Noir.
Un temps pour remarquer qu’il fait nuit noire.
Même à travers la fenêtre ouverte, on ne distingue plus les néons de la station. Douleur derrière le crâne.
— Bonjour, papa.
Des éclairs bleutés, juste derrière, laissent penser que le père n’est pas loin du robot fils.
Longbey est assis. Dans le noir. Une petite table, devant, sur laquelle vient mourir un rayon de lune. Et, au beau milieu du rayon, le revolver. Son revolver. À n’y rien comprendre.
Longbey se lève, tend la main vers l’arme.
— Alors, on se réveille ?
La voix est faible, métallique. Longbey pointe le flingue dans sa direction. Avancer lentement. Regarder droit devant soi, et guetter, malgré le noir.
— Il ne vous servira à rien de tirer.
Chaleur subite dans le crâne. Faire feu, droit devant. La voix change d’origine. Elle vient de derrière.
— Je ne suis pas là. Vous venez de bousiller mon interphone. Heureusement qu’il y en a trois dans la pièce. Veuillez arrêter les robots, je vous prie. Ça fait deux heures qu’ils se promènent dans la pièce.
— Qui êtes-vous ?
En tout cas, ce n’est pas Virginie. La voix grave. Une voix d’homme.
— Mon nom ne vous dira rien. Laissez-moi simplement me présenter anonymement. Appelez-moi Sam, vous devez connaître, n’est-ce pas ?
Sam existe. Je ne suis pas Sam. Virginie n’est pas Sam.
Soulagement.
Frisson.
La voix reprend :
— Vous êtes en train de parler à l’amant de votre femme. Oui, l’amant, le type qu’elle venait voir à Lyon. C’est pourquoi j’ai pris quelques précautions afin de vous parler. Vous êtes dans ma guérite, je suis dans la boutique. Vous êtes enfermé, je peux vous observer grâce à une caméra que j’ai fait placer là il y six jours. Juste après la mort de Rudy Poller. Je savais que soit vous vous feriez prendre, soit vous viendriez. Entre nous soit dit, le résultat, ce soir, sera le même.
Une pause. Comprendre.
Il est là. L’homme avec qui elle est partie.
Bernard ne dit rien. Bernard halète.
— Vous ne parlez plus… reprend Sam. Hem, comment dire… C’est à moi de m’expliquer alors, je présume ? Laissez-moi, puisque nous avons tout le temps, vous raconter ma vie. Après tout, la nuit est devant nous, je viens de fermer la station. C’est pourquoi il n’y a pas de lumière. Bon, vous pouvez la rallumer si cela vous arrange, mais peu importe. Aurore est une jolie morte, pas vrai ?
— Connard !
Feu dans la porte qui communique avec la boutique, à peine entraperçue. Trois autres coups tirés au hasard, au jugé.
Il est là. L’homme qui est parti avec Virginie. L’homme qui a traîné Aurore dans le club échangiste. L’homme qui l’a…
— Allons, allons. Il ne vous reste que deux coups. Mais pourquoi est-ce que je dis “vous”, on va se tutoyer, c’est plus facile. Après tout, on a mangé dans les mêmes gamelles, pas vrai ?
… assassinée.
— Qui es-tu connard ? Qu’est-ce que tu veux ?
— Ça, c’est à toi que je le demande.
C’est au tour de l’homme de respirer avec difficulté. De pleurer peut-être. Bernard ne distingue pas bien les nuances de sons. Sam reprend :
— Mon Dieu, j’attendais Virginie quand tu as… foutu le feu à sa voiture. J’étais là, à la station. On avait rendez-vous. On devait partir sur Biarritz pour chercher un appartement. On devait partir pas plus tard que le lendemain. Tu ne m’entendras pas pleurer, tout a séché depuis ce soir-là. Depuis le soir où j’ai vu ta bagnole traverser la station à tombeau ouvert. Je t’ai vu à travers la vitre de la boutique, et j’ai couru. J’ai couru jusqu’aux flammes, sur la bretelle. Et j’ai compris. Tu voulais pas qu’elle parte, pas vrai ? Remarque, je te comprends. Je l’aurais tuée, moi aussi, pour qu’elle reste…
Il est là.
L’homme.
L’homme qui.
Il reprend :
— Elle était formidable, n’est-ce pas ? J’ai voulu te tuer, j’ai voulu te tuer dans les heures qui ont suivi. Dans les heures où j’ai vu les pompiers s’affairer autour des corps calcinés, je n’ai pensé qu’à ça. Et puis j’ai voulu te connaître. J’ai envoyé un détective. Dans les jours qui ont suivi. Je me suis apaisé. Enfin, je le croyais. J’ai appris à connaître un homme qui venge des enfants, qui protège des enfants, qui tue sa femme. Et tu es devenu une énigme. Comment un homme qui tue sa femme peut-il défendre des innocents ? T’as eu des blessures, elle m’a raconté, Virginie. Écouter des gosses te parler de leurs malheurs, ça ne doit pas être facile. Je veux bien le croire. Elle m’a raconté ton… comment dire… vos problèmes sexuels. À un moment donné, j’ai voulu la quitter. Tu n’y étais pour rien, c’était ton boulot, et puis… je me suis dit… merde, je l’aimais, Bernard. Tu comprends, ça ?
