Chapitre 5

Quelque chose clochait. Encore. Cette fois, je le sus avant même de passer la porte.

Il y avait eu du monde à la librairie dans l’après-midi, si bien que je n’avais pas eu le temps de cogiter ni de cultiver mes idées noires. Clairement un point positif. J’étais sur les rotules. Deux heures de sommeil ajoutées à mes soucis financiers m’avaient achevée. Le vent glacial qui m’avait fouetté le visage à la sortie du tram avait transformé en glaçons mon cou et le bout de mon nez. Mes projets d’achat de chocolat et d’alcool s’étaient alors envolés en fumée. Je n’avais plus qu’une envie, prendre un bain et me coucher. C’était ma seule perspective pour ce soir et ça me convenait parfaitement.

Dans un état second, j’enfonçai la clé dans la serrure. Au même instant, la porte s’ouvrit en grand. Je perdis l’équilibre et tombai vers l’avant. Mon visage se retrouva alors enfoui dans un torse musclé, chaud et transpirant.

Je tressaillis.

Il grogna.

Des mains robustes m’agrippèrent par la taille, m’aidant à rester debout – sinon j’aurais sûrement atterri le cul par terre. J’eus l’impression de me trouver dans un autre monde, à mille lieues de la réalité. Je m’étais peut-être trompée d’appartement ? Cela expliquerait la présence de ce délicieux corps chaud contre lequel je me trouvais.

Depuis quand l’odeur de transpiration était-elle devenue si exquise ?

Je me retins de ne pas me frotter le visage pour inhaler profondément. Oh, un ou deux reniflements ne feraient de mal à personne.

– Salut Anne ! (Le torse vibra sous ma joue.) Bienvenue chez toi !

Cette voix m’était familière. Mais qu’est-ce qu’il foutait chez moi ? Stupéfaite, je clignai des yeux et découvris le magnifique visage que je connaissais.

– Mal, c’est toi ?

– Bien sûr que c’est moi, répondit-il en éclatant de rire. Tu as pris de la drogue ou quoi ? Tu ne devrais pas, c’est mauvais pour la santé.

– Je ne me drogue pas.

Quoique, cela aurait pu expliquer ce que j’avais sous les yeux. Parce que c’était surréaliste.

– Tu es là, constatai-je.

Ça ne faisait aucun doute. Il était bel et bien là. Preuve en était son corps moite à moitié nu, juste là, sous mes mains. Mes hormones m’interdirent de les retirer. Comment leur en vouloir ?

– Ouais, fit-il. C’est cool, non ?

– Oui. Euh…

Il hocha la tête.

Merde alors, comment avait-il réussi à entrer ? J’avais pourtant fermé à clé en partant.

– Bonne journée ? demanda-t-il.

– Ça va, merci.

– Ça fait des plombes que je t’attends, dit-il en m’adressant un sourire.

– Oui, j’ai dû faire la fermeture et des clients sont arrivés à la dernière minute. Mais, Mal… qu’est-ce que tu fous chez moi torse nu ?

– J’ai pris un coup de chaud en déplaçant des trucs. (Il fit bouger son cou pour détendre ses muscles.) T’as beau habiter qu’au deuxième étage, ça fait quand même pas mal de marches à grimper. Nate et Lauren m’ont filé un coup de main mais après ils ont dû partir. Bref, on s’en tape. Y a un dress code, donc ?

Je demeurai immobile. Les mots continuaient à sortir de sa bouche sans qu’ils aient le moindre sens. Rien de tout ça n’en avait.

Son regard s’arrêta sur moi.

– Attends, je suis torse nu et t’as même pas ton regard de psychopathe. Qu’est-ce qui t’arrive ?

– J’imagine que je suis trop surprise de te trouver là.

Ses sourcils se baissèrent, tout comme les coins de ses superbes lèvres. Il paraissait sincèrement peiné.

– J’ai attendu ça toute la journée.

– Désolée.

– Pas grave. Allez, viens voir.

Il m’attira à l’intérieur de l’appartement après avoir claqué la porte derrière moi, sans formuler le moindre début d’explication à sa présence chez moi. Mes mains se mirent à pleurer en silence lorsqu’il les ôta de son corps. Ça, ou je transpirais trop. La seconde hypothèse était plus vraisemblable. Il avait sur moi un effet très bizarre.

