Je dormis tout le long du court vol vers Los Angeles, pelotonnée dans un fauteuil super confortable dans un coin du jet privé. C’était un niveau de luxe au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer. Quitte à bouleverser sa vie, autant profiter de l’opulence. Sam me proposa du champagne que je refusai poliment. La seule idée de l’alcool me retournait encore l’estomac. Il y avait de grandes chances pour que je ne boive plus jamais.
Mon choix de carrière avait provisoirement volé en éclats mais, qu’importe, j’avais un nouveau plan. Divorcer. C’était incroyablement simple. J’adorais. J’avais repris le contrôle de mon destin. Le jour où je me marierais, si je me mariais, ce ne serait pas à Las Vegas avec un illustre inconnu. Ce ne serait pas une effroyable erreur.
Lorsque je me réveillai, nous étions en train d’atterrir. Là encore, une berline attendait. Je n’étais jamais allée à Los Angeles. La ville avait l’air tout aussi animée que Vegas, mais en moins glamour. Il y avait encore des tas de gens dehors, malgré l’heure tardive.
Je retardai le moment de rallumer mon portable mais Lauren allait finir par s’inquiéter. J’appuyai sur le petit bouton noir et l’écran s’illumina, revenant à la vie. Cent cinquante-huit textos et quatre-vingt-dix-sept appels manqués. Je regardai l’écran, ahurie, mais le nombre ne changea pas. Merde ! Apparemment, tous les gens que je connaissais avaient appris la nouvelle, sans compter d’autres que je ne connaissais pas.
Mon portable gazouilla.
Lauren : Tu vas bien ? T’es où ? ?
Moi : Los Angeles. Je reste chez lui jusqu’à ce que les choses se calment. Ça va, toi ?
Lauren : Bien. Los Angeles ? Tranquille, la vie.
Moi : Le jet privé était incroyable. Mais ses fans sont fous.
Lauren : C’est ton frère qui est fou.
Moi : Désolée.
Lauren : T’inquiète, je gère. Quoi qu’il se passe, ne brise pas le groupe ! ! !
Moi : Promis.
Lauren : Mais brise son cœur. Il a écrit San Pedro après que Machin-truc l’a trompé. Cet album était TOP !
Moi : Je te promets de le laisser à l’état de loque.
Lauren : J’y compte bien.
Moi : Bisou
Il était 3 heures du matin passées lorsque nous arrivâmes devant une demeure du pur style espagnol des années 1920 dans le quartier de Laurel Canyon. Elle était magnifique. Même si mon père n’aurait pas été impressionné – il préférait les lignes épurées et contemporaines sans fioritures. Les maisons de quatre chambres et deux salles de bains pour les richards de Portland. Mais, je ne sais pas, il y avait quelque chose de beau et de romantique dans cette extravagance. Le fer forgé noir ornemental ressortait contre les murs blancs et nus.
L’extérieur grouillait de photographes et d’un troupeau de groupies. La nouvelle de notre mariage avait manifestement ameuté la foule. Ou peut-être avaient-ils l’habitude de camper ici. Les portes en fer forgé s’ouvrirent lentement à notre approche. Les immenses feuilles des palmiers qui bordaient l’allée serpentine ondulèrent sur notre passage. L’endroit avait l’air tout droit sorti d’un film. Stage Dive était célèbre, j’en étais consciente. Leurs deux derniers albums avaient engendré de nombreux tubes. L’été dernier, Lauren avait parcouru des centaines de kilomètres en l’espace d’une semaine pour assister à trois de leurs concerts qui avaient tous eu lieu dans des stades remplis.
N’empêche que c’était quand même une sacrément grande baraque.
J’étais très nerveuse. Je portais toujours le même jean et le même haut bleu que le matin. M’habiller pour l’occasion n’était pas une option. J’improvisai un brushing avec mes doigts et vaporisai un peu du parfum que j’avais dans mon sac à main. Je manquais peut-être de glamour mais au moins je sentais bon.
Chaque lumière de la maison flamboyait et de la musique rock résonnait dans l’air chaud de la nuit. Des doubles portes grandes ouvertes se déversaient des gens. Dans la maison, devant, sur les marches, partout. La fête battait son plein.
Sam m’ouvrit la portière et je sortis de la voiture d’un pas hésitant.
