Le bunker.
Rudy Poller connaissait cet endroit. Il y avait suivi Longbey à six reprises. Une fois, il avait tenté de s’aventurer sous les ronces, mais il avait renoncé.
L’odeur.
L’odeur était écœurante.
La première fois qu’il était venu, cela avait été précédé d’une filature de cent kilomètres. Habituelle. Il avait suivi Longbey sur l’autoroute. Cent kilomètres tout rond, avant de s’arrêter chez les Boischel. Il connaissait bien la route : le flic la prenait souvent.
Il venait voir la petite Aurore, une gamine avec qui il flirtait. Rudy la connaissait par cœur ; le flic la voyait constamment dans des cafés, des restaurants, et surtout dans la résidence étudiante où elle logeait. Ils avaient l’air de se connaître depuis des années. De s’apprécier. Et peut-être plus. Mais ce soir-là, le soir où Rudy Poller avait fait ces cent kilomètres avant de découvrir pour la première fois le bunker, le flic n’allait pas voir Aurore.
Du jour où Maurice Legrand était entré, il avait pris, à la suite des autres, l’habitude de communiquer avec ses pieds. À son réveil, son premier réflexe avait été de s’étirer afin de soulager ses bras engourdis. Mais la douleur était fulgurante. Ses poignets avaient heurté des espèces de pointes, là, en haut. On l’avait menotté, les bras au-dessus de la tête. Les menottes n’étaient pas des menottes traditionnelles de flic : elles étaient pourvues de pointes tranchantes qui s’enfonçaient, à chaque mouvement, dans ses veines.
L’odeur, surtout, était insupportable. Il comprit bien plus tard que deux de ses compagnons d’infortune étaient morts.
Ils avaient pris l’habitude de communiquer avec leurs pieds. Pas lettre après lettre, cela aurait été trop compliqué, fatigant. Harassant, même, et ils n’avaient pas besoin de cela. Il fallait économiser ses forces. On ne sait jamais. Une erreur de l’ennemi, et tout pouvait changer. Ils pourraient enfin sortir de là.
Ils y songeaient, bien sûr. Penser était la seule activité possible. Avec tous les dangers que cela représente.
La voiture des parents Boischel était garée devant la maisonnette. Théoriquement, le flic ne devait pas y entrer. Pour ce qu’en avait compris Rudy, ils n’étaient pas au courant de la liaison, et pour cause : le père devait avoir le même âge que Longbey. Bernard était sorti de son véhicule, une arme au poing. C’était la première fois que Poller le voyait dégainer. Le flic avait simplement sonné, l’arme à la main. Puis, lorsque le père d’Aurore avait ouvert, Bernard l’avait mis en joue, puis avait tiré. Rudy Poller se souvenait très bien de ce coup de feu. De son cœur qui s’était mis à battre à tout rompre. Du bruit du corps du père d’Aurore. De son cri. De la porte de la maison qui claque. De l’attente qui avait suivi, longue et angoissante, tassé sur son siège, à se demander s’il devait rester ou appeler Sam. C’était la première fois qu’il assistait à un homicide. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait. Au bout d’une heure et demie, Longbey était ressorti, traînant le corps du père de sa jeune maîtresse. Mais cela n’était rien. Rien à côté de ce qu’il allait advenir du corps. Et des futures victimes de Longbey.
Ils avaient créé, presque naturellement, sans même se concerter, une espèce de morse. Comme un nouveau langage pour des muets, atterris dans un lieu qu’ils ne connaissaient pas. Tous les soirs, le ravitaillement passait. L’autre survivant, celui qui s’autoappelait Claude (trois coups forts, et un coup rapide, mais c’était sans doute un pseudonyme) avait une conscience du temps qui passe assez aiguë. Tellement aiguë qu’il pouvait prévoir, à quelques minutes près, quand passerait le type. Comme ces chiens qui guettent, avec une espèce de sixième sens, le retour de leur maître.
— Sam ? C’est Rudy Poller.