– Tadaaa ! chantonna-t-il, tendant le bras en un geste qui désignait mon petit salon.

– Ouah.

– C’est top, non ?

– Ah oui ?

– Oui ! Je savais que tu allais adorer !

Je continuai d’observer la scène. Je frottai mes yeux, qui commençaient à me brûler – sûrement à cause de tous les objets qui envahissaient la pièce.

C’était quoi, ce bordel ?

– Donc tu viens vivre chez moi ? devinai-je.

Je ne voyais pas comment expliquer autrement la présence de sa batterie dans un coin de la pièce, sans parler du reste. Je venais d’entrer dans la quatrième dimension.

– Tu… euh… Tiens donc, bredouillai-je.

Il grimaça, se balançant sur ses talons.

– Je sais ce que tu vas dire. Moi aussi, je trouve que c’est un peu tôt, mais David m’a foutu à la porte ce matin alors je me suis dit, pourquoi attendre ?

Je ne pus rien faire d’autre que cligner des yeux. Le reste de mon corps était trop pétrifié pour réagir.

– O.K., reprit-il. Pour te la faire courte, j’ai surpris Evie à poil ce matin sans faire exprès, expliqua-t-il en levant les mains pour témoigner de son innocence. J’ai à peine entraperçu la moitié de son sein, je le jure ! Je n’ai même pas vu son téton ou quoi que ce soit. Mais tu sais comment il est avec elle, il en fait des tonnes, putain.

J’approuvai d’un signe de tête, ayant la vague impression qu’il attendait une réponse de ma part.

– Comme si j’étais responsable. Ils étaient dans la cuisine, putain ! Je voulais juste grignoter un truc, et je les trouve en train de baiser contre un mur. Je savais même pas qu’elle était rentrée du boulot. Sérieusement, je n’ai aucune envie d’assister à ça, j’aurais l’impression de surprendre mes parents. Enfin, il se trouve qu’Ev a des nichons magnifiques. Mais je te promets que c’était un accident. Ce n’est quand même pas ma faute si elle ne portait pas de soutif. Bref, Dave a pété un câble.

– Ah bon ?

– Ouais. J’ai halluciné. Il m’a insulté, on s’est même un peu battus. Mais je ne lui en veux pas. L’amour, ça peut rendre dingue, pas vrai ?

– Si.

Voilà une notion qui m’était familière. Quand mon premier petit ami m’avait quittée à seize ans, mon monde avait été mis sens dessus dessous. Et il n’y avait qu’à regarder ma mère : elle avait complètement perdu la boule après le départ de papa.

– Mmmh.

– Alors tu viens vivre ici ? le questionnai-je, assemblant petit à petit les morceaux du puzzle.

– Ben ouais ! confirma-t-il avec un haussement d’épaules.

– Non, je veux dire : tu t’installes vraiment. Ici. Dans mon appart. Euh, juste par curiosité, tu as fait comment pour entrer ?

– Est-ce que ça te pose problème ? répliqua-t-il en poussant un long soupir bruyant. Tu exagères, Anne. On en a discuté. Si ça t’embêtait que je vienne vivre chez toi, il fallait le dire hier soir, parce que là c’est un peu tard.

– J’ai cru que tu plaisantais.

– Tu me vexes, là. Pourquoi aurais-je plaisanté sur un sujet aussi important ?

– Parce que tu étais bourré ?

– C’est dans ces moments-là que je suis le plus inspiré.

– Je pensais que tu aurais oublié.

– Ça aussi, ça me vexe. Je ne parle jamais à la légère. J’ai plus quinze ans.

– Désolée.

Pourquoi étais-je en train de m’excuser, déjà ? Bref. J’avais les jambes en coton, aussi allai-je m’asseoir sur le canapé le plus proche. Il était incroyablement confortable, bien qu’il ne soulageât en rien le vertige qui me gagnait.

Mal Ericson.

Mal Ericson s’installait chez moi.

Il paraissait sérieux, si j’en croyais le petit espace creusé entre ses sourcils. En toute discrétion, je m’assénai un petit coup de pied pour m’assurer que je ne rêvais pas. Merde. Ça faisait mal. La douleur irradia depuis ma cheville et m’arracha une grimace. Ouais. J’étais bien réveillée, pas de doute.

– C’est reparti. Tu as ton regard bizarre.

– C’est vrai ?

Il leva les yeux au ciel.

