Bureau en désordre.
Vue sur celui d’en face.
Cynthia.
Vision agréable, surtout aux beaux jours, lorsqu’elle troque ses pantalons pour des petites jupes. Pas vraiment courtes, les petites jupes. Faut pas exagérer. On est en service, quand même.
Bellec se posa sur sa chaise. Plus exactement, il se laissa tomber. Sur son bureau, une photo. Celle de Béatrice Lerémont. Ex-madame Bellec. Elle n’aimait pas trop voir son mari folâtrer autour des jeunes recrues. Des mains parfois plus promeneuses que baladeuses. Certains jours, sa paume était carrément en randonnée fessière. Et ça n’en restait souvent pas là. Libido excessive, s’était-il autodiagnostiqué. Sa vie se limitait en fait à deux mots : sexe et service. Et là, il était en service. Hors de ma vue, Cynthia, se dit-il. Et le vœu se réalisa : l’aguichante psychologue criminologue sortit de sa cage de verre. Et s’embarqua avec une demi-douzaine de flics. Direction : la Riviera.
Bellec alluma son ordinateur. Windows émit un petit aboiement. Logiciel téléchargé sur Internet pour souhaiter la bienvenue à l’utilisateur. Voix de Yorkshire émasculé.
Bernard avait eu un coup de folie. Qui durait depuis des mois. Coup de folie aussi brutal qu’inexplicable.
La découverte de ce type assassiné, et du bunker.
Bernard, qui s’enfuit, au milieu des émeutes.
“il ne s’est pas enfui, et tu le sais bien… tu l’as laissé sortir de la voiture…” Faire taire la petite voix. Une voix à la douce intonation de Béatrice.
Bellec allait d’ailleurs se charger de fouiller la villa de Longbey. Pour l’enquête. Et pour lui-même. Il n’y avait rien d’autre à faire. Longbey s’était confié à Bellec, il y a très longtemps. Il n’avait plus de famille. Virginie, morte. Son père, mort. Sa mère, repartie dans sa Creuse natale. Sans nouvelles depuis près de quinze ans.
Il irait faire un tour à Lyon, chez Rudy Poller. Ce détective devait s’intéresser de trop près au trafic de Longbey. À ses crimes. À ses séquestrations. S’il avait été Bernard, il aurait filé dans la capitale des Gaules voir s’il y avait des preuves à faire disparaître. Au bureau de Poller. Encore que… Ber serait accusé d’homicide et séquestration. Il n’avait pas besoin de faire disparaître quoi que ce soit. Plutôt fuir. Mais pour où ? Longbey n’avait nulle part où aller. Oui, Bellec se rendrait à Lyon. Histoire de voir ce que le détective avait trouvé. Et surtout qui l’avait engagé. Car Poller ne suivait pas Longbey pour le simple plaisir de le suivre. Son compte en banque, régulièrement fourni depuis près de deux mois, le confirmerait. Près de deux mois… Presque depuis la mort de Virginie.
Bellec prit son téléphone. Lança son fax. Scanna une photo de Bernard. Il pensa au visage de Béatrice. Puis à celui de Virginie, carbonisé. Hésita avant de cliquer. Trembla lorsque la souris parvint sur le bouton “ENVOYER”.
— Désolé, mec.
Il soupira.
En un seul clic, les polices, les douanes et la gendarmerie reçurent la trombine de Longbey. Avec mentions particulières pour les régions parisiennes et lyonnaises, et pour les brigades d’autoroute. Dans le même temps, l’ordinateur s’était branché sur sa messagerie. Vide. Classique. Bellec l’éteignit, sous les hurlements du York eunuque. Prendre son blouson et filer vers la maison de Bernard. On ne sait jamais.
L’autoroute fait comme un coude, juste après la plateforme pétrolière. Les usines du couloir de la mort. Vingt bornes à la sortie de Lyon. Derrière le coude, les lumières s’estompent peu à peu. On entre sur la véritable autoroute, ruban morne et invisible pendant la nuit. Seuls, des phares de l’autre côté de la route, juste après le Rhône, aveuglent parfois et font oublier la pesante impression de solitude.