– Laissez-moi vous montrer le chemin, mademoiselle Thomas.
– Merci.
Mais je ne bougeai pas. Au bout d’un moment, Sam comprit le message. Il me devança et je suivis. Deux filles se pelotaient sans vergogne juste devant la porte. Mon Dieu, elles étaient minces et vraiment superbes, dans leurs minuscules robes pailletées qui dissimulaient à peine leurs cuisses. Ça grouillait de gens qui buvaient et dansaient. Un lustre était suspendu au-dessus de nos têtes et un magnifique escalier s’enroulait autour d’un mur intérieur. Un véritable palais hollywoodien.
Par chance, personne ne semblait faire attention à moi. Je pouvais ainsi les observer à loisir, bouche bée.
Sam s’arrêta pour discuter avec un jeune homme affalé contre un mur, une bouteille de bière aux lèvres. Il avait de longs cheveux blonds, son nez était percé d’un anneau en argent et son corps recouvert de tatouages. Avec son jean déchiré et son T-shirt décoloré, il avait le même style ultra cool que David. Peut-être les rock stars portaient-elles des vêtements artificiellement usés. Les gens riches étaient vraiment une espèce à part.
Le type m’examina de la tête aux pieds. Je résistai à l’envie de m’enfuir. Lorsque nos yeux se croisèrent, son regard sembla intrigué mais pas hostile. Ma tension s’apaisa un peu.
– Salut, fit-il.
– Salut.
J’osai un sourire.
– Tout va bien, déclara-t-il à l’attention de Sam avant de me désigner du menton. Allez viens. C’est par ici. Je m’appelle Mal.
– Salut, répétai-je bêtement. Moi, c’est Ev.
– Ça va aller, mademoiselle Thomas ? me demanda le garde du corps à voix basse.
– Oui, Sam. Merci beaucoup.
Il me fit un signe de tête poli avant de faire demi-tour. Ses larges épaules et son crâne chauve disparurent bientôt dans la foule. Lui courir après pour lui demander de me ramener à la maison ne servirait à rien mais mes pieds me démangeaient de le faire. Non, fini l’autoapitoiement. Il était temps de me comporter en grande fille.
Il devait y avoir plusieurs centaines d’invités. La seule chose qui s’en rapprochait était mon bal de promo et il paraissait totalement insignifiant comparé à ça. Sans parler des tenues. Tout sentait l’argent à plein nez. C’était Lauren la spécialiste des stars mais je reconnus quand même quelques visages. Un des lauréats des Oscars de l’année précédente, un mannequin lingerie que j’avais vu sur un panneau publicitaire dans la rue à Portland, ainsi qu’une jeune chanteuse pop qui n’aurait pas dû écluser une bouteille de vodka, et encore moins être assise sur les genoux du membre aux cheveux gris de… Mince, c’était quoi le nom de ce groupe, déjà ?
Peu importe.
Je refermai la bouche avant que quelqu’un ne remarque les étoiles dans mes yeux. Lauren aurait adoré tout ça. C’était incroyable.
Lorsqu’une femme qui ressemblait à une déesse amazonienne à moitié nue me bouscula, Mal s’arrêta et fronça les sourcils d’un air désapprobateur.
– Certaines personnes sont vraiment sans-gêne. Allez, viens.
Le rythme lent de la musique s’insinua en moi, réveillant mon mal de tête, ce qui gâcha un peu la fête. Nous nous frayâmes un chemin à travers une pièce remplie de fauteuils en velours sur lesquels les gens étaient affalés langoureusement. Puis nous traversâmes une pièce encombrée de guitares, d’amplis et autre attirail rock. À l’intérieur de la maison, l’air était enfumé et moite, malgré les fenêtres et les portes grandes ouvertes. Mon haut me collait à la peau. Nous passâmes sur un balcon où soufflait une légère brise. Je levai mon visage vers elle avec reconnaissance.
Et, tout à coup, il apparut, appuyé contre une balustrade en fer forgé. Merde ! Comment avais-je pu oublier son beau visage ? Impossible d’expliquer l’effet que produisait David en chair et en os. Il ne déparait pas avec tout ce beau monde. C’était l’un des leurs. En revanche, ma place était dans la cuisine avec le petit personnel.