– Ah, les femmes. Bon, je te promets que j’ai à peine aperçu un bout de téton d’Evie, rien de plus. Jamais je ne lui manquerais de respect.

Je me penchai en avant afin de frictionner en douce mon hématome tout frais.

– Je te crois.

– Parfait. Ça t’ennuierait d’arrêter d’en parler, s’il te plaît ?

J’ouvris la bouche pour rétorquer que je n’avais rien dit, mais il me parut plus sage de garder le silence. Qui sait dans quel nouveau monologue il pourrait se lancer ? Mal Ericson était un homme difficile à suivre.

– Merde, tu n’aimes pas le canapé. C’est à cause de ça, le regard bizarre ?

– Le canapé ?

– Putain. (Sa tête tomba en avant et ses mains se posèrent sur ses hanches étroites.) J’ai appelé Ev pour essayer de savoir quelle couleur pourrait te plaire, mais elle s’est mise à me poser des tas de questions et a fini par me gueuler dessus. Un vrai bordel. Je peux pas me faire pourrir par une nana au beau milieu d’un magasin de meubles, tu comprends ? J’ai une réputation. Du coup j’ai voulu joindre Lauren, je me suis dit qu’elle avait sûrement une clé de ton appart – et j’avais raison.

– C’est Lauren qui t’a fait entrer ?

– Yep. Et elle m’a conseillé de choisir celui-là. Elle était convaincue que tu allais l’adorer.

– Non, il est… euh, il est très joli.

Je fis glisser ma paume sur le velours ultra doux. C’était divin. Je préférais ne pas savoir combien il avait coûté.

– Vraiment ? dit-il en me lançant un regard par en dessous, la bouche crispée par l’inquiétude.

Le vert noisette de ses yeux était clair comme du cristal. Son attitude était un peu enfantine, vulnérable.

– C’est sûr ? Il te plaît ?

Je ne parvins pas à détacher mes yeux de Mal pour examiner attentivement le canapé, mais j’étais convaincue qu’il était aussi beau que doux au toucher.

– Il est magnifique, Mal.

– Ouf !

Son immense sourire illumina toute la pièce. Je lui souris avec tant de force en retour que ma mâchoire me fit mal.

– Écoute, je ne dis pas non à ce que tu viennes habiter ici. Il faut juste que je m’habitue à l’idée. Mais pourquoi tu veux vivre avec moi ?

– Je t’aime bien, répondit-il simplement.

– Tu me connais à peine.

– Tu es une amie de Lauren et Ev, on a un peu discuté hier soir… Et puis je t’ai plaquée au sol, ça crée des liens.

Je clignai des yeux.

– Tu veux d’autres raisons ? demanda-t-il.

– Je veux bien.

– Tu sais, je n’ai encore jamais vécu avec une fille. Enfin, à part avec ma mère et mes sœurs, mais ça ne compte pas… Attends, laisse-moi deux minutes, c’est pas facile.

Il se jeta dans le fauteuil de cuir noir face à moi. Ce fauteuil était juste sublime. Pas autant que le mec qui y était installé, mais sublime quand même. Mal affecta différentes moues de souffrance et finit par se pincer l’arête du nez.

– Tu m’as tout l’air d’une fille sympa, tu sais.

J’hésitai entre me mettre à rire ou pleurer. Le rire semblait plus sûr.

– Merci.

– Attends, grogna-t-il. J’ai pas l’habitude de devoir baratiner les filles. Généralement, elles gobent tout ce que je dis sans réfléchir.

Et je n’avais aucun mal à les comprendre. Pourtant, il s’agissait sans aucun doute d’un comportement masochiste. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, je me retrouverais à le suivre partout comme un toutou en peine. Très mauvaise idée.

Ses doigts scandaient un rythme rapide sur les accoudoirs en bois du fauteuil. Malcolm Ericson était en ébullition permanente. Son esprit ne s’arrêtait pas une seconde de tourner. Je n’avais aucun mal à voir comment son énergie faisait de lui un batteur génial.

– Tu sais, c’était sympa de passer du temps avec toi hier soir. Tu n’es ni tarée ni agressive, et ça c’est cool. Bon, tu es tellement folle de moi que ça te donne un regard pervers, mais ta présence m’apaise.

