Chapitre 14

Nous arrivâmes à la séance de répétition avec dix minutes de retard. La faute aux œufs Bénédicte. Mal s’était installé dos à la salle, une casquette vissée sur le crâne. Seule la serveuse l’avait reconnu et lui avait discrètement demandé un autographe. Mal lui avait laissé un pourboire très généreux. J’étais presque certaine d’avoir décelé une lueur amoureuse dans les yeux de cette fille quand nous étions partis. Lizzy n’était pas en reste. Ah ça, Mal s’était démené pour gagner son estime, lui posant mille questions sur ses études et sur sa vie en général. Son intérêt n’était pas feint : penché vers elle, il avait écouté ses réponses avec la plus grande attention. De son côté, Lizzy s’était montrée impressionnée par sa grosse Jeep noire équipée de tous les accessoires disponibles sur le marché.

Même sans 4 × 4, Mal était le genre de mec qui vous rendait fière. Mon cœur et mes hormones prenaient tout ça très au sérieux. Sous ma carapace, toutes mes réserves s’étaient envolées. Je lui appartenais et, à en juger par sa main restée accrochée à mon genou pendant toute la durée du brunch, il en était tout à fait conscient. Bizarrement, je n’arrivais pas à m’inquiéter.

Je n’avais plus envie de m’angoisser au sujet de ma mère. Quand je voyais le sourire de Mal, plus rien d’autre n’avait d’importance.

Les répétitions des Stage Dive avaient lieu dans un vieil immeuble tout près du fleuve. À la seconde où nous franchîmes la porte de l’immense salle, Mal se brancha en mode travail. Le contraste était saisissant. Il m’embrassa rapidement sur la joue avant de se diriger vers le groupe. Une scène avait été installée à une extrémité de la pièce, tandis que des amplis et du matériel étaient posés à même le sol, avec des câbles qui serpentaient dans toutes les directions. Des roadies s’affairaient un peu partout.

Mal étira ses doigts et détendit ses poignets pour réchauffer ses muscles, puis il enleva son sweat à capuche et s’assit derrière sa batterie rutilante, faisant tournoyer une baguette entre ses doigts. De toute évidence, il se trouvait là dans son élément, sa concentration au maximum. David et Ben, eux, faisaient les idiots avec leurs instruments. Jimmy, aussi curieux que ça puisse paraître, était en pleine séance intensive de pompes. Puis il se releva et fit signe aux autres de se rassembler autour de la batterie de Mal.

Lizzy et moi rejoignîmes Lena et Evie, assises sur des grosses boîtes de rangement à l’autre bout de la salle.

– Bienvenue à vous, camarades groupies et pièces rapportées. Vous passez un bon dimanche ? lança Ev, assise sur ses mains, balançant ses pieds.

– Super, répondis-je en leur souriant, à Lena et à elle. Comment allez-vous, madame Ferris ?

– Je me sens très, très mariée, merci. Et Mal et toi, ça va ?

– Oh, oui. Très bien.

Je posai mes fesses sur le bord d’une boîte.

– Je vous présente ma sœur, Lizzy. Elle étudie à la fac de Portland. Lizzy, voici Evie, la femme de David, et Lena, la…

– L’assistante de Jimmy, compléta cette dernière. Salut, lança-t-elle avec le fameux signe du menton.

– Salut, répondit Lizzy.

– Enchantée, dit Ev. Anne, avant qu’ils commencent à jouer, raconte-moi rapidement pour Mal et toi. Je ne sais toujours pas comment ça a commencé entre vous. Lauren m’a dit qu’il avait posé ses valises chez toi.

Mon esprit se brouilla. Dans une prochaine vie, il faudrait vraiment que j’apprenne à anticiper.

– Eh bien… on s’est rencontrés à la fête chez vous et on a bien accroché.

Lizzy m’adressa un regard appuyé que j’ignorai.

– C’est tout ? riposta Ev, sceptique.

– En gros, oui.

Elle n’avait pas l’air satisfaite.

– C’est un interrogatoire ? repris-je en riant.

– Exactement, répliqua Ev. Allez, tu ne veux pas m’en dire un peu plus ?

– Il est génial et oui, en effet, il s’est un peu imposé chez moi. Mais c’est chouette de l’avoir à la maison. C’est un mec super.

Je priai pour que cela fasse l’affaire. Le moment était largement venu de changer de sujet.

– Au fait, pourquoi est-ce que tu continues à travailler chez Ruby’s ?, repris-je.

– Touchée, fit-elle. C’est compliqué. Je devais de l’argent à mes parents et je tenais à leur montrer que j’étais capable de le gagner par moi-même. Je ne voulais pas que ce soit mon mari riche et sexy qui le leur donne sur un plateau. Les choses se sont un peu apaisées avec ma famille, je vais pouvoir passer à autre chose. C’est drôle la façon dont les gens réagissent au fait que je travaille. On dirait qu’ils s’attendent à ce que je reste chez moi à dépenser l’argent de David et à jouer la potiche. Impossible, je m’ennuierais au bout de deux minutes. (Elle secoua la tête.) Je ne dis pas que tout a été simple. On a été obligés de porter plainte contre une fan cinglée et un connard de photographe. Pendant quelque temps, Sam, un des gardes du corps, m’accompagnait au boulot tous les jours. Je détestais ça, mais qu’est-ce que tu veux… Quand les paparazzis se sont rendu compte que ma vie n’était pas spécialement intéressante, ils ont changé de cible. Tous ceux qui m’emmerdaient étaient bannis du café. Pas évident, mais j’ai le droit de vivre ma vie.