Mon époux était en grande discussion avec la brunette siliconée et toute en jambes à côté de lui. Peut-être était-il un homme à seins et était-ce la raison pour laquelle nous nous étions retrouvés mariés. C’était une hypothèse comme une autre. Seulement vêtue d’un minuscule bikini blanc, la fille se collait à lui comme par une attache chirurgicale. Ses cheveux savamment décoiffés avaient dû nécessiter deux bonnes heures chez un coiffeur haut de gamme. Elle était superbe et je la détestais juste un petit peu. Une goutte de sueur coula le long de ma colonne vertébrale.
– Hé, Dave ! cria Mal. On a de la compagnie.
David se retourna, m’aperçut et fronça les sourcils. Dans cette lumière, son regard semblait sombre et franchement contrarié.
– Ev.
– Salut.
Mal se mit à rire.
– C’est à peu près le seul mot que j’ai réussi à lui arracher. Sérieux, mec, elle parle ta femme au moins ?
– Oh oui, elle parle.
Le ton de sa voix indiquait qu’il aurait préféré que je ne parle plus jamais. Ou du moins pas en sa présence.
Je ne savais pas quoi dire. En général, je ne recherchais pas l’amour et l’approbation universelle, mais de là à susciter une telle hostilité…
La brunette gloussa et frotta sa généreuse poitrine contre le bras de David, comme si elle voulait laisser son empreinte. Malheureusement pour elle, il ne sembla pas s’en apercevoir. Elle me gratifia d’un regard torve et plissa sa bouche carmin. Charmant. Bien qu’être perçue comme une rivale flattât mon ego. Je me redressai et regardai mon mari droit dans les yeux.
Grossière erreur.
Les cheveux bruns de David étaient attachés en une petite queue-de-cheval avec quelques mèches entourant son visage. Cette coiffure aurait fait ressembler n’importe qui à un trafiquant de drogue cradingue, mais pas lui. Évidemment. Avec lui, une ruelle sordide aurait ressemblé à une suite nuptiale. Un T-shirt gris moulait ses larges épaules et un jean délavé recouvrait ses longues jambes. Ses pieds, chaussés de rangers noires, étaient croisés, totalement à l’aise, car il était dans son élément. Moi pas.
– Ça te dérangerait de lui trouver une chambre ? demanda-t-il à son ami.
Mal grogna.
– Franchement, est-ce que j’ai l’air d’un putain de majordome ? Montre sa chambre à ta femme tout seul, comme un grand.
– Ce n’est pas ma femme, grommela David.
– Aucune chaîne de télé de ce pays ne serait d’accord avec toi sur ce point.
Mal m’ébouriffa les cheveux. J’avais l’impression d’avoir huit ans.
– À tout à l’heure, petite mariée. Ravi de t’avoir rencontrée.
– Petite mariée ? répétai-je, incrédule.
Il m’adressa un large sourire.
– Tu n’as pas écouté les infos ?
Je secouai la tête.
– Ça vaut sûrement mieux.
Et, dans un dernier rire, il s’éloigna.
David se décolla de la brunette. Ses lèvres charnues se pincèrent de mécontentement mais il ne s’en aperçut pas.
– Allez, viens.
Il tendit la main pour me faire avancer et là, étendu sur toute la longueur de son avant-bras, un tatouage.
Evie
Je me figeai. Oh merde. Il avait choisi un endroit bien visible pour y inscrire mon prénom. Je ne savais pas comment réagir.
– Qu’est-ce qu’il y a ? (Il suivit mon regard et fronça les sourcils.) Ah, ça. Allez, on y va.
– Dépêche-toi de revenir, David, roucoula Miss Bikini en faisant des effets de cheveux.
Je n’avais rien contre les bikinis. J’en possédais moi-même quelques-uns, même si ma mère me trouvait trop charpentée pour ce genre de choses. (Je ne les ai jamais portés mais ce n’était pas la question.) Non, ce qui me dérangeait, c’était les regards méprisants et pleins de haine que me jetait Miss Bikini lorsqu’elle pensait que David ne regardait pas.
Si elle savait combien je lui étais indifférente…
Une main au bas de mon dos, il me conduisit vers l’escalier. Des gens l’appelèrent et des femmes minaudèrent mais à aucun moment il ne ralentit. J’avais le sentiment qu’il avait honte d’être vu avec moi. Ma présence avec David attirait tous les regards sur moi. Il faut dire que je n’avais pas vraiment le profil d’une femme de rock star. Quelqu’un l’interpella pour lui demander de me présenter mais mon mari ne fit aucun commentaire et continua son chemin.