Une ombre passa sur son visage et disparut presque aussitôt. S’il n’y avait pas eu la petite visite d’Evie à la librairie ce matin, j’aurais conclu que mon imagination me jouait des tours. Mais non. Ce mec cachait quelque chose.

– Et puis, tu ne me harcèles pas avec des tonnes de questions. Enfin, tu ne l’as pas fait hier soir en tout cas.

Tel un roi sur son trône, il se carra dans son fauteuil et posa sa cheville sur son genou. L’énergie – ou la tension ? – qui l’habitait faisait sautiller ses doigts, qui tapotaient en continu.

– Regardons la situation sous un autre angle, dit-il. Tu as besoin de fric, n’est-ce pas ?

J’hésitai, mais il avait raison et nous le savions tous les deux.

– Exact.

– Il se trouve que j’ai moi aussi besoin de quelque chose.

Mes yeux s’étrécirent. S’il recommençait avec ses histoires d’infirmière, je le foutais dehors avec ses meubles et sa batterie. Ou alors je lui léchais tout le corps. Compte tenu de mon niveau de nervosité et de trouble, je situais les chances à cinquante-cinquante. Laisser filer l’occasion de lui sauter dessus serait idiot. Après tout, combien de fois cela se reproduirait-il à l’avenir ? La roue finirait forcément par tourner.

– Et il se trouve que tu pourrais parfaitement correspondre à mes besoins, poursuivit-il.

– Tes besoins ?

Un coin de sa bouche se leva. Bon, disons quarante-soixante.

– Tous les hommes ont des besoins, chère Anne. Quel âge as-tu, au fait ?

– Vingt-trois. Je suis consciente que tout le monde a des besoins, Mal, mais je ne pense pas correspondre aux tiens.

Je tuerais pour que ce soit le cas, mais pas quand il affichait ce petit rictus suffisant. J’avais un minimum de fierté !

– Bien sûr que si.

Il eut un petit rire diabolique et me transperça de son regard. Les chances passèrent à vingt-quatre-vingts.

– Tu n’attends que ça, reprit-il. Tu ne peux pas t’empêcher de mater mon sublime corps à moitié nu. J’avais à peine ouvert la porte que tu étais déjà en train de me tripoter. À croire que tu es en chaleur.

Merde.

Je fermai les yeux quelques instants, le chassant de mon esprit pour essayer de mettre de l’ordre dans mes idées. Si seulement je pouvais ne pas faire un arrêt cardiaque chaque fois que je le voyais, ça me faciliterait la tâche.

– Mal, j’ai juste perdu l’équilibre quand tu m’as ouvert tout à l’heure. Figure-toi que j’étais un peu étonnée de te trouver là. Je n’ai pas vraiment l’habitude que des gens viennent s’installer chez moi sans qu’on en ait discuté au préalable.

Lorsque je rouvris les yeux, il me toisait en silence. Il me jugeait.

– Et je ne t’ai pas tripoté, précisai-je.

Le calme olympien dont il témoignait était éloquent. Il ne me croyait pas. Même pas un tout petit peu.

– Tu n’as pas à être gênée, dit-il.

Je n’étais pas une vierge effarouchée. J’avais perdu ma virginité à l’âge de seize ans avec mon premier – et unique – petit ami sérieux. Depuis mon arrivée à Portland, j’avais eu quelques rencards. Après tout, j’étais jeune, libre, et j’aimais le sexe. De là à m’imaginer en train de chevaucher un homme à moitié nu sur un fauteuil en cuir ? Loin de moi cette idée.

Bon, d’accord, je ne contrôlais plus rien. Mais il était hors de question qu’il le sache.

– Aucun problème, ma puce. Ça ne me dérange pas que tu me tripotes. Si c’est ta façon d’exprimer ton affection, ça me va.

– Mal.

C’était de pire en pire. J’ignore pourquoi je me mis à rire.

– Tu peux arrêter de parler ? J’ai besoin d’une minute. Considère ça comme une limite que je pose.

– Super, tu as réfléchi à ce dont on a parlé hier, déclara-t-il, une lueur de satisfaction dans le regard. Génial. Je respecte tes limites, Anne.

– Alors pourquoi est-ce que tu continues de parler ?

– Tu as raison. Désolé.

Je m’efforçai de retrouver mon calme. Pourquoi n’avais-je jamais pris le temps de participer à des cours de yoga ? Quelques exercices de respiration m’auraient fait le plus grand bien.