– Oui, approuvai-je. Tu as raison.

– Tu vas découvrir tout ça bientôt. Ça peut être prise de tête de sortir avec un mec connu, mais le jeu en vaut la chandelle. Bon, parlons plutôt de toi. Vous vivez ensemble, avec Mal. Je n’en reviens toujours pas. Tu sais que je ne l’ai jamais vu deux fois de suite avec la même fille ?

Elle marqua une pause, roulant des yeux pour souligner son scoop. Mon cœur se ratatina dans ma poitrine. Que se passerait-il une fois passée l’excitation de la nouveauté, quand Mal se serait lassé de jouer au gentil petit couple avec moi ?

– Anne ? Houhou ? Je veux en savoir plus ! insista Ev.

– Euh… (Je fus tentée d’esquiver, mais ça aurait l’air suspect.) Disons qu’il sait se montrer très convaincant. Et… c’est Mal Ericson. Alors, oui… comment aurais-je pu lui dire non ?

Evie marqua un temps d’arrêt.

– C’est ça, ton récit du grand amour ? C’est la pire histoire que j’aie jamais entendue. Après tout ce que je t’ai confié…

– Leurs regards se sont croisés dans une pièce bondée, intervint Lena, occupée à jouer avec son téléphone.

– Ça a été le coup de foudre ? voulut savoir Ev.

– Oh oui. Tu n’as pas senti la terre trembler ?

– Alors c’était ça. Je vois, dit-elle en se blottissant dans sa veste grise. Bon, j’arrête de me mêler de vos affaires. Je suis juste heureuse que vous soyez heureux.

– Merci, répondis-je, occultant le sentiment de tristesse qui m’étreignait.

Je devais profiter de l’instant présent et des moments que je pouvais passer avec lui tant que c’était encore possible. Bien sûr… Facile à dire.

Pendant ce temps-là, Lizzy se tenait debout face à la scène, subjuguée par quelque chose. Ou plutôt quelqu’un. Et on pouvait la comprendre : le spectacle était incroyable. Une fois leur discussion finie, les garçons se dirigèrent vers leurs instruments respectifs. Mal fit le décompte et bam ! la musique se déversa, emplissant la pièce. Pas étonnant qu’Ev ait préféré papoter avant que les garçons ne commencent à jouer. La guitare hurlait, la basse cognait, faisant vibrer ma cage thoracique. Les battements de mon cœur tapaient au diapason des pulsations de la batterie. Jimmy se mit à chanter. « I’ve got this feeling that comes and goes, ten broken fingers and one broken nose… »

Il s’agissait d’un vieux titre tiré de l’album San Pedro, un de mes préférés. Toute spéculation concernant ce que l’avenir me réservait avec Mal s’évapora de mon esprit, entièrement possédé par la musique et la performance de Mal. La fluidité de ses mouvements, sa concentration absolue, son énergie. Lorsqu’ils arrivèrent au refrain, je souriais tellement que j’en avais mal au visage. À la fin de la chanson, nous nous levâmes pour les applaudir. Jimmy fit une petite révérence en riant. Un petit groupe posté sur le côté de la scène nous lançait des regards noirs. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il pouvait nous reprocher.

– Lui, c’est Adrian, le manager du groupe, et les autres sont des types de leur maison de disques, m’expliqua Evie d’une voix glaciale. Je te conseille de les éviter au maximum.

– Adrian est un connard, renchérit Lena en se rasseyant sur une des boîtes. Mais c’est un excellent manager.

C’était un homme d’âge mûr, qui portait une chemise élégante et une épaisse chaîne en or autour du cou.

– Il était là hier soir ?

– Non. (D’un petit geste nerveux, Evie ramena ses cheveux derrière ses épaules.) On ne s’entend pas, lui et moi. Il préférerait que le groupe se concentre sur la musique plutôt que de perdre du temps avec les filles.

– Ce n’est pas comme si ta relation avec David ne lui avait pas inspiré tout l’album, ironisai-je.

– Tout à fait d’accord. Il devrait me remercier ! répliqua Ev en riant. S’il te fait chier, parles-en à Mal. Il réglera le problème.

Quatre heures plus tard, les garçons arrêtèrent enfin de jouer et tendirent leurs instruments aux roadies. J’avais mal à la gorge d’avoir trop crié et les mains rouges d’avoir applaudi comme une acharnée. Qu’est-ce que ce serait si j’assistais à un vrai concert ? Ils avaient fait quelques pauses pour modifier ou améliorer certains titres et s’étaient réunis à plusieurs reprises, soit tous les quatre, soit avec les gens de la maison de disques. Ils avaient aussi testé des effets avec l’aide des ingénieurs du son. Nous nous étions amusées comme des folles, dansant et chantant à tue-tête. Ils étaient incroyablement talentueux.

Mais Mal… Je n’avais qu’une envie : qu’on rentre chez moi pour finir de démolir ce qui restait de mon lit.

Ses cheveux étaient trempés par la transpiration et il s’était depuis longtemps débarrassé de son tee-shirt lorsqu’il s’approcha de moi.

– Ça t’a plu ? s’enquit-il.

– Oui, répondis-je d’une voix éraillée.

– Tu perds ta voix ? Il me semblait bien t’avoir entendue crier.

– Oh mon Dieu, vous êtes bien LE David Ferris ? plaisanta Ev, debout sur une des boîtes, tandis que son mari arrivait vers nous.

Ce dernier secoua la tête et tendit les bras, une lueur amusