutons de manchettes. Elle repensa à la mince chemise de nuit qu’il portait pas plus tard que ce matin, au moment d’intimité qu’ils avaient partagé. Mais il changeait si fréquemment d’apparence ces jours-ci. En ce moment, il avait l’air d’une personne entièrement différente.

*   *   *

Marta entendit Pavel crier bonjour à sa femme, puis les pas d’Anneliese qui descendait l’escalier. Pas de menus propos aujourd’hui, pas de baisers. « Je veux qu’on aille à Prague », déclara Anneliese.

Un ange passa. Marta leva les yeux des chlebíčky qu’elle était en train de préparer. Pavel allumait sa pipe, égalisant les brins de tabac, approchant une allumette du fourneau et tirant sur le tuyau pour faire prendre le feu. Il se servait de ses joues comme d’un soufflet.

« Je suis en train d’acheter de nouvelles bobines, répondit-il.

— De nouvelles quoi ? demanda Anneliese.

— De nouvelles bobines. Pour les métiers à filer le lin.

— Pavel. Tu as entendu ce que je viens de dire ? » Anneliese n’avait pas l’habitude de voir ses désirs ignorés. Le bruit de son briquet retentit ; de là où Marta se tenait dans la cuisine, elle vit le salon s’emplir de fumée, celle, grise, de la cigarette d’Anneliese s’élever à la rencontre de celle de la pipe de Pavel, d’un bleu plus doux.

« On a le choix entre deux types de bobines, reprit Pavel. Ernst m’a recommandé la plus chère des deux.

— Quel imbécile, lança Anneliese avec force. Penser à des bobines à un moment pareil. »

Marta se demanda si c’était Ernst qu’elle traitait d’imbécile ou son mari, qui se tenait là, juste devant elle.

L’ange repassa et Marta se remit à la tâche, déposant des tranches de fromage sur le pain noir et dense. Comme Pepík aimait aussi les oignons, elle lui en coupa une lamelle ; l’odeur âcre lui fit couler les yeux. Lorsque Anneliese reprit enfin la parole, ce fut d’une voix tremblante : « Hitler est arrivé, Pavel. Tu ne vois donc pas ce qui se passe tout autour de nous ? »

De l’autre côté de la fenêtre, un flot de gens défilait vers la gare. Les uns chargés de paniers, d’autres de cartons à chapeaux ou d’un oiseau en cage, et ils portaient leur manteau d’hiver par-dessus leur tricot malgré le radieux soleil d’automne. Mais Pavel ne céda pas devant sa jeune épouse. « Nous avons investi dans notre pays et nous allons continuer à le faire, déclara-t-il comme pour mettre à l’épreuve ses nouvelles certitudes. La seule façon de fonctionner ici, c’est de baser nos actions sur la foi en une certaine permanence.

— Prague fait partie de notre pays.

— C’est ici qu’est l’usine.

— Mais ta mère… elle veut partir. »

Pavel ricana. « Aussi sûr que Jésus est monté au ciel !

— Elle est trop âgée pour rester si ça continue comme ça.

— Ma mère ne partirait d’ici pour rien…

— Et Pepík, alors ? »

Marta avait eu vent d’une rumeur voulant que les enfants juifs d’Egra aient été rassemblés et fusillés. Mais ce n’était qu’une rumeur, elle ne pouvait en être certaine. Elle l’effaça de son esprit comme, enfant, elle effaçait son ardoise d’un coup d’éponge.

Pavel répondit quelque chose que Marta ne put discerner ; elle eut beau tendre l’oreille vers le salon, elle ne distingua que les mots obligations et infrastructure. Elle le vit prendre sa femme dans ses bras, caresser ses boucles noires. Lorsqu’il ouvrit de nouveau la bouche, il parla d’une voix claire et calme. « Ne t’inquiète pas pour ma mère, dit-il. Elle ne partirait pas d’ici quand bien même on lui mettrait un fusil sur la tempe. Ni pour Pepík. J’y veillerai personnellement. » Il s’interrompit. « De toute façon, on ne peut pas prendre la fuite, Liesel, reprit-il. Nous devons rester et vivre comme nous le croyons. Sinon, Hitler gagnerait sans coup férir.

— Il n’a pas déjà gagné sans coup férir ? »

Marta s’aperçut qu’Anneliese avait raison. Mais Pavel n’allait pas mordre à l’hameçon aussi facilement.

« On reste, décréta-t-il. Il faut que tu me fasses confiance. Tout va bien aller. »

Trois jours plus tard, Marta apporta un télégramme à Pavel pour qu’il l’ouvre. Les nazis allaient occuper l’usine Bauer.