Je rouvris les yeux et découvris Mal, serein, en train de m’étudier tranquillement. Quel connard arrogant. Il était tellement sûr de lui. Tellement sexy. Et tellement torse nu. C’était quoi, cette manie ? On était à Portland, en plein automne, le temps était froid et pluvieux. Les gens normalement constitués portaient des vêtements à cette période de l’année.

– Ça t’ennuierait de mettre un tee-shirt ?

Il se gratta le menton.

– Mmmh, oui. C’est ma limite. Désolé. J’aime trop tes regards coquins pour me rhabiller.

Merde, est-ce que j’avais encore mon regard pervers ?

– Tu es parfaite, décréta-t-il, son rictus bien en place.

Oh oui !

– À ton avis, Anne, de quoi ai-je besoin ?

– Je me doute bien que tu parles de sexe. Ça paraît plutôt évident. Mais avec toutes les femmes qui sont à tes pieds, pourquoi me choisirais-tu, moi ? J’ai du mal à saisir. Et pourquoi venir t’installer ici ? Ça aussi, ça me dépasse. Tu pourrais aller à l’hôtel ou te prendre un appart mille fois plus spacieux que le mien.

– Ah mais non ! s’écria-t-il en s’affaissant dans son siège, croisant ses doigts sur son ventre musclé. Je ne parle pas de sexe. Je préfère penser que toi et moi, on est au-dessus de ces considérations purement physiques – bien que tu aies eu un gros coup de cœur pour moi. Ce dont j’ai besoin, en réalité, c’est d’une petite amie… enfin, d’une petite amie factice. Et tu es parfaite pour ce rôle, Anne.

– Quoi ?

Il partit dans un éclat de rire.

– Ah, tu plaisantais, dis-je, soulagée.

Enfin, soulagée et furieuse. Les rock stars s’ennuyaient-elles au point d’avoir recours à ce genre de stratagème pour s’amuser ?

– Non, je ne plaisantais pas, mais ta réaction était super drôle. (Ses doigts graciles ramenèrent ses longs cheveux blonds en arrière, dégageant son visage.) Je suis très sérieux. Ce serait un contrat entre nous, qui devrait rester confidentiel. J’ai payé ton loyer et j’ai racheté des meubles pour remplacer ceux que ta connasse de copine a embarqués. En échange, j’aimerais que tu fasses semblant d’être ma petite amie pendant quelque temps.

Ma mâchoire céda à la gravité.

– Tu te fous de moi, là ?

– Pourquoi penses-tu toujours que je me moque de toi, Anne ? Je suis très sérieux.

– Pourquoi moi ?

Il poussa un soupir, avant de scruter le plafond un long moment.

– J’en sais rien. La façon dont tu as aidé ta pote alors qu’elle s’était mal comportée.

– Mal, ça ne fait pas de moi une fille bien, mais une abrutie.

Vu la façon dont les choses étaient en train de tourner, ce n’était rien d’autre que la stricte vérité.

– C’est plus ou moins ce que tu m’as laissé entendre hier soir, repris-je. Je l’ai laissée m’utiliser.

– Hé, j’ai jamais sous-entendu que tu étais une abrutie et je ne veux plus t’entendre dire ce genre de trucs. Voilà une autres de mes limites.

– C’est bon. Détends-toi.

– Je suis parfaitement détendu. Écoute, Anne, on a tous nos problèmes. Je n’ai jamais prétendu que tu étais parfaite. (Il marqua une pause, se grattant le menton.) Ah, si, je l’ai dit tout à l’heure. Bon, je ne voulais pas exactement dire… Tu es une fille géniale et tout mais… bon, laisse tomber.

– Non. Allez, monsieur le dieu du rock. Qu’est-ce que tu voulais dire par là ? demandai-je en contenant un rire – impossible de m’en empêcher, ce mec était vraiment comique.

Il repoussa ma question d’un geste.

– Passons à autre chose. Juste par curiosité, ça ne t’est pas venu à l’idée de demander à Ev de te prêter du fric ?

Surprise, je fis un bond en arrière.

– Elle t’aurait dépannée. Dieu sait qu’ils sont blindés, David et elle.

– Ça n’est pas à elle de résoudre mes problèmes, affirmai-je. (Il me jeta de nouveau un regard hautain.) Et si c’est pour mon sens moral que tu m’as choisie, tu penses vraiment que je suis la personne indiquée pour jouer la comédie à ta famille et tes amis ?

