Longbey s’écarte. L’homme passe devant lui et sort. Retourne à son véhicule, garé devant la petite boutique. L’homme, le blond aux cheveux lâchés et à la voix rauque. L’homme qui a abandonné son auscultation des revues pornos lorsque Longbey s’est rapproché de lui.
Regard circulaire dans la boutique. Pas un chat. Pas un bruit. N’importe quel client aurait pu se barrer avec le plein d’essence. Longbey hésite un moment à ressortir et demander au blond qui est le pompiste. LA pompiste. Le livre porno que le blond regardait tangue un peu sur son présentoir. Devant la caisse, un tourniquet de porte-clés clame haut et fort “Ouvre ton cœur” tandis que les cadeaux gagnés avec les points de la station rivalisent pour être en première place, juste derrière le comptoir. Là où devrait se trouver ce putain de pompiste.
Longbey dégaine. Ôte le cran de sûreté. Prévoit de sauter derrière les chips en promotion dans le cas d’une attaque inopinée. Il faut avancer maintenant. Il y a une petite porte derrière le comptoir, juste à côté des petits verres valant deux cent trente-sept points au bas mot. La guérite du pompiste. L’arrière-boutique. Car je sais que tu m’y attends.
Quelque chose dans le champ de vision.
Sur la gauche. Près de la caisse. Pas un mouvement, mais des photos, sous le verre du comptoir. Longbey s’approche. Une dizaine de clichés avec une femme souriant à l’objectif, lançant un polochon sur un petit chien que Bernard n’a jamais vu. Et puis, la dernière photo, tout en bas, invisible pour tous les clients qui défilent pour payer, la photo presque noire, plutôt verte, sans doute prise avec un flash ultra-puissant. Une voiture qui brûle. Enfin, qui ne brûle presque plus, des pompiers sont autour. Une femme. Le visage calciné, la peau desquamée, le crâne presque chauve. Les pompiers l’enveloppent dans une couverture. Qu’ils fermeront sans doute, bientôt.
Virginie.
Virginie est morte.
— Bonjour, papa.
Une voix, sur la droite.
Feu instantané.
Repli.
Il y a un petit présentoir de bonbons, juste devant la caisse. Longbey se met à l’abri. Cette voix… métallique. La voiture calcinée. Sandra. Bernard s’accroche au présentoir et jette un œil. Bon Dieu, Sandra.
— Bonjour, papa, répète la voix.
Un robot s’approche. Un tout petit robot, avec une tête d’enfant. Un pistolet laser à la main.
— Bonjour, papa.
Un gros robot le suit, bientôt.
— Je suis là, mon fils.
— Bonjour, papa.
Les deux androïdes à piles se baladent dans la boutique. Le fils devant, le père derrière. Tous les deux sont gris, avec des têtes d’hommes. Ils se cherchent, avec leurs pistolets à laser. Le père a les yeux bleus.
— Je suis là, mon fils.
Nom de Dieu.
Clac. La porte de la guérite qui se referme. Bernard n’a rien vu. Tu es derrière. La lumière s’éteint.
Les robots font zdoing zdoing lorsqu’ils se déplacent. Leurs pieds en plasto-métal glissent sur le sol.
Le robot père est bleuté. Sur fond jaune. L’éclairage du dehors.
— Bonjour, papa.
— Je suis là, mon fils.
Longbey aperçoit le présentoir des robots, près de l’entrée. Le fils n’a aucune couleur dans le noir, invisible et absent. Une radio se met en route, loin, derrière. Sans doute vers l’endroit où il a tiré. Vers la guérite. Désormais fermée. On entend crachoter. Pas un CD. Sans doute une vieille cassette. Ou une vieille radio.
Gilbert Bécaud. “Et maintenant, que vais-je fairrrre”… Tatatatatatatatata…
— Bonjour, papa.
— Je suis là, mon fils.
C’est comme dans une interpellation musclée. Toujours être à couvert. Les bonbons, puis la caisse. Éviter de renverser les robots, pour ne pas donner d’indice à celui qui est derrière. Ne pas montrer où l’on est à celui qui attend. Et surtout ne pas glisser en ripant sur le père et le fils. Longbey se plaque sous la caisse, puis regarde en douceur derrière. Histoire de voir si quelqu’un n’est pas caché là. Croise la photo de Virginie, dans le sous-verre. Celle où elle sourit. Ses dents sont encore plus saillantes que la flamme de la voiture qui brûle.
Qui a pris ces photos ?
“Toutes ces nuits… pour quoi pour qui…”
Regard sur la boutique. Vide. Se met à espérer qu’un client arrive. Que le pompiste sorte. Bien obligé.
Il t’attend, Ber. Depuis le début.
“Et ce matin qui revient, pour rien…”
La radio crachote un peu.
— Bonjour, papa.
Zdoing, zdoing… Le robot a dû se coincer contre un obstacle. Son père est toujours à sa recherche. Perdu, dans le noir. Son père…
“Qui bat trop fort, trop fort…”
— Je suis là, mon fils.
Longbey rampe contre l’étagère des cadeaux, entre la caisse et la porte de la guérite. Les verres, les peluches, toutes ces conneries qui font qu’on ne viendra plus ici par hasard. La poignée est visible dans le noir. Elle est jaune. Il va pouvoir l’ouvrir, découvrir qui se cache derrière.
“Dans quel néant…”
La main s’avance. Un point rouge, au loin, vers les revues pornos. Caméra de surveillance. Vers les flics, les gendarmes ? La guérite elle-même ? Longbey serre la poignée de toutes ses forces.
“Je n’ai vraiment plus rien à faire…”
— Bonjour, papa.
La lumière se rallume. Porte qui s’ouvre subitement. Pas le temps d’armer. Un cric qui s’abat sur le crâne.
“Je n’ai vraiment plus rrrrrien”.
La radio qui se coupe d’elle-même. Le gros robot qui lâche, dans un râle :
— Je suis là, mon fils.
Le fils, perdu dans une carte routière de l’Ardèche tombée au sol, qui fait inlassablement zdoing zdoing avec ses pieds articulés.