Ce très long chapitre est justifié par la recherche des règles juridiques qui ont guidé les anciens Egyptiens et leur ont permis d'ordonner sur le plan social et d'exploiter sur le plan économique le secteur le plus important de leur activité, à savoir l'agriculture et principalement la production des céréales, expression du rôle nourricier du pharaon et principal terme des échanges.
Tout Egyptien, quel que soit son rang, sa fonction ou son métier, était d'une manière ou d'une autre lié à la terre par un droit d'exploitation ou d'usage sur un champ ou un ensemble de champs, et au minimum par la perception d'un salaire comptabilisé en céréales. La terre agricole constituait à l'évidence la part la plus dynamique des moyens de production contrôlés par l'Etat et aussi la plus grande partie du capital détenu par celui-ci, à travers la personne du pharaon secondé par le « vizir » et par les principaux chefs des départements administratifs en lien avec la production, la consommation et la circulation des céréales et des principales plantes vivrières.
Après un survol chronologique général, nous avons scruté, période par période, les documents les plus significatifs.
Je résumerai comme suit les remarques majeures auxquelles aboutissent des observations convergentes :
1 – Seul le pharaon est titulaire d'un droit de propriété pleine et entière sur le sol d'Egypte, du fait de sa filiation et de son héritage divins. Il en délègue l'exercice aux grands dignitaires du royaume, aux collectivités locales et professionnelles et aux directeurs des temples, représentants des dieux sur terre. Chacun des trois groupes prédomine suivant les époques envisagées.
2 – Pour utiliser une terminologie commode parce qu'elle fait référence à une langue universelle, celle du droit romain, nous avons dit plus précisément qu'au roi revenait le dominium directum ou propriété éminente, ou directe universelle sur les terres, tandis que ses délégués au plus haut niveau en exerçaient le dominium utile ou propriété utile.
3 – Une cascade de démembrements de la propriété – d'origine divine, ne l'oublions pas – permet le fractionnement des droits fonciers qui, eux, sont susceptibles d'aliénation en échange d'une contrepartie pécuniaire.
4 – Les divers degrés de la détention des terres, depuis le temple (pour prendre un exemple largement répandu et indéniablement dominant à partir du Nouvel Empire) jusqu'au paysan laboureur, correspondent à des situations juridiques variables, privilégiant certaines formes plutôt que d'autres, selon les époques ; bénéfice foncier, tenure en censive, bail à long terme, fermage, métayage, bail de courte durée (bail à parts de fruits conclu pour un an), rémunération du travail salarié en sont les principales expressions.
Si la propriété royale sur le sol d'Egypte domine à toutes les époques, le Nouvel Empire, particulièrement ramesside, et la Basse Epoque, consacrent la prééminence des temples et en particulier celui d'Amon-Rê, si bien que la propriété des temples sur les terres peut être définie comme « utile » dans l'Ancien et le Moyen Empire, et quasi « éminente », mais toujours subordonnée à celle du roi directement héritée des dieux, aux périodes plus tardives. Sous les 21e à 26e dynasties, les personnages qui sont à la tête du haut clergé d'Amon (Grands Prêtres et Divines Adoratrices) exercent des pouvoirs régaliens sur la principauté thébaine et sur la Haute-Egypte. Cependant, le pharaon conserve sur les terres son droit théorique et inaliénable de propriété d'origine divine, ainsi que l'atteste clairement le texte conservé sur la stèle de l'adoption de Nitocris (Caminos, 1964) : nomes et temples participent à la dotation de la princesse, fille de Psammétique Ier, mais sur ordre royal.
Ceci illustre l'évolution du dogme pharaonique telle que je l'ai décrite brièvement plus haut (chap. 2).
5 – Les quatre points précédents font appel aux deux premiers dogmes de l'idéologie pharaonique que j'ai énoncés ci-dessus (chap. 2) à savoir, d'une part, le pouvoir unique, absolu et cosmique du pharaon, relayé dans les périodes de crise grâce à l'alternance politique mise en œuvre autour des divinités locales et représentées par les pouvoirs provinciaux, et, d'autre part, le dogme de la maât qui en est le moteur de la justification.
6 – Le troisième dogme, celui de l'immortalité de la personne humaine, permet d'envisager à perpétuité, de génération en génération, l'attribution, à de grandes familles laïques ou sacerdotales et à des représentants de la classe moyenne, de revenus agricoles aliénables pouvant faire l'objet de contrats à durée illimitée, relevant ou bien des fonctions qui sont elles-mêmes pérennes, ou bien du bon vouloir royal créant de nouvelles fondations funéraires, elles aussi perpétuelles, qui ne sont pas des biens de mainmorte mais bénéficient de revenus issus de plusieurs sources toutes reliées à l'autorité pharaonique et participant à la dynamique de l'économie.
