Chapitre 6

Je commençai à recevoir les textos de Mal juste avant l’heure du déjeuner.

 

Mal : Suis réveillé.

Anne : Salut.

 

Mal : Vais courir avec Jimmy.

Anne : Cool !

 

Mal : Fini de courir. Je mange.

Anne : O.K.

 

Mal : Produits de ménage ?

Anne : Pour nettoyer quoi ?

Mal : Pizza explosée dans micro-ondes.

Anne : Spray sous l’évier.

 

Mal : Tu rentres quand ?

Anne : 17 h 30.

Mal : J’m’ennuie.

Anne : Désolée.

Mal : Tu fais quoi ?

Anne : Je bosse. Je dois y aller. A +.

 

Mal : T’as des goûts de chiottes en musique.

Anne : Merci.

Mal : Sérieux, ça craint. Faut qu’on en parle. À part Stage Dive, y a tout à jeter.

Anne : Hé. Tu fais quoi là ?

Mal : Des nouvelles playlists avec du bon son. T’inquiète.

Anne : O.K. Merci.

 

Mal : J’m’ennuie.

 

Mal : Ben va passer pour jouer Halo.

Anne : Super ! Mais t’es pas obligé de me dire tout ce que tu fais.

Mal : Davie dit que c’est important de communiquer.

Mal : Tu vas les avoir quand, tes règles ? Davie veut savoir si tu préfères cupcakes ou glace.

Anne : Je refuse de parler de ça. À tout jamais.

 

Mal : J’m’ennuie. Ben est à la bourre.

 

Mal : Et si on prenait un chien ?

Anne : C’est interdit dans l’immeuble.

 

Mal : Sympa ton soutif vert en dentelle.

Anne : Sors de ma chambre, Mal.

Mal : Culotte assortie ?

Anne : SORS. TOUT DE SUITE.

Mal :

 

Mal : Envoie-moi des sextos.

 

Mal : Allez, c’est marrant.

 

Mal : STP ?

Mal : Un nombre important de caractéristiques de co-dépendance malsaine chez les deux sujets peut être le signe d’une relation toxique.

Anne : ? ? ?

Mal : Quiz dans un magazine. On a besoin d’un psy. Surtout toi.

Anne :…

Mal : Je prends RDV pour une thérapie de couple. Mardi 16 h 15, ça te va ?

Anne : Hors de question qu’on aille voir un psy.

Mal : Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne m’aimes plus ?

Anne : J’éteins mon téléphone.

 

– Ça va ? me demanda Reece, arrivant vers moi en regardant au-dessus de mon épaule.

– Oui, oui. Pardon. (Je fourrai mon téléphone dans la poche arrière de mon jean.) C’était pour le boulot.

– Bien sûr, répliqua-t-il avec un clin d’œil – il y avait parfois des avantages à être amie avec le boss. Tu as passé une bonne soirée hier ?

Oh que oui. Si aujourd’hui Mal semblait décidé à me rendre dingue, la soirée d’hier avait été géniale. Nous avions improvisé un pique-nique à même le sol du salon avec les meilleurs tapas que j’aie jamais goûtés, le tout arrosé de bière espagnole et d’anecdotes hilarantes sur des stars de l’industrie du disque. Mal savait tout de leurs exploits sexuels les plus inavouables et de leurs caprices les plus fous backstage. J’adorais passer du temps en sa compagnie.

Je n’étais cependant pas prête à expliquer la situation à Reece. Il se pourrait d’ailleurs que je ne le sois jamais. Car par où commencer ? Même si je parvenais à garder mon sérieux, Reece me connaissait suffisamment pour savoir que je n’étais pas du genre à me précipiter dans une relation amoureuse. Pas de cette façon. Heureusement pour moi, Reece était déjà passé à autre chose. Je n’avais aucune inquiétude à avoir. Son regard s’était posé sur une jeune femme qui déambulait dans le rayon true crime. Lorsque celle-ci jeta son dévolu sur un ouvrage consacré aux tueuses en série, je déduisis qu’il allait faire preuve de bon sens et laisser tomber, mais même pas.

– Oh, je n’ai rien fait de spécial hier soir, mentis-je sans une once de culpabilité.

Il eut un petit hochement de tête. Sans doute ne m’écoutait-il même pas.

– Je vais aller voir si elle a besoin d’aide, dit-il.

– Ça marche.

Je ressortis mon téléphone et le rallumai. Sitôt que l’écran revint à la vie, je me mis à pianoter d’un doigt, un sourire aux lèvres.

 

Anne : Ben est arrivé ?

Mal : Oui. Ça va ? Tu rentres quand ?

Anne : Dans pas longtemps.

 

Ben, affalé sur le petit canapé, les mains rivées à des manettes de jeu vidéo, était concentré devant un écran affichant un peu trop d’hémoglobine et de boyaux. Je ne m’habituerais sans doute jamais à trouver des mecs célèbres dans mon salon en rentrant chez moi le soir. Je l’espérais sincèrement. Je fus déçue de ne voir Mal nulle part. Impatiente de le retrouver, j’avais passé l’après-midi à me dépêcher de faire mon boulot. Lorsque Lizzy m’avait appelée, j’avais eu un mal fou à ne pas tout lui déballer. Comment aurais-je pu lui expliquer de façon crédible l’irruption de Mal dans ma vie ? Elle serait furieuse en apprenant que Skye m’avait foutue dans la merde. Bizarrement, je n’étais pas si en colère que ça. Des choses positives m’étaient arrivées. Tout le reste appartenait au passé.