— Rudy ? Comment allez-vous, vieux ? Vous m’avez appelé il y a à peine six heures.
— Justement, j’ai du nouveau. Vous vous souvenez de la gamine, la petite Aurore Boischel ?
— Oui. La maîtresse de notre cher flic…
— Ouais, je…
— Et bien ?
— Longbey vient d’enlever son père.
— …
— Allô ?
— Pouvez-vous répéter, monsieur Poller ?
— Longbey est allé chez les Boischel et a tiré sur le père, avait balbutié Rudy. Il a mis son corps dans le coffre de sa caisse.
— Vous êtes où, là ?
— Sur l’autoroute. Je retourne à Bois-Joli.
— Vous n’avez pas perdu le flic de vue, au moins ?
— Non.
— Personne ne vous a vu ?
— Non. C’est mon boulot, Sam. N’oubliez pas que vous m’avez engagé pour cela.
— Et Longbey ? Quelqu’un l’a vu ?
— Non plus. Il était sur ses gardes. Si quelqu’un avait été dans le coin, il n’aurait pas fait le coup. J’en suis sûr.
— Bien. Suivez-le. Puis rappelez-moi, et dites-moi ce qu’il fait du corps.
Ils étaient quatre. Du moins le pensaient-ils, puisqu’ils n’avaient jamais vu la lumière. Juste un petit halo lorsque le ravisseur ouvrait la porte. Et puis l’odeur ne trompait pas : il y avait des morts. Putréfiés. Que le ravisseur laissait à même le sol.
Maurice Legrand était arrivé il n’y avait pas si longtemps. Edmond avait reconnu le bruit de la voiture, une Laguna (trois coups brefs, deux coups très appuyés), à une heure inhabituelle. On ne leur amenait pas de la bouffe, cette fois-ci. Le type avait enlevé quelqu’un d’autre. Il allait être moins seul. Car les deux autres étaient bel et bien morts.
Au fur et à mesure de ses filatures, Rudy Poller soupçonnait de plus en plus Longbey d’être lui-même le fameux Sam. Pour une raison obscure, le flic se faisait suivre, et faire des rapports sur lui-même. Le détective n’avait pas bien compris pourquoi. Jusqu’au meurtre d’Aurore. L’assassinat de la petite avait eu l’effet d’un électrochoc.
Longbey voulait tout simplement savoir si personne ne le suivait pour pouvoir commettre ses crimes en toute impunité. Oui, c’était cela, le seul but de la filature. C’était d’ailleurs la question que Sam lui posait le plus souvent : y avait-il quelqu’un ? Longbey a-t-il été suivi ? Bien entendu… Comment avait-il pu être aussi idiot ? Il servait tout simplement de complice à Longbey ! Un complice qui lui assurait que la route était libre.
C’est pour ça que Poller avait appelé le flic. Qu’il lui avait laissé un message sur son répondeur, puis un rendez-vous au bunker. Pour qu’il se doute qu’il avait découvert le pot aux roses. Qu’il ne serait pas le complice d’un dément. Poller avait vu les corps. Fait son rapport à Sam. Avait voulu prévenir la police, puis fait marche arrière, à la demande de Sam. À plusieurs reprises, il avait vu le flic descendre de la viande dans le bunker. Il nourrissait ses proies à demi mortes, avec de la barbaque frelatée, comme des animaux dans un zoo. C’en était trop. Il n’était jamais entré dans le bunker, conformément à ce que lui avait demandé Sam. Mais il avait découvert la vérité. Et Aurore était morte. Le jeu était fini. Le rendez-vous était pris. Tout serait plus clair, à présent. Ce soir, il saurait ce qu’étaient devenus les corps. Il confirmerait ses soupçons sur Longbey-Sam. Il clôturerait cette affaire. Il livrerait Longbey-Sam aux flics. Aux vrais.