Suivre le catadioptre qui précède.
Le suivre, et faire des embardées, parfois en doublant à droite, d’autres fois en se rapprochant dangereusement du pare-chocs.
Penser qu’on va les tuer, là, tout de suite. Espérer qu’elles s’enverront naturellement en l’air, pourquoi pas dans le Rhône, ou mieux, dans un platane.
L’arme est dans la poche, mais l’idéal est de ne pas s’en servir.
La mort doit rester accidentelle.
Je suis impuissant, mon sexe se flétrit comme un vulgaire escargot dans sa coquille flasque. Je n’arrive pas à te faire jouir. Te faire crier de plaisir, provoquer des orgasmes, oh non je n’y arrive pas, et cette fille derrière toi, avec ses cheveux aussi bruns que tu es blonde, je ne la connais pas, elle n’est pas de mon sang, dans ses veines court le sperme d’un autre et tu n’as pas voulu me dire qui. Oh non, ne viens pas me supplier, je vais te buter comme je la buterai elle aussi. Vous allez vous envoyer en l’air. Au sens figuré cette fois, mais le figuré fait mal, tellement mal que tu ne sentiras plus son triste sexe au fond de toi. Si au moins tu m’avais dit qui c’était…
Va savoir si elle m’a repéré. Si elle sait que ce véhicule fou, derrière elle, c’est le mien qui vogue contre son pare-chocs. Je m’en fous. Je te poursuivrai jusqu’à Marseille, Monaco, Turin même s’il le faut. J’ai fait le plein. J’ai loué une diesel. Une turbo diesel. Ta bagnole est un pauvre tacot qu’il faudra bien abreuver en essence à un moment ou à un autre. Et je serai là, sur l’aire d’autoroute vide. Il est tard, il fait sombre.
Tu sors. Tu as vu une aire. Fermée, l’aire. Un panneau en interdit l’accès. Mais tu t’y engages quand même. Je te double sur la bretelle de sortie, avant les lumières jaunâtres, terriblement accueillantes de la station Shell. Une queue de poisson.
Tu me vois sortir, alors que ta caisse a fait une embardée pour éviter de s’encastrer dans la mienne. Tu me reconnais. Tu restes incrédule. Surprise. Tu sors de la voiture, peut-être en hurlant. Tu penses sans doute que je ne suis pas capable de cela. Et tu as peur. Encore plus lorsque tu vois le canon de mon flingue se pointer vers Sandra. J’appuie sur la détente. La balle vole dans l’air comme un insecte meurtrier pour atterrir dans la poitrine de Sandra. Tu hurles. Je te fais taire. Radicalement. Une balle en plein front.
Et puis je me gare plus bas, à l’entrée de la bretelle, tous feux éteints. J’arrache ta calotte crânienne. C’est dur, mais l’adrénaline m’aide à développer une force surhumaine. J’ai tout prévu : des tenailles, des ciseaux pour crustacés. Je cherche la balle. Je la trouve. Je ne suis pas si impuissant que ça, tu vois.
Je tente d’extraire, avec la plus grande précision possible, la balle du cœur de Sandra. Je ne la trouve pas, alors je brûle la fille. Du sang sur les mains. L’odeur cuivrée de la chair. Il faut qu’on croie à un accident. Ils y croiront. Je joue très bien la comédie. Et puis je te remets au volant, Virginie, je pousse la caisse dans le petit renfoncement, l’espèce de caniveau qui borde la route. Je tire dans le réservoir à essence et je fous le feu.
Puis je m’en vais. Peut-être en sens inverse sur l’autoroute
Tu deviens fou, Bernard.
J’ai appelé Bellec, de l’hôtel. Il pouvait comprendre, lui. Il a perdu Béatrice, lui. Il sait qu’on ne s’en remet jamais. Il a pris le premier train, le lendemain. Je lui ai tout raconté. Ou presque. Je ne lui ai pas parlé des gosses que je n’enregistrais que pour moi.
Mais…
Il sait pour Virginie.
Il sait que je l’ai tuée.
Il me couvre.
Il me comprend.