C’est un lit pour faire l’amour.
Un lit à une place, certes, mais un lit sensuel, attirant. Un lit où deux corps ne penseraient qu’à se serrer, s’étreindre, jouir à n’en plus finir. Un lit aux draps orangés, légèrement dentelés, dont la corolle s’évanouit à terre. Près de la dentelle, un mince filet de sang. C’est un lit pour faire l’amour, mais c’est un cadavre qui y sommeille. Une jeune fille. Dix-huit ans, d’après les calculs du flic. Et d’après sa carte d’identité, trouvée dans son sac, qui confirme ce que la mathématique visuelle avait supposé.
Un filet rougeâtre s’épanche de son cou violé par une lame tranchante. Ses lèvres n’ont pas encore bleui, ses yeux ne sont pas encore fermés. Le crime est récent. Le corps est encore chaud. On dirait presque que la fille rougit face à l’inspecteur. Qu’elle rougit de se montrer nue devant lui, la gorge nettement coupée, les yeux grands ouverts, peut-être encore figés sur le visage du meurtrier.
La jeune fille est sublime. Était. Bernard Longbey a beau approcher deux doigts de sa carotide, il a beau écouter son cœur, le verdict est irrémédiable. Elle est morte.
Les flashs crépitent derrière lui, presque au ralenti. Il n’a pas entendu ses collègues entrer. Les photos ont commencé. Les relevés d’empreintes aussi. L’identité judiciaire est venue immédiatement. Même pas besoin de la contacter. Le médecin légiste ne tardera pas lui non plus, emportant puis disséquant le corps.
— Qu’est-ce que tu fous là, Longbey ?
Rien d’agressif dans cette voix. Bernard a l’habitude qu’on lui pose la même question depuis des mois. Qu’est-ce que tu fais ici, t’es pas de service. Il se retourne, détachant ses yeux des minces poignets de la fille. Pat est face à lui. Patrick Bellec, jeune flic aussi ambitieux que beau gosse. La trentaine, brun, une force de la nature. Tout le contraire de Bernard, en apparence tout du moins. Bernard a trente-cinq ans à peine, mais il est décrépit. Sale. Vieux. Au bout du rouleau.
— J’ai entendu l’appel radio. J’étais à côté. Je suis venu.
— T’arrives toujours pas à dormir ?
— Comme tu vois…
— Tu la connais ?
Un temps d’arrêt. Réfléchir. Regarder les yeux de la fille. Des yeux trop bleus.
— Non, jamais vue. Tu sais qui c’est ?
— Jernin est en train d’interroger le concierge. Pour l’instant, on sait juste qu’elle s’appelle Aurore Boischel. 18 ans et quelques. Étudiante, bien sûr.
— Bien sûr ?
— T’as pas vu où on est ? Résidence Les Magnolias. Un truc réservé aux étudiants. Des studios à cinq cents euros. Autant dire que les charmants bambins qui viennent ici ne sont pas des fils de prolos. T’as fait le tour du propriétaire ?
— Non, je viens d’arriver.
Deux policiers sont postés à l’entrée du studio, empêchant les autres étudiants de pénétrer dans la chambre. Les empêchant de voir le cadavre. Bientôt, ils les interrogeront un à un. La nuit sera longue.
Le studio est minuscule. Douze mètres carrés tout au plus. Une kitchenette, un coin douche. Une étagère avec des livres de philo. Un sac d’écolière, avec un porte-clefs Tigrou, gisant par terre. Une odeur suave, sucrée. Une odeur faite pour l’amour. Les flashs ont cessé de crépiter. Les empreintes sont relevées partout : téléphone, table de nuit, sac, cuisine, corps de la fille, bien sûr. Corps toujours chaud.
— Le Doc est arrivé ?
— Pas encore, répond Pat. Et puis, on n’a pas encore réveillé le procureur.
— Qui a appelé les flics ?
— Coup de fil anonyme. Pas de localisation.
— Lieutenant ?
La voix vient de derrière la porte. Jernin entre, accompagné d’un vieillard.
— Il y a soixante-douze étudiants qui logent ici, reprend Jernin, soixante-douze plus le concierge, M. Pinto ici présent, et sa femme.
— Relève les noms, les empreintes de tous. Consigne-les dans leur chambre. Que personne ne reste devant la porte, merde ! Et redescends ce M. Pinto. On va les interroger les uns après les autres, dès ce soir.
— Dès ce soir, mais…
— Merde, Jernin. Tu sais bien que les trois quarts des crimes sont résolus dans les vingt-quatre heures. Si on perd du temps, c’est foutu. On les interroge, et on amène les moins nets au commissariat dès demain matin.
Bellec regarde sa montre, puis Pinto, le concierge.
— Tout à l’heure, quoi. Il est cinq heures. Et lui, il a rien vu ?
— Monsieur Pinto ? demande Jernin en s’adressant au petit homme.
— Rien, monsieur, rien monsieur, répond le vieux, avec une pointe d’accent portugais.
— OK, on rediscutera de ça.
Jernin sort en fermant la porte, sans un bruit. Un vrai silence de cathédrale pas même rompu par les étudiants à l’extérieur.
Sur les murs de la chambre, une tapisserie jaune, imitation crépi. Longbey arpente la pièce, tentant de ne pas déranger les trois hommes de l’identité qui recherchent la moindre trace, badigeonnant de la poudre magique sur tous les meubles, murs, et ustensiles. Une assiette, un verre s’égouttent près d’un évier en inox bon marché. Dernier repas, dernières gouttes. Sur le lit, Aurore garde les yeux fermement ouverts, une large entaille tout autour du cou, comme une chaîne en or oxydée. Une taille minuscule, tout juste 1 m 55. Des seins pas énormes, petits même à vrai dire. Des poils pubiens aussi bruns que ses cheveux sont blonds. Une belle au bois dormant décolorée.
— T’en penses quoi, Pat ?
— Je pense que dalle, Bernard, faut attendre le Doc.
Il arriverait bientôt, examinerait le corps rapidement, tout en luttant contre le sommeil qui engourdirait ses paupières. Bientôt, on emmènerait le corps à l’institut de médecine légale. Bientôt, on redescendrait les escaliers un à un pour interroger tous les étudiants.