Un coup de feu. Brutal. Soudain. Dans la porte, toujours.
Il est là, et il faut le tuer.
L’homme.
— Il ne te reste qu’une balle, Bernard. Une seule. Tu ne penses qu’avec ton flingue. Ton pouvoir donné par la flicaille. On t’a donné le droit de supprimer ce que tu n’aimais pas. Mais moi, j’ai pris un autre pouvoir. Celui de te détruire. Celui de détruire cette… Aurore… Mais je ne me suis pas présenté, Bernard. Je suis un ancien ingénieur de Total, la raffinerie, là-bas, à Feyzin. Il y a cinq ans, un accident m’a fait respirer des trucs dont je n’ose toujours pas prononcer le nom. J’ai un cancer de la plèvre. Dans deux ans tout au plus, je mourrai. Total m’a donné ce magnifique poste de pompiste. Reclassement. Chez un concurrent à eux, de surcroît. Virginie savait. Pour ma maladie. Virginie est restée. Je doute que ça soit une simple question de sexe. Il y avait de l’amour. J’ai touché des millions grâce à un bon avocat. Des millions qui ont financé le détective que j’ai moi-même tué. Des millions qu’on a placés sur un compte, celui de Virginie. Pour qu’elle en profite après ma mort… Rudy Poller… La première fois que je tuais un homme. Je dis bien un homme. J’ai appelé les flics sur mon portable, juste après avoir tiré. Quand tu m’as couru après. Je voulais que les flics t’arrêtent. Qu’ils voient le bunker, et qu’ils t’arrêtent. Ça avait été trop loin. J’avais imaginé un scénario, mais dans ce scénario, Poller ne te contactait pas. Les flics auraient dû comprendre, dès le début. Dès que j’ai tué Aurore. Dès que je l’ai tuée et que je t’ai téléphoné et que tu t’es pointé comme une fleur aux Magnolias. Ma vengeance devait commencer à ce moment-là… Ils auraient dû comprendre et tu aurais dû t’enfuir. Me chercher. Me trouver. Mais ce Bellec qui enquêtait avec toi n’a rien compris. Et tout a dérapé. Il fallait qu’on t’arrête. Et puis, après la mort de Poller, tu t’es enfui. Avec les flics aux trousses. Ce que j’avais imaginé avait repris le dessus. Je regrette d’avoir tué Poller. Mais je peux enfin mener mon histoire à son terme…
Il est là. Il a tué Aurore. Il a pris Virginie.
L’homme.
— À ton contact, Bernard, plus rien n’a de sens. Tu es le vengeur de tes propres blessures, Bernard. Tu soignes tes plaies en les appliquant sur d’autres. Et les autres saignent.
— Je savais qu’en tuant Virginie, je la perdais.
— Quelle douce phrase pleine de bon sens ! Il faut aller au bout, Bernard. Au bout de ta logique ! J’aurais pu appeler la police, quand j’ai su, pour le bunker. J’y ai pensé. C’était un nouveau scénario. Mais non. Je n’ai pas voulu. J’ai appelé par accident, en tuant ce Poller qui allait tout te révéler. C’était pas la bonne fin pour l’histoire. On fera pas revenir Virginie, pas vrai ? Les morts sont morts. Et on souffre, nous, pas vrai ? Tu as souffert quand Aurore est morte, n’est-ce pas ? C’est ce que je souhaitais de tout mon cœur lorsque je t’ai téléphoné. Je ne l’ai pas tuée avec joie, non. Elle était même consentante. Elle voulait saigner. Elle n’a pas été déçue. Je l’ai baisée sans plaisir. Plusieurs fois. Elle voulait souffrir, je la faisais souffrir en imaginant que c’était toi, et je souffrais. Et j’aimais cette souffrance. Nous jouissions en pleurant. Et ça accentuait sa jouissance. C’était une paumée, une imbécile. Je me demande comment tu as pu tomber amoureux de cette raclure. J’ai joué avec elle. Sans plaisir. Avec la satisfaction de la voir souffrir. Comme un chat avant la mise à mort de la pauvre petite souris. J’aimais ça. Car je savais que ça allait te faire du mal. Un partout. La balle au centre. En plein centre.
Sam ne parlait plus. Il sanglotait. Bernard entendait sa respiration saccadée. Il avait dit qu’il ne pleurerait pas, pourtant, il pleurait. Puis il entendit un petit bruit métallique. Ça pouvait ressembler à une porte qu’on ouvre. Mais c’était autre chose. C’était un flingue qu’on armait.
Rascagosse laissait défiler les messages sur son récepteur. Rien n’avait été enregistré dans la soirée. Bellec se leva. Longea les couloirs où s’entassaient les prostituées et les soûlards. Une caricature. C’est une caricature. Il repensa au long couloir du bunker. Les inscriptions sataniques, l’odeur d’urine, et, au bout, les corps en décomposition sous la lumière blafarde. La justice ne fait rien. Phrase entendue mille fois au détour d’un bureau du commissariat. La justice ne fait rien. Et il faut faire justice. On nous paye pour ça.
Est-il juste que Béatrice soit partie ?
— T’as une clope ?
Le planton répondit par la négative. Tout se perdait, dans la police. Y compris les cancers du poumon.