– Ma puce… On ne fait de mal à personne. On se rend service, c’est tout.

– Tu as dit hier que je mentais très mal.

– Tu t’en sortiras très bien.

Je cogitai quelques instants. Parviendrait-on à donner le change ?

– Fais-moi confiance.

– Pourquoi as-tu besoin d’une fausse petite amie ?

– Parce que.

– Mal…

Il leva les yeux au ciel. Son expression se durcit.

– Ça ne te regarde pas, O.K. ? J’ai payé ton loyer. Ton joli petit cul ne sera pas foutu à la porte. Tout ce que je te demande en retour, c’est d’être en admiration devant moi chaque fois qu’il y a des gens autour de nous. Tu le fais déjà, où est le problème ?

– Donc tu n’as pas l’intention de me donner une explication ?

– Tu as fait tester ton ouïe récemment ? Disons juste que j’ai une bonne raison. Une raison personnelle. Putain, t’es exactement comme David et Ev. « Qu’est-ce qui se passe, Mal ? » « Tout va bien, Mal ? » Tout allait très bien jusqu’à ce que tout le monde me pose cette putain de question des millions de fois par jour.

Il se leva et commença à arpenter la pièce. Vu la longueur de ses jambes, il parcourait pas mal d’allers-retours. Trois pas aller. Trois pas retour. Après quelques tours de piste, il finit par abandonner et observa par la fenêtre la rue en contrebas.

– Pourquoi est-ce que les gens s’obstinent à être lourdingues en permanence ? La vie est trop courte pour tout ce blabla. Tu es là. Je suis là. On peut s’entraider et en profiter pour passer du bon temps. C’est tout ce qui compte. (Il pivota sur ses talons et me fit face en ouvrant grand les bras.) La vie est une chanson, Anne. À nous de jouer !

Ma vie n’avait jamais rien eu d’une chanson. Enfin, jusqu’à maintenant.

Pendant un moment, aucun de nous ne prononça un mot. Mal n’était qu’impatience et expectative. J’avais la désagréable impression que, une fois de plus, on m’utilisait. Mais sans mauvaises intentions. Mal semblait incapable de faire du mal à une mouche. Enfin, il pourrait très bien en écraser une sans le vouloir.

Vu de l’extérieur, le marché qu’il me proposait était tentant. J’avais vraiment besoin d’argent. Et puis j’aimais être avec lui, il était un milliard de fois plus fun que toutes les personnes que je côtoyais. Quoi qu’il arrive, j’étais en droit de m’attendre à une sacrée aventure. Et puis, je savais qu’il finirait par repartir : au moins, j’étais prévenue. Aucun risque de m’attacher. Je profiterais du temps passé avec lui, et ensuite bye bye. Ça allait être génial !

– D’accord, acceptai-je finalement. Tu me sauves la mise. Merci pour ça. Je ne suis toujours pas convaincue par cette histoire de fausse petite amie, mais on verra bien comment ça se passe.

Il applaudit, aux anges.

– Tu ne le regretteras pas. Et promis, je ne mettrai pas le bordel dans ta vie. Enfin, presque pas.

– Presque pas ?

– Et tu sais que c’est un plaisir d’être en ma compagnie. Les gens ne s’en rendent pas toujours compte. Et puis je t’ouvrirai tes boîtes de conserve, je t’aiderai à porter tes courses… Il paraît que les nanas ont du mal avec ces trucs-là.

Il se mit à sauter partout dans la pièce. Ce mec devait sniffer du sucre pour avoir autant d’énergie.

– Bon, on fait quoi ce soir ? reprit-il. On commande quelque chose à manger ? Tu as envie de quoi ?

– Comme tu veux. Tout me va.

– Bonne réponse. On va être le meilleur couple factice de la planète, ma puce.

– Tu peux arrêter de m’appeler comme ça ?

– Ma puuuce, brailla-t-il en faisant frétiller ses sourcils. J’adore ce petit surnom. Ça te va bien et après tout, on forme un couple maintenant. Les couples utilisent toujours des petits noms débiles entre eux. Allez, trouves-en un pour moi.

– Mais bien sûr. Je m’y mets tout de suite.

– Génial. Après on se touchera un peu. (Il se frotta les mains.) Non, laisse tomber, on fera ça au lit tout à l’heure.

