Nous rentrâmes en titubant vers 3 heures du matin, euphoriques, après une soirée géniale, et partageâmes un taxi avec Nate et Lauren.
J’avais enfin entendu les Stage Dive jouer en live. Ils étaient incroyables en acoustique. Les voix de David et Jimmy s’accordaient à la perfection. Chacun des membres du groupe était tellement talentueux… Ben, avec sa basse, et Mal, pourtant privé de sa batterie complète, avaient un charisme hallucinant. Ensemble, ils atteignaient une harmonie parfaite qui faisait partie intégrante de leur musique.
J’avais beau avoir largement dépassé l’heure à laquelle je me couchais habituellement, je n’avais aucune envie que la soirée se termine. Pas tout de suite. J’étais allongée sur le dos, les yeux rivés sur le plafond de ma chambre qui venait à l’instant d’arrêter de tourner. L’espace entre les rideaux laissait passer juste assez de lumière de la rue pour me permettre d’y voir clair. Quand j’étais adolescente et que je n’arrivais pas à trouver le sommeil, je parlais à Mal – enfin, à son poster. Pathétique et légèrement inquiétant, mais véridique. À présent, le véritable Mal dormait dans la chambre voisine.
La vie pouvait être étrange et belle.
Il arrivait aussi qu’elle soit un désastre, mais parfois la beauté l’emportait.
Je passai un doigt sur mes pauvres lèvres. Elles avaient été embrassées jusqu’à plus soif. Quand Mal avait quelque chose en tête, rien ne pouvait l’arrêter. Et manifestement, danser avec lui impliquait aussi une séance de roulage de pelles. J’avais eu de plus en plus de mal à feindre l’insatisfaction chaque fois qu’il testait sur moi une nouvelle méthode. Qui eut cru qu’il existait autant de façons d’embrasser ? Avec douceur, avec rudesse, avec ou sans les dents, sans compter les divers niveaux d’introduction de la langue. J’avais eu droit à toute la palette des possibles. Ah, et il y avait aussi le placement des mains. Waouh. Il avait tout entrepris, des petites caresses sur ma nuque à la malaxation de mon cul. Un homme habile de ses mains détenait un atout indéniable. Vers minuit, j’avais dû l’empêcher de les remonter sous ma jupe.
Une soirée divine…
Une fois chez moi, il s’était mis en boxer. Tandis que je me rendais dans la salle de bains pour prendre ma bosse à cheveux, je l’y avais trouvé en train de se laver les dents. Il était incroyablement sexy, en dépit des petites bulles blanches qui moussaient au coin de sa bouche. J’étais prête à parier qu’il n’avait pas de pyjama. Non, un type comme lui devait dormir nu. Une brillante déduction scientifique fondée sur le mec sexy et musclé qui squattait mon canapé. J’imaginai aussitôt sa peau chaude et bronzée dénudée. Dormait-il sur le dos, sur le ventre ou sur le côté ? D’un point de vue esthétique, le dos serait le plus plaisant… pour diverses raisons.
Mais si c’était sur le ventre, sa longue colonne vertébrale serait exposée à la vue avec, en prime, ses fesses. Je serais prête à vendre quelque chose de très précieux pour voir ses fesses nues. Mes livres, ma tablette, mon âme – tout ce qui serait nécessaire.
Et même bien plus…
Mais non, la masturbation était une option bien plus raisonnable.
J’étais excitée et complètement réveillée. Mes tétons étaient durs, mes seins tendus. Il ne me restait plus qu’à prendre les choses en main.
« Mmmh, Nate… »
Gémissements.
Grognements.
Un coup.
« Bébé, oui… »
« Lèche-moi, Lauren. »
Merde.
J’enfouis mon visage dans mon oreiller et criai en silence. Si je mettais de la musique pour couvrir leurs voix – c’était la méthode que j’employais habituellement lors des ébats nocturnes de Lauren et Nate –, je réveillerais sans doute Mal.
Deux nouveaux coups. Le lit d’à côté se mit à grincer, si fort que je n’entendis pas la porte de ma chambre s’ouvrir.
– J’ai atterri où, là ? En enfer ? lança Mal avant de venir s’asseoir sur le bord de mon lit.
– Je crois bien, oui. Et au premier niveau, le pire de tous. Celui où tu entends tes voisins baiser à travers des murs fins comme du papier à cigarette.
Lauren commença à émettre les tout petits cris auxquels elle était particulièrement encline dans les moments intimes. Je me recroquevillai.
– Il faut que ça s’arrête, murmura Mal, horrifié, la bouche grande ouverte. C’est affreux, putain.
Nous nous mîmes à rire doucement. Il n’y avait pas d’autre réaction possible.
– Et si on allait à l’hôtel ? proposa-t-il en se mettant à l’aise sur mon lit.
– À 4 heures du matin ?
– Il leur faut combien de temps généralement ?
– Comme ils ont bu, ça peut durer un moment.
Je ramenai mes genoux contre ma poitrine. Mal n’était pas obligé d’être au courant pour mes tétons. Hélas, entendre un couple profiter bruyamment d’une bonne partie de jambes en l’air ne m’aidait pas beaucoup. Heureusement que je portais un bas de pyjama en coton confortable et un vieux tee-shirt difforme qui dissimulaient tout. Sans ça, la proximité de Mal aurait pu se révéler gênante.
– Il y a quelque chose qui cloche, non ? remarqua Mal, jetant au mur un regard noir, comme s’il l’avait agressé. Je suis le batteur des Stage Dive. Je ne me fais pas réveiller par des gens qui baisent sauvagement. C’est moi qui réveille les autres. Je réveille des quartiers entiers, putain.
« Oh oui, bébé, c’est trop bon », grogna Nate de l’autre côté du mur.
– Tu as entendu ? demanda Mal.
– Ouaip.
– C’est bon. Ça suffit.
Il se mit debout sur mon lit, me jaugeant de toute sa hauteur. Il n’y avait que quelques centimètres entre sa tête et le plafond.
– Il me nargue. Ce mec me met au défi, déclara-t-il.
– Ah bon ?
– Le connard.
– Moi qui ai toujours pensé que Nate était un type sympa, ironisai-je.
Il me tendit une main.
– Allez, Anne. L’heure est venue de défendre notre fausse vie sexuelle.
– Merde. (Je saisis sa main pour qu’il m’aide à me lever.) Ne me laisse pas tomber. Et ne te cogne pas la tête.
– Je ne vais pas me cogner. Tu peux arrêter d’être rabat-joie deux secondes ? Détends-toi !
« Plus fort, Nate. »
Mal s’éclaircit la gorge.
– Anne !
– Mal.
– Plus fort, siffla-t-il tandis que nous commencions à sauter.
Le cadre en bois de mon lit craqua, ce qui ne lui était pas arrivé depuis très longtemps – si ça lui était déjà arrivé un jour. J’aurais préféré que cela arrive parce que nous étions en position horizontale. Et nus. Ça aurait été tellement bien.
– Mal !
– Tu es vraiment une fille géniale, Anne, cria Mal à l’intention de nos voisins. Je t’aime beaucoup.
– T’es sérieux ? C’est comme ça que tu parles pendant l’amour ?
– Montre-moi comment toi tu fais, alors. Allez.
Je fermai la bouche.
– Dégonflée. (Il tourna son visage vers le mur que nous partagions avec Lauren et Nate.) J’aime tellement ton goût…
– Quel goût ? demandai-je, essoufflée, les muscles des cuisses tendus. (Il pouvait s’estimer heureux que mon vagin ne lui ait pas encore sauté dessus.) Décris-le-moi.
– Ben… Un goût de miel et de crème et… je sais pas, de pain ?
– De pain ? répétai-je en plissant le nez.
– Du pain super sexy que je pourrais manger toute la journée tellement tu es délicieuse et pleine de blé complet.
J’eus un nouveau fou rire qui, cette fois, paralysa mes abdos. Pourtant, je continuai de sauter. C’était tellement bizarre de rire, de sauter et d’être excitée tout à la fois. Quand on était petites, des amis de Lizzy avaient un trampoline. Mais ça n’avait jamais été aussi marrant.
Mal sauta alors un peu trop haut et sa tête heurta le plafond. Il retomba sur son joli petit cul en se frottant le sommet du crâne.
– Aïe. Putain !
– Ça va ?
Le lit s’effondra tout à coup. Un des côtés du cadre en bois s’écrasa sur le sol, produisant un vacarme impressionnant. Tout aussi impressionnant, le silence soudain dans l’appartement voisin. Je trébuchai, glissai et me retrouvai à moitié affalée sur ses genoux. Un bras providentiel m’entoura, m’empêchant de chuter plus bas. Nous restâmes là, poitrine contre poitrine, une de mes jambes au-dessus des siennes.
– On a cassé mon lit, dis-je, énonçant l’évidence.
– Toute bataille nécessite des sacrifices, ma puce.
– Ça va, ta tête ? Tu veux de la glace ? demandai-je en dégageant ses cheveux blonds emmêlés.
Peut-être avait-il besoin d’une infirmière pour le réconforter ? Si oui, j’étais dans les starting-blocks. J’étais à deux doigts de le lui suggérer. Rien de tel qu’un taux d’alcoolémie élevé pour se jeter à l’eau.
– Ça va, assura-t-il, et son sourire se dessina lentement.
Quelqu’un tapa sur le mur du côté de Lauren et Nate.
– Ça va, vous deux ?
– Très bien, merci ! criai-je en retour. Continuez !
J’entendis des rires étouffés. Mon visage était chaud. Voire brûlant. On aurait probablement pu y faire cuire un steak. Merde, tout le monde allait être au courant. Et j’entends par là tout le monde. Jamais on ne réussirait à faire oublier un truc pareil.
– Ils se foutent de notre gueule, dis-je.
– Tu rigoles ? On vient de casser le lit en baisant. Ils rêveraient d’être à notre place. L’ordre naturel de la hiérarchie sexuelle vient d’être rétabli.
Nous éclatâmes de rire. La situation était ridicule.
Mais nos rires se turent et nous nous dévisageâmes. Le visage de Mal était plongé dans la pénombre, impossible à déchiffrer. Sa bite durcissante, en revanche, manifesta clairement sa présence sur ma cuisse. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’il pensait. Toute mon attention se focalisa entre mes jambes et, merde, qu’est-ce que c’était bon ! J’espérais qu’il allait agir parce que je n’étais pas sûre de pouvoir entreprendre quoi que ce soit. J’avais un effet sur lui, mais qu’est-ce que ça signifiait ? Les pénis faisaient des trucs. Des trucs bizarres comme devenir durs sans aucune raison. Le sexe ne faisait pas partie de notre accord, Mal avait été très clair sur ce point. Mais après tous les baisers et les taquineries de ce soir…
Je n’avais jamais été à ce point perdue de toute ma vie. Perdue et excitée.
À côté, les bruits recommencèrent. De toute évidence, Lauren et Nate avaient décidé de suivre mon conseil et avaient repris là où ils s’étaient arrêtés.
– Je suis à peu près sûre qu’ils ne pensent pas du tout à nous, dis-je.
– Juste par curiosité, à quel point es-tu bourrée ?
– Ça tourne un peu. Pourquoi ?
– Pour rien. On ferait mieux de bouger, dit-il d’une voix gutturale.
Il me souleva avec précaution, avant de grimper hors de mon lit détruit. Nous nous tenions face à face, faisant tous les deux comme si la bosse dans son boxer n’était pas là. Pas du tout gênant. Il fallait bien avouer qu’un entrejambe humide était nettement plus facile à dissimuler.
– Et si on se matait un film ? proposa-t-il. On risque de ne pas pouvoir dormir pendant un moment de toute façon.
– Bonne idée, mentis-je tandis qu’il me tirait des décombres. Dommage pour mon lit, mais c’était marrant.
– Ouais. Pas aussi marrant que de baiser pour de vrai, mais sympa quand même.
Je me laissai alors gagner par ma curiosité. Ou bien j’étais tellement soûle que j’en avais oublié toutes les bonnes manières.
– En parlant de ça, je pensais que tu irais rendre visite à une de tes nombreuses copines après la soirée.
– Mouais.
– Mouais ?
Avec l’érection qu’il avait, il me donnait du « mouais » ?
– Entre la préparation de la tournée et notre fausse relation, je n’ai pas eu beaucoup de temps, se justifia-t-il.
– Pas faux.
Je n’y croyais pas une seconde. Au lieu de ça, mon esprit embrumé par l’alcool mettait à mal toute notion de logique. Il n’était plus question de raison. Et si son manque de libido avait un lien avec son besoin de copine factice ? Peut-être avait-il une vraie petite amie cachée quelque part à L.A. et existais-je dans l’unique but de détourner l’attention ? En fait, non. Cette hypothèse était douloureuse à admettre. À moins que toute cette histoire ne trouve son origine dans le défi que lui avait lancé Ben ? Il s’était retrouvé dans cette situation ridicule à cause d’un pari idiot, et il ne pouvait plus reculer au risque que sa fierté en prenne un coup. Cette éventualité-là était encore plus douloureuse. Cependant, aucune de ces théories n’expliquait ses moments de tristesse. Je le suivis dans le salon. Ma tête et mon corps étaient un bordel un peu trop alcoolisé.
– Et toi ? reprit Mal. Tu ne comptais quand même pas rester sage jusqu’à ce que l’autre nul se rende compte de sa connerie ?
Il s’installa au milieu du canapé en velours et m’assit à côté de lui.
– Non, je suis sortie avec quelques mecs. Mais pas récemment.
– C’est-à-dire, « pas récemment » ?
Il prit la télécommande et alluma l’immense télé. Son bras reposait sur le dossier du canapé, la paume de sa main battant un rythme effréné.
– Tu as envie de regarder quoi ? demandai-je.
– Tu ne veux pas me répondre ?
– Plusieurs mois.
Il tomba sur un vieux film d’horreur. À en juger par les choucroutes permanentées des personnages, il devait dater des années 1980. Une paire de seins à peine recouverts se trimballait sur l’écran. Une femme hurlait.
– Ça a l’air bien, estima Mal.
– Mmmh…
– Tu n’es pas peureuse, si ?
– Non. Mais je n’aime pas quand Johnny Depp se transforme en soupe à la tomate.
– Tu m’étonnes. (Il sourit.) Tu sais, j’étais sincère tout à l’heure.
– À propos de quoi ?
– De toi.
Son regard, rivé droit devant lui, ne croisa pas le mien. La lumière projetée par la télé éclairait les arêtes et les plats de son visage.
– Je t’aime bien.
– Merci, Mal.
Alors pourquoi est-ce qu’on ne faisait pas l’amour ? De toute évidence, il ne m’aimait pas suffisamment pour ça. Il m’aimait juste bien, il venait de le dire.
Mes idées se remirent à tourbillonner.
– Tu ne me réponds rien ? demanda-t-il en me donnant un petit coup de coude.
Si mes oreilles ne me trahissaient pas, j’avais la nette impression qu’il avait besoin d’être rassuré.
– Bon, oui. (Je me tournai pour le regarder, essayant d’occulter les cris provenant de la télé.) Tu es…
– Je suis quoi ?
– Tellement…
– Allez, ma puce, c’est trop long. Accouche.
– Très…
– Laisse tomber. Je vais me lancer des fleurs moi-même.
Je poussai un long soupir sonore. Je m’amusais comme une folle !
– Tu crains, grogna-t-il.
– Fantastique, ça te va ?
– Mmmh. (Il m’adressa un petit sourire satisfait.) Ouais, c’est pas mal. Enfin, ça donne un petit aperçu de l’être exceptionnel que je suis.
– Et égocentrique. Très égocentrique aussi.
– Tu mens. (Il fit alors courir ses doigts sur mes flancs et je me mis à gigoter dans tous les sens en gloussant.) Je suis l’humilité incarnée.
– Non ! Arrête de me chatouiller.
– Avoue que je suis ta raison de vivre. Dis-le ! (Son bras me ramena vers lui, me retenant prisonnière.) Merde, ne tombe pas ! Hors de question que je me blesse à nouveau pour te sauver.
– Alors arrête de me chatouiller.
– Comme si j’étais assez immature pour faire ça.
D’une main, il ramena alors délicatement ma tête sur son épaule et le bras qui me maintenait me serra plus fort.
– Chut. Un peu de calme, maintenant.
Le bourdonnement chaud qui m’envahissait était dix fois meilleur que toutes les sensations que l’alcool procurerait. Non, un million de fois meilleur, parce que, en bonus, je pouvais sentir et toucher Mal Ericson.
– Détends-toi, m’ordonna-t-il.
– C’est ce que je fais.
Rien de ce qui se passait à l’écran ne m’importait. Mes paupières se fermèrent à demi tandis que mon esprit se focalisait sur Mal. Quelles que soient les raisons de sa présence ici, il y avait peu de chances pour que j’obtienne ce que je voulais. C’était humain d’en vouloir toujours plus. Cela dit, ce que j’avais pour le moment était déjà sacrément cool.