Ils avaient tous eu leur moment de panique. Ils avaient tous eu leur moment de rébellion. Tenter de mordre l’homme alors qu’il met la barbaque dans la bouche. La viande crue, du bœuf le plus souvent qui dégouline le long du torse, qui tombe parfois par terre. Impossible de le rattraper. Mieux valait garder le morceau cru dans la gueule et tenter de le mâcher doucement, même s’il avait un goût rance, même si la mâchoire semblait se débloquer tant elle était sollicitée par une tranche de cette envergure. Le morceau tombait, et il était perdu pour toujours. Le ravisseur ne pouvait prendre le risque de se baisser pour le ramasser. On ne sait jamais. Il donnait alors la ration d’eau quotidienne : un verre renversé à même la gorge grande ouverte. De l’eau au goût ammoniaqué.
Penser. La seule activité qui restait. Le seul organe en état de fonctionnement quand on doit faire sous soi. Bien sûr, chacun avait commencé par se retenir. Et puis, les sphincters avaient lâché, l’urine s’était écoulée, les selles s’étaient amoncelées dans leurs slips bloqués à jamais au sol. Odeur désagréable. Horrible. Tenace. Mais l’odeur, on s’y habitue. Beaucoup plus vite que le contact des matières fécales contre la peau. Beaucoup plus que l’écoulement acide entre leurs jambes ankylosées. Un picotement continuel. Ils n’osaient imaginer l’état de leurs jambes et de leurs fesses. Sans doute étaient-elles rongées peu à peu, creusées comme de petits cratères purulents. Mais le pire n’était pas là.
Car bientôt vinrent les rats. À la recherche d’un abri pour l’hiver, ils pénétrèrent dans le bunker. Maurice Legrand avait vu un beau soir une douzaine de petits yeux rougeâtres qui le contemplaient dans la pénombre. Si les rats n’avaient cherché qu’un abri, cela n’aurait pas dérangé les quatre hommes. Le problème est que, non contents de finir les morceaux de bœuf accumulés sur le sol, certains s’étaient peu à peu aventurés vers les hommes, attirés sans doute par l’odeur putride de leurs corps et de leurs matières fécales. Et la peur s’était installée. Ils ignoraient tout des desseins du ravisseur – allait-il les tuer, demander une rançon ? – mais ils savaient qu’à terme, les rats commenceraient à les dévorer. Ils imaginaient sans peine les petits crocs acérés s’enfoncer dans leur chair meurtrie. Meurtrie, mais insensible, gangrenée, morte. C’était peu à peu devenu leur obsession. Comment se débarrasser des rats ?
Dès qu’ils bougeaient, les pointes piquantes des menottes s’enfonçaient dans leurs chairs. Une veine atteinte, et c’était le grand boum. La rébellion, l’envie de partir ou de tuer les rats, s’arrêtait d’elle-même. Ils avaient également un bâillon sur la bouche, sauf à l’heure du repas, mais la règle, quoique jamais citée par le ravisseur, était respectée. Pas un mot, pas un cri pendant qu’on mange. C’est bien connu, on ne parle pas la bouche pleine. Le numéro un (un coup bref), comme il se nommait, en avait fait les frais : un œil en moins pour avoir crié. Au premier repas. Il avait averti ses nouveaux camarades dès leur arrivée. Avant sa mort, dans d’atroces souffrances. Des tortures pernicieuses. Des étranglements progressifs jusqu’à la syncope. Des lames de rasoir sur les seins. Un cutter qui glisse sur le globe oculaire. Avant le coup de grâce, plus propre celui-là : une balle dans la tête.
Bouffe tous les soirs. Assis par terre, en slip, dans la boue. Des menottes tendues au-dessus de la tête, suspendues à un crochet. Quelquefois, des fourmillements abominables le long des bras. Meurtris. Ils ne savaient pas quel était le but du type. Mais tous, l’un après l’autre, en y réfléchissant, avaient une idée du pourquoi. Tous, sans jamais en avoir parlé aux autres avaient une chose à se reprocher. Ils n’étaient pas des professionnels du crime. Ils n’étaient pas des célébrités richissimes. Ils savaient tous que c’était pire.