De la dynastie 0 aux dernières dynasties indigènes, les fondations et concessions royales de terres ont marqué la vie économique du pays en contrepoint de l'idéologie politique dégagée par les pharaons dès les premiers temps de la monarchie.
La dialectique der isfet/in(y) maât, encore bien vivante et présente sur les parois des temples ptolémaïques, notamment ceux d'Edfou et de Dendara, résume à elle seule quatre millénaires de pouvoir pharaonique lié à la propriété suprême d'un sol reçu des dieux par le roi. Fondations et concessions royales de terres s'inscrivent dans cette dialectique ; le rôle guerrier du roi, mais aussi son rôle rituel et nourricier s'y insèrent pleinement et s'y expriment d'une manière très diverse dans un cadre juridique remarquablement souple et sophistiqué qui épouse les contours de la réalité tout en sauvegardant le mythe : attribution de tenures à des soldats, de domaines fonciers en récompense à des fonctionnaires fidèles, fondations en faveur des temples, mais aussi reconquête du pouvoir et reprise des terres, alliances et renforcement des liens familiaux dans les temps de crise... Qui plus est, la politique agraire du pharaon a servi de point de départ et de modèle à sa politique générale. Son rôle, plus rituel que gouvernemental, y puise les grands principes d'une action cohérente. Le pharaon délègue ses pouvoirs, mais le contrôle qu'il exerce en fin de compte le met dans une situation de responsabilité unique, à la fois vis-à-vis du pays et en face des dieux qui le lui ont confié.
Le système foncier de l'Egypte pharaonique – constituant l'assise de l'exploitation agricole des terres – repose sur des principes à la fois solides et subtils issus d'une réflexion idéologique portée au sommet de son efficacité et peut-être jamais égalée dans l'histoire de l'humanité.
Nous verrons (tome 2, à paraître), que les mêmes « fondamentaux » soutiennent les autres volets de la production des subsistances, étendue à l'ensemble des richesses : le travail et les échanges.
Tableau 16 : Les principales unités de volume, poids et mesure*.
I. Volume. – Pour mesurer les céréales, la mesure de base est la héqat de 4,54 litres. – Ses principaux multiples sont l'ipèt (oipè en grec) ou quadruple-héqat, et le khar (« sac ») qui équivaut à quatre ipet, soit 16 héqat = 72,64 litres. – Pour les liquides tels le lait, la bière, le miel, etc. on utilise le hin de 0,5 litre.
II. Poids. – Pour peser les métaux, en particulier l'argent, le shâti de 12 grammes a été utilisé dès l'Ancien Empire. – A partir de la 18e dynastie apparaît concurremment le kité de 9,1 grammes, subdivision du dében de 91 grammes (communément cuivre et bronze, mais aussi argent à la Basse Epoque) qui sera utilisé aussi, jusqu'à la Basse Epoque incluse, pour peser et évaluer tout type de marchandise. [Le shâti a probablement survécu pendant l'époque ramesside (19e-20e dynasties) pour désigner l'unité de 12 grammes d'argent sous un autre nom, celui de séniou (cf. Janssen, 1975)].
III. Longueur. – L'unité de base est la coudée, méh, de 52,3 cm. Chaque unité domaniale possédait en son siège sa propre coudée-étalon. La coudée est subdivisée en 7 paumes et 28 doigts. – Le principal multiple de la coudée est le khèt de 100 coudées. L'expression khèt èn nouéh, littéralement « bâton de corde » est utilisée dans le mesurage des terrains (voir supra). – Pour les mesures longues on utilise l'itérou de 20.000 coudées ou 10,5 km.
IV. Surface. – Pour les terrains l'unité de base est la sétjat (aroure) qui équivaut à un carré de 100 × 100 coudées, soit 2 735 m2. – Les fractions de l'aroure sont le rémen (1/2 aroure), le héseb (1/4 d'aroure) et le sa (1/8 d'aroure). Ces termes sont peu employés dans les documents cadastraux qui utilisent plutôt les fractions correspondantes. – Le multiple de l'aroure est le kha de 10 aroures. Là encore, ce terme n'est guère utilisé dans les documents cadastraux : on n'écrira pas 1 ø kha mais 15 aroures. |
* Il s'agit ici d'un bref aperçu des poids et mesures rencontrés au fil du présent tome.