À l’étage, au bout d’un long couloir, nous tournâmes à gauche. Il ouvrit une porte et j’aperçus mon sac posé sur un lit king size. La chambre était somptueuse. Le lit, les murs, les tapis, tout était blanc. Dans un coin de la pièce se trouvait une causeuse magnifique, immaculée. Rien à voir avec ma petite chambre exiguë de l’appartement que je partageais avec Lauren, où, entre mon lit double et mon bureau, il y avait tout juste la place pour ouvrir la porte du placard. Cette chambre était la perfection incarnée.
– Je ferais mieux de ne toucher à rien, marmonnai-je, les mains enfoncées dans mes poches arrière.
– Quoi ?
– C’est ravissant.
David regarda autour de lui avec un désintérêt manifeste.
– Si tu le dis.
Je me dirigeai vers les fenêtres. Au-dessous s’étendait une immense piscine bien éclairée et entourée de palmiers. Dans l’eau, deux personnes s’embrassaient ; la tête de la femme était renversée en arrière et ses seins flottaient à la surface. Ah, non, au temps pour moi. Ils étaient en train de faire l’amour. Une chaleur s’insinua dans mon cou. Je n’étais pas bégueule, mais quand même. Je détournai le regard.
– Écoute, des gens vont venir discuter avec toi des papiers du divorce. Ils seront là à 10 heures, m’informa-t-il, hésitant, dans l’encadrement de la porte.
Ses doigts tapotèrent sur le châssis et il jetait sans cesse des regards pleins d’envie vers le couloir, manifestement pressé de partir.
– Des gens ?
– Mon avocat et mon manager, répondit-il en regardant ses pieds. Ils veulent en finir au plus vite donc… ça devrait être, euh, réglé en un rien de temps.
– Très bien.
David se mordit l’intérieur des joues et hocha la tête. Il avait des pommettes incroyables. J’avais vu des hommes dans des magazines de mode qui ne pouvaient soutenir la comparaison. Mais, beau ou non, son froncement de sourcils ne le quittait jamais. Pas en ma présence, du moins. Ça aurait été bien de le voir sourire, juste une fois.
– Tu as besoin de quelque chose ?
– Non. Merci pour tout. Pour le jet et l’hébergement. C’est très gentil de ta part.
– Pas de souci.
Il recula d’un pas et commença à refermer la porte derrière lui.
– Bonne nuit.
– David, on devrait peut-être discuter de ce qui s’est passé hier soir, non ?
Il marqua un temps d’arrêt, à demi caché derrière la porte.
– Franchement, Ev, ça servirait à quoi ?
Et il disparut.
À nouveau.
Pas de claquement de porte, cette fois. Je pris cela comme un pas en avant dans notre relation. C’était stupide de ma part d’être surprise. Mais la déception me submergea et je restai plantée là, à regarder la chambre, sans vraiment la voir. Ce n’était pas que je voulais qu’il tombe soudain à mes pieds, mais l’antipathie était un peu dure à supporter.
Je finis par retourner vers la fenêtre. Les amants avaient disparu, la piscine était vide à présent. Un autre couple avançait dans l’allée du jardin éclairée, derrière les immenses palmiers. Il se dirigeait vers ce qui devait être l’abri de piscine. C’était David et Miss Bikini qui, accrochée à son bras, secouait ses longs cheveux et balançait des hanches. Elle avait sorti le grand jeu. Ils allaient bien ensemble. David tira sur l’attache de son haut de bikini, dévoilant sa poitrine. Elle éclata d’un rire silencieux sans même prendre la peine de se couvrir.
Je déglutis avec difficulté. La jalousie faisait aussi mal que l’antipathie. Mais je n’avais aucun droit d’être jalouse.
À la porte de l’abri, David marqua une pause et jeta un regard derrière son épaule. Ses yeux rencontrèrent les miens. Oh, merde. Je me cachai derrière le rideau et retins bêtement mon souffle. Surprise en train d’espionner… La honte. Lorsque j’osai enfin sortir de ma cachette, ils avaient disparu. De la lumière filtrait à travers les rideaux. Pourquoi m’étais-je cachée ? Après tout, je n’avais rien fait de mal.