J’étais enfin chez moi, le cœur battant la chamade, affreusement gênée. Presque hésitante. Après tout, je me trouvais dans mon appartement. Chez moi. Et, pour une raison mystérieuse, Mal avait choisi de vivre ici. Avec moi. Je me redressai et bombai la poitrine – même s’il n’y avait pas grand-chose à bomber.

– Salut Anne.

– Salut Ben. Mal est là ?

Je devenais de plus en plus douée pour jouer la fille cool. J’avais à peine bégayé.

– Oui, dans la cuisine.

– Merci.

Je passai devant lui à toute vitesse, soucieuse ne pas le déranger dans sa folie meurtrière.

Mal était posté devant la petite fenêtre de la cuisine, son téléphone portable collé à l’oreille.

– Pourquoi refuses-tu de me le dire ?

Une pause.

– Ouais, je vois. Qu’est-ce qu’il a dit ?

Une nouvelle pause.

– Non. Allez, explique-moi.

Cette fois, le silence dura plus longtemps. Il finit par attraper le bord du plan de travail, le serrant si fort que ses jointures blanchirent. Il s’agissait de toute évidence d’une conversation privée, pourtant je ne pus me résoudre à m’éloigner. La douleur que trahissaient sa voix et les lignes de son corps sautait aux yeux. Il était en souffrance.

– C’est pas possible. Et si on…

Il écouta en silence. Depuis le salon, les bruits d’explosions et de coups de feu continuaient de retentir.

– D’accord. Merci de m’avoir prévenu.

Il raccrocha et jeta son téléphone sur le côté. À présent, ses deux mains étaient agrippées au plan de travail, avec tant de vigueur que je l’entendis craquer.

– Mal ?

Le blanc de ses yeux, immense, était cerclé de rouge. Qu’est-ce qui lui arrivait ?

– Anne. Salut. Je ne t’ai pas entendue entrer.

– Est-ce que ça va ?

Il inspira profondément et secoua la tête.

– Ouais ! J’ai super mal dormi et le footing avec Jimmy m’a achevé, mais sinon ça roule. C’est adorable de te faire du souci pour moi. Tu fais une petite amie parfaite.

– Haha !

Je lui adressai un sourire mais il demeura impassible.

– Et si… Tu as vu Ben ?

– Oui.

Ses mains me saisirent par les épaules, me poussant en direction du salon.

– Il faut que tu accueilles tes invités comme il se doit, ma puce. Je ne voudrais pas qu’il pense que tu es impolie.

– Mal, je…

– Hé, Ben, regarde. Ma petite amie adorée est rentrée.

– Salut, petite amie adorée de Mal, répondit Ben sans détourner les yeux de l’écran. Cette piaule est un peu juste par rapport à ton appart de L.A., mec. Tu comptes acheter plus grand ?

– Anne a envie d’avoir un chien, donc ouais, c’est ce qu’on va finir par faire.

Ben hocha la tête. Je ne me donnai pas la peine de contredire Mal. La meilleure façon de le gérer était d’acquiescer sans rien dire. Et puis son humeur maussade m’inquiétait.

– Il est temps d’aller jouer un peu de musique, annonça Mal en se frottant les mains, avant d’agiter les bras dans tous les sens.

S’il prétendait être crevé, son énergie débordante ne l’avait pas quitté. Son sourire, en revanche, était aux abonnés absents.

Cette fois, Ben lâcha l’écran du regard.

– Je croyais qu’on devait commander à bouffer et passer la soirée ici avec Miss Parfaite ?

– J’ai besoin de me défouler. Anne comprend, pas vrai, ma puce ?

Je masquai ma déception et approuvai. Si c’était ce dont il avait besoin… J’aurais juste aimé être mise au courant. Quel que fût l’objet de son coup de fil, ce n’étaient pas de bonnes nouvelles. Mais ça n’était pas mes oignons, je sais.

– Elle me soutient à fond dans ma carrière depuis le début, poursuivit Mal. Elle m’inspire vachement, en fait.

– Tu la connais depuis deux jours, fit remarquer Ben en éteignant le jeu vidéo et en balançant sa manette sur le côté.

– Et je n’ai jamais été aussi inspiré.

– Si tu le dis. Donc tu as besoin de jouer, c’est ça ?

Les pupilles rétrécies, Ben observa Mal qui dansait frénétiquement à côté de moi.

– C’est ce que je viens de te dire. Faut suivre, Benny boy. (Ses mains se transformèrent en poings.) Allons-y.

– O.K.

Le regard acéré de Ben se tourna vers moi, comme s’il attendait que je lui fournisse des réponses. Je haussai les épaules. Il l’avait lui-même souligné, je connaissais Mal depuis à peine quarante-huit heures.

Non, je ne savais pas ce qui lui arrivait. Mais j’étais bien décidée à le découvrir.