Mon esprit s’embrouilla.

– On se touchera ? Au lit ? Tu plaisantes ? Je croyais qu’on n’allait pas coucher ensemble. Tu as dit qu’on allait juste faire semblant d’être ensemble.

– Hé, détends-toi. On ne va pas coucher ensemble, mais dormir ensemble. Sinon, tout le projet tomberait à l’eau. Ce qu’il me faut, c’est une copine stable et honnête. Si on commence à baiser, tu seras là : « Oh, Mal, jamais je n’aurais cru connaître un jour une telle extase. Je ne peux plus vivre sans toi ! Baise-moi, Mal, je t’en suppliiiie ! »

Ses genoux se dérobèrent et il s’étala de tout son long sur le sol. Sa performance était impressionnante. Ce mec était doué pour le théâtre.

Je gloussai comme une collégienne débile. Le son qui sortit de ma bouche me donna envie de me tirer une balle.

– Et après on tomberait dans un trip genre Liaison Fatale, renchérit-il. J’ai déjà vu ce que ça donne et, crois-moi, c’est pas joli à voir. Donc mieux vaut que nos relations restent chastes. Tu peux arrêter de fantasmer, Anne.

– Tu es un si bon coup que ça, hein ?

Il me jaugea d’un regard.

– Vous n’avez même pas idée, mademoiselle Rollins.

– Tu sais, je n’arrive pas à déterminer si ta prétention est repoussante ou juste impressionnante.

– Tu préférerais que je ne dise pas la vérité ?

– Mal, j’ai déjà du mal à savoir quand tu es sérieux ou non.

Il roula sur le côté pour se mettre à quatre pattes, puis avança lentement vers moi, le regard brillant de malice.

– Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux quand je m’adresse à toi. À partir de maintenant, il va falloir qu’on s’embrasse en public. Et qu’est-ce qu’on fait si, en plein dîner au resto, je glisse ma langue dans ton oreille et que tu trouves ça dégueu ? Les gens se poseraient des questions. Il faut donc qu’on s’entraîne.

– Euh… ta langue dans mon oreille ? Je ne suis pas sûre…

– Et c’est ton jour de chance : je suis là. (Il se leva et saisit son téléphone portable. Son doigt commença à balayer l’écran.) Il faut qu’on se débrouille pour avoir l’air proches. Lauren n’a pas arrêté de débarquer pour un oui ou pour un non. On ne peut donc pas prendre le risque de faire chambre à part. Tu es au courant qu’elle ne frappe pas avant d’entrer ? Elle se croit chez elle ou quoi ? Certaines personnes n’ont aucune éducation.

J’étais trop interloquée pour lui faire remarquer à quel point sa remarque était paradoxale.

– Il suffit qu’on ferme à clé, suggérai-je, les mains tout à coup moites.

Dormir avec Mal ? Non. Très mauvaise idée. Le voir bondir dans tout mon appart à moitié nu était déjà amplement suffisant. Se caresser dans le noir m’achèverait, c’était certain. En dépit de mes meilleures intentions, je ne pourrais pas m’empêcher de lui sauter dessus. Et vu que nous étions censés vivre ensemble quelque temps, nous irions tout droit au désastre si les choses allaient plus loin.

– Impossible, trancha-t-il. Lauren a fait faire un double de la clé. On entre chez toi comme dans un moulin, ma puce.

– Je ne te le fais pas dire.

– Au fait, j’espère que tu ne ronfles pas ?

Je le foudroyai du regard.

– Simple question. (Il se recula, tout en continuant de pianoter sur son téléphone.) Quant à moi, je tâcherai de rester discret sur mes aventures, d’accord ? Je ne veux surtout pas te mettre mal à l’aise avec ça.

– Merci.

Je n’aurais pas dû être surprise. Pourtant, je l’étais. Quelle conne.

– Tu avais déjà tout ce projet en tête hier soir, n’est-ce pas ?

– En fait, oui.

J’écarquillai les yeux comme des soucoupes. Puis j’inspirai à fond par le nez. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Ma fierté venait d’en prendre un coup, mais j’avais un toit au-dessus de la tête pour les quelques mois à venir. Il ne me restait plus qu’à encaisser.