La splendeur immaculée de la chambre s’étendait devant moi mais, à l’intérieur comme à l’extérieur, j’étais une véritable épave. La réalité de ma situation venait soudain de m’apparaître. Et quel foutoir c’était ! Lauren avait trouvé le mot exact.
– David peut bien faire ce qu’il veut.
Ma voix résonna à travers la chambre, étonnamment forte même par-dessus le bruit sourd de la musique au rez-de-chaussée. Je redressai les épaules. Demain, je rencontrerais ses avocats et le divorce serait prononcé.
– David peut faire ce qu’il veut, et moi aussi.
Mais qu’avais-je envie de faire ? Aucune idée. Je déballai mes quelques vêtements, m’installant pour la nuit. J’accrochai le T-shirt de David sur un porte-serviettes pour qu’il finisse de sécher. Ranger mes affaires me prit dix minutes à tout casser.
Et maintenant ?
Je n’avais pas été conviée à la fête. Et je n’avais aucune envie de penser à ce qui pouvait bien se passer dans l’abri de piscine.
David était sans aucun doute en train d’offrir à Miss Bikini tout ce dont j’avais rêvé à Vegas. Mais pas de sexe pour moi. À la place, il m’avait envoyée dans ma chambre comme une vilaine petite fille.
Et quelle chambre ! La salle de bains attenante était équipée d’une baignoire plus grande que ma chambre à Portland. Plus qu’assez de place pour barboter. Tentant. Mais je n’avais jamais beaucoup aimé être envoyée dans ma chambre. Petite, les rares fois où ça m’était arrivé, j’avais escaladé la fenêtre et m’étais assise dehors avec un livre. Pas très rebelle mais ça m’avait suffi. Ne jamais sous-estimer le pouvoir de la discrétion.
Oh et puis merde, je n’allais pas rester là comme ça !
Personne ne me vit descendre l’escalier. Je me glissai discrètement dans un coin et m’installai pour regarder tout ce beau monde en action. C’était fascinant. Les corps se tortillaient sur une piste de danse improvisée au milieu de la pièce. Quelqu’un alluma un cigare, remplissant l’air d’un parfum riche et épicé. Des volutes de fumée s’élevaient vers le plafond, à plus de six mètres. Les diamants scintillaient et les dents étincelaient. L’opulence clinquante côtoyait le grunge. Pour observer les gens, c’était l’emplacement idéal. Malheureusement, aucun signe de Mal. Lui au moins avait été sympa.
– Tu es nouvelle, dit une voix à côté de moi, me fichant une trouille bleue, de sorte que je fis un bond de dix mètres, ou du moins de quelques centimètres.
Un homme en costume noir était nonchalamment appuyé contre le mur et sirotait un verre d’alcool ambré. Son costume chic avait vraiment de l’allure. Celui de Sam provenait manifestement de la grande distribution, mais pas celui-là. Je n’avais jamais compris l’attrait d’un costume et d’une cravate jusqu’à aujourd’hui ; cet homme les portait incroyablement bien. À peu près du même âge que David, il avait de courts cheveux bruns. Bel homme, évidemment. Et, comme David, il avait de magnifiques pommettes.
– Tu sais, si tu bouges encore un pied, tu vas finir par disparaître derrière ce palmier.
Il prit une nouvelle gorgée.
– Personne ne pourra plus te voir.
– J’y penserai.
Je ne pris même pas la peine de nier que j’étais en train de me cacher. Apparemment, c’était déjà évident pour tout le monde.
Il sourit, dévoilant une fossette. Tommy Byrnes lui aussi avait des fossettes et j’étais devenue insensible à leur pouvoir. L’homme se pencha un peu plus, afin que je l’entende plus facilement par-dessus la musique, j’imagine. Le fait qu’il accompagne ce mouvement d’un pas vers moi me sembla totalement inutile. Aucun respect pour mon espace personnel. Malgré le costume chicos, quelque chose chez ce gars-là me donnait la chair de poule.
– Je m’appelle Jimmy.
– Ev.
Il me dévisagea, les lèvres pincées.
– Nan, je t’ai jamais vue, c’est sûr. Comment ça se fait ?
– Tu connais tous les autres ? (J’étudiai la pièce, dubitative.) Il y a beaucoup de monde.
– En effet, reconnut-il. Et je les connais tous. Tous sauf toi.
– David m’a invitée.
Je n’avais pas voulu laisser échapper son prénom mais j’étais acculée, au sens propre comme au figuré.
– Et il est au courant ?
Ses yeux avaient l’air bizarre, ses pupilles dilatées. Quelque chose ne tournait pas rond chez ce type. Il regardait fixement l’échancrure de mon décolleté comme s’il avait l’intention d’y enfouir son visage.
– Ouais, il est au courant.
Jimmy n’eut pas l’air particulièrement ravi par la nouvelle. Il siffla son verre, le vidant d’une gorgée.
– Alors, comme ça, David t’a invitée à la fête.
– Il m’a invitée à rester quelques jours.
Ce n’était pas un mensonge. Heureusement, il n’avait pas l’air au courant pour David et moi. Ou peut-être était-il trop défoncé pour faire le rapprochement. Dans tous les cas, je n’allais certainement pas vendre la mèche.
– Vraiment ? Comme c’est gentil de sa part.
– Oui, très gentil.
– Et dans quelle chambre t’a-t-il installée ?
Il déposa son verre vide dans le pot de fleurs d’une main nonchalante. Son large sourire semblait fou. Mon besoin de m’éloigner de lui devint soudain vital.
– La blanche, répondis-je, cherchant un moyen de m’enfuir. En parlant de ça, je ferais mieux d’y retourner.
– La blanche ? Voyez-vous ça… Tu dois être spéciale.
– Si tu le dis. Maintenant, si tu veux bien m’excuser…
Je le bousculai violemment. Au diable les mondanités.
Il n’avait pas dû s’y attendre car il recula d’un pas.
– Hé ! Attends.
– Jimmy.
David apparut soudain, gagnant ma gratitude immédiate.
– Il y a un problème ?
– Aucun problème, répondit Jimmy. Je fais juste la connaissance de… Ev.
– Ouais, eh bien, tu n’as pas besoin de connaître… Ev.
Le sourire de Jimmy s’élargit.
– Allons, tu sais combien j’aime la chair fraîche.
– On y va, m’intima David.
– Ça ne te ressemble pas de me casser mes coups, Davie, dit Jimmy. Ne t’ai-je pas vu avec la ravissante Kaetrin sur le balcon tout à l’heure ? Pourquoi n’irais-tu pas la retrouver et profiter de son plus grand talent ? Ev et moi sommes occupés.
– Pas vraiment, non, rétorquai-je.
Pourquoi David était-il revenu si vite de sa récréation avec Miss Bikini ? Il ne pouvait quand même pas avoir été préoccupé par le bien-être de sa petite femme, si ?
Aucun d’eux ne semblait m’avoir entendue.
– Alors comme ça, tu l’as invitée quelques jours chez moi, déclara Jimmy.
– J’avais comme l’impression qu’Adrian avait loué cet endroit pour nous tous pendant que nous travaillions sur l’album. Il y a eu un changement de programme ?
Jimmy éclata de rire.
– Cet endroit me plaît. J’ai décidé de l’acheter.
– Super. Fais-moi savoir quand tu auras signé et je m’assurerai de foutre le camp. En attendant, j’invite qui je veux.
Jimmy me regarda, le visage rayonnant d’une joie malsaine.
– C’est elle, pas vrai ? Celle que tu as épousée, espèce d’enfoiré.
– On y va.
David m’attrapa la main et m’entraîna vers la cage d’escalier. Sa mâchoire tressauta.
– J’aurais pu me la faire contre un mur à une putain de fête et toi, tu l’as épousée ?
Dans ses rêves.
Les doigts de David se resserrèrent autour de ma main.
Jimmy gloussa comme le crétin qu’il était.
– Elle n’est rien, espèce de connard. Regarde-la. Non mais regarde-la ! Dis-moi que ce mariage n’est pas le résultat d’un mélange vodka-cocaïne.
Ce n’était rien que je n’avais pas déjà entendu. Enfin, à l’exception de la référence au mariage. Mais ses mots me blessèrent quand même. Avant que je n’aie eu le temps de lui dire tout le bien que je pensais de lui, David chargea Jimmy, le saisissant par le revers de sa veste. Le combat allait être serré : ils étaient tous deux grands, costauds, et aucun n’avait l’air prêt à céder. Dans la pièce, malgré le bruit sourd de la musique, les conversations cessèrent et le silence s’installa.
