La bretelle est aussi sombre que dans son souvenir. La station-service sourit sous ses néons jaunâtres. L’odeur de diesel est paradoxalement plus faible, ici. Les pompes sont toujours en libre-service, au garde-à-vous. Une voiture est garée, devant la boutique. Sans doute celle du pompiste. On dit que c’est un pompiste, mais c’est un caissier. Se méfier de lui. Ou d’elle. Défigurée. Brûlée mais vivante.
Longbey se gare devant une pompe. Superdiesel Green Ecology. Un nom à rallonge pour désigner toujours la même chose. En met machinalement pour trente euros. Il fait un froid presque palpable. Le vent se lève. Les lampions, là-bas, loin, doivent vaciller. Presque tomber. Certains doivent s’enflammer sans discontinuer.
Le revolver pèse, dans la poche arrière. Il remet le pistolet de la pompe à essence en place. Regarde la station. Pas d’appel au haut-parleur. Pas de “passez à la caisse avant de vous servir. On est après minuit, merde”. On fait confiance, dans cette station.
On l’attend. Ses pas claquent sur le sol. Le goudron semble dur et mort. Une femme est dans la boutique, au loin. Longbey peut discerner ses cheveux blonds qui regardent au-dehors alors qu’elle déambule au milieu des étalages de pop-corns, et de barres chocolatées. Du dehors, on peut presque sentir l’odeur du désinfectant, dans la petite boutique. Le St-Marc passé au milieu des cartes routières, des livres pour enfants et des revues pornos en sachets, comme la salade industrielle en manque de mayonnaise.
Tu reviens, Virginie. Tu me regardes. Tu es Sam.
Blonde.
Regard rapide derrière la station. Des poids lourds garés à la va-vite débordent sur la place de parking du voisin.
Décompte obsessionnel du nombre de places perdues par la faute du premier camion.
Derrière les poids lourds, un restoroute. “CAMPAGNOL”, écrit en jaune et vert. Toutes lumières éteintes. On n’ouvre pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On n’a pas envie de respirer ni de manger au milieu de l’odeur du diesel. Encore moins de pisser.
Regard légèrement en arrière. Un paquebot. C’est l’image qui lui vient à l’esprit lorsqu’il découvre la raffinerie. Enfin, il ne la découvre pas vraiment. Il l’a déjà vue, au milieu des coudes de l’autoroute, mais il n’imaginait pas qu’elle fut si près de la station-service. La raffinerie est illuminée dans la nuit, le huit décembre comme les autres jours. Avec la petite flamme dans l’air, qui flotte comme un drapeau de victoire – ici, c’est chez nous, montrez pattes blanches, étrangers.
Avancer. Lentement. Faire comme si on était un client ordinaire. Tu m’as quitté, et tu as refusé que je te tue. Paradoxe. En me quittant, tu étais morte pour moi. J’aurais souffert de te savoir tout de même en vie, ailleurs, dans d’autres bras.
Arriver près des deux marches blanches qui mènent à la station. La blonde est retournée. Elle a un sachet de chocolats bon marché à la main. Elle avance. Longbey actionne la poignée. Vérifie mentalement la présence de son arme dans la poche arrière. Ouvre la porte. La blonde est de dos, juste devant le présentoir de livres pornos. Pas de caissier. La blonde lâche pourtant un “au revoir” aussi rauque que puissant. La voix de Virginie. La voix brûlée, les cordes vocales, peut-être arrachées. Longbey met la main à sa poche. Tâte la crosse du revolver.
La blonde se retourne.
— Pourquoi vous êtes pas allé à Oullins ?
— Quoi ?
— La gendarmerie d’Oullins, pour cueillir votre pote, pourquoi vous y êtes pas allé ? Vous voulez qu’on les appelle ? Qu’ils envoient quelqu’un là où vous pensez qu’il se planque ?
Bellec et Rascagosse ont les cernes bleutés des débuts de nuit difficiles. N’ont pas échangé un mot depuis près de deux heures.
Mais c’est vrai ça. Pourquoi je suis pas allé à Oullins… Pourquoi on ne leur enverrait pas un message… Je ne sais pas, Rascagosse. J’attends peut-être qu’il finisse son travail. Sa vengeance. Son truc à lui. Après, la justice des hommes reprendra le dessus.
Bellec ne répond pas. Rascagosse ne le regarde même plus. Sur la télé câblée, devant lui, une midinette en jupon fait une fellation à un plombier membré comme un cheval.