Mais le coup du « dormons ensemble » ne marcherait pas. C’était impossible. Le fait que tout mon corps soit tendu à cette simple idée le confirmait. Jouer le rôle de sa petite amie ? Je lui devais d’essayer. Ça pouvait même se révéler marrant. Très marrant. Et Dieu sait que j’avais besoin de rire en ce moment.

Je me redressai et pris une grande respiration.

– O.K. Je suis d’accord pour tout. Sauf pour les séances de tripotage.

Il ouvrit la bouche pour protester, mais je poursuivis avant qu’il n’ait pu parler.

– Dès demain, on fait installer un verrou pour empêcher Lauren d’entrer. Et toi, tu dors dans l’autre chambre. Ce sont mes conditions.

– C’est que tu deviens intraitable. Ça me plaît. Même si je préférerais que tu penses à moi comme un homme à qui on n’impose aucune condition.

– Je ne plaisante pas, Mal. C’est à prendre ou à laisser. Je sors tout juste d’un merdier sans nom avec ma coloc, ce n’est pas pour recommencer.

Mal croisa les bras et me regarda de haut. Je crus un instant qu’il allait essayer de négocier. Une part de moi, immorale et vicieuse, espérait qu’il allait le faire, au moins pour la clause « chambre à part ». Mais non.

– Très bien, j’accepte tes conditions. Tu sais quoi ? continua-t-il lentement. Je vais dormir sur le canapé ce soir.

Mes épaules s’affaissèrent. Sans doute de soulagement.

– Super. Merci.

– Pas de problème, Anne, répliqua-t-il avec un regard vaguement amusé. Si c’est ce que tu veux.

– Génial. Je vais prendre un bain.

– Amuse-toi bien.

– Ouais.

Je fermai la porte de la salle de bains à clé en un temps record, puis je m’assis sur le rebord de la vieille baignoire à pieds. Le sang martelait violemment mes tempes. Mon esprit était confus. Je venais juste d’interdire à un dieu du rock de dormir dans mon lit. Qu’est-ce qui clochait chez moi ?

La déception me tordait l’estomac.

J’avais pourtant pris la bonne décision. Il fallait que je me souvienne à quel point j’étais accro à Reece. Il représentait un choix beaucoup plus sûr. Il y avait une chance pour que ça marche entre nous, un jour.

Une fois apaisé le tourbillon qui agitait mon cerveau, je m’observai dans le miroir. Mes cheveux retombaient mollement autour de mon visage et mes pupilles dilatées décelaient une note de folie. En l’espace de vingt-quatre heures, ma vie avait été complètement chamboulée. Je ne dormais peut-être pas avec une rock star, mais je vivais avec une rock star. Un chapitre qui n’était pas vraiment prévu au programme.

– Dans quelle merde est-ce que tu viens de te fourrer ? demandai-je à la fille qui me faisait face.

Elle n’eut rien d’autre à m’offrir qu’un sourire hébété. De toute évidence, les mecs timbrés dans le genre de Mal lui plaisaient. Dieu merci, moi, j’étais beaucoup plus mûre que ça.

Je fis passer mon tee-shirt du boulot au-dessus de ma tête et entrepris d’enlever mes bottes. Les coups tapés à la porte faillirent me faire tomber de mon perchoir. Me rattrapant d’une main au sol, je me redressai avant de m’étaler de tout mon long.

– Anne ?

– Quoi ?

Je me rassis et croisai les bras sur mon soutien-gorge noir, me couvrant alors qu’il était impossible qu’il me voie.

– J’ai oublié de te dire merci. De me laisser m’installer chez toi et d’accepter d’être ma copine. J’apprécie, vraiment.

– Merci à toi d’avoir payé mon loyer, acheté des meubles et tout ça.

– Oh, c’est rien. Je l’aurais fait de toute façon. Je n’ai pas aimé te voir triste hier soir.

– C’est vrai ?

Ma gorge se serra. Je contemplai la porte, stupéfaite. Je n’en revenais pas. Je ne savais vraiment pas quoi dire. Il me connaissait à peine et malgré cela il serait venu à mon secours ? Mal Ericson était peut-être un bad boy, mais c’était aussi un mec bien.

Un mec que j’aimais beaucoup.

– Oui. Bien sûr. Ça va être marrant, Anne, dit-il, tout près de la porte. Tu verras.

– O.K.

J’eus l’impression qu’il avait besoin que je le croie. Et le plus étrange, c’est que c’était le cas.