– Allez, vas-y, petit frère, siffla Jimmy. Montre-moi qui est la véritable star ici.
Les épaules de David se raidirent sous le fin coton de son T-shirt. Puis, avec un grognement, il lâcha Jimmy qui partit en arrière.
– Tu es comme maman. Regarde-toi, t’es qu’une épave.
Je les regardai, abasourdie. C’étaient les deux frères du groupe. Mêmes cheveux bruns et visages d’anges. Je n’étais visiblement pas tombée dans la plus harmonieuse des familles. Jimmy avait presque l’air honteux.
Mon mari se dirigea vers moi et m’attrapa le bras au passage. Tous les regards étaient braqués sur nous. Une petite brune élégante fit un pas en avant, la main tendue. L’angoisse déformait son beau visage.
– Tu sais bien qu’il ne le pense pas.
– Reste en dehors de ça, Martha, rétorqua-t-il sans ralentir.
La femme me jeta un regard de dégoût. Pire, de reproche.
Il me traîna en haut de l’escalier puis dans le couloir jusqu’à ma chambre. Sans un mot. Peut-être que cette fois il allait m’enfermer. Coincer une chaise sous la poignée de porte. Je comprenais sa colère envers Jimmy. Ce gars-là était un con fini. Mais qu’avais-je fait, moi ? À part m’échapper de ma prison dorée, bien sûr.
À mi-chemin du long couloir, je dégageai mon poignet. Il fallait que je fasse quelque chose avant qu’il ne me coupe la circulation sanguine.
– Je connais le chemin.
– Encore envie de t’envoyer en l’air, hein ? Tu aurais dû m’en parler, j’aurais été ravi de rendre service, ironisa-t-il. En plus, tu n’es même pas bourrée ce soir. Peut-être que tu t’en souviendras, cette fois.
– Aïe.
– C’est faux ?
– Non. Mais tu te comportes vraiment comme un salaud.
Il s’arrêta net et me regarda, les yeux écarquillés.
– Un salaud ? Tu es ma femme, putain !
– Non, tu l’as dit toi-même. Juste avant d’aller jouer avec ta petite copine près de la piscine.
Même s’il n’y était manifestement pas resté longtemps. Cinq, six minutes, peut-être ? J’avais presque de la peine pour Miss Bikini. Le service laissait vraiment à désirer.
Ses sourcils bruns s’abaissèrent comme des nuages noirs. Il n’était pas le moins du monde décontenancé. Raté. Je ne l’avais jamais autant détesté.
– Tu as raison. Au temps pour moi. Dois-je te ramener à mon frère ? demanda-t-il en faisant craquer les articulations de ses doigts façon homme des cavernes.
– Non, merci.
– Au fait, bravo pour ton petit numéro avec Jimmy. De toutes les personnes présentes ce soir, il a fallu que tu flirtes avec lui, ricana-t-il. Très classe, Ev.
– Tu crois vraiment que c’est ce qui s’est passé ?
– Qu’est-ce que vous foutiez cachés dans un recoin, dans ce cas ?
– Tu es sérieux, là ?
– Je connais Jimmy, et je sais comment les nanas se comportent avec lui. Et ça ressemblait vraiment à ça, trésor.
Il ouvrit grands les bras.
– Prouve-moi le contraire.
« Mon petit numéro »… Je ne savais même pas ce que ça voulait dire. Mais ce qui était sûr, c’est que je n’avais certainement pas flirté avec ce crétin. Pas étonnant que la plupart des mariages se soldent par un divorce. Le mariage, ça craint, et les maris encore plus. Mes épaules se voûtèrent. Je ne crois pas m’être jamais sentie aussi petite.
– Je pense que tu as plus de problèmes avec ton frère qu’avec les femmes, et ce n’est pas peu dire. (Je secouai lentement la tête.) Merci de m’avoir laissée me défendre toute seule. J’apprécie vraiment. Mais tu sais quoi, David ? Ce que tu penses m’est bien égal.
Il tressaillit.
Je quittai la chambre avant de débiter d’autres méchancetés. Oublions les civilités. Plus vite nous divorcerions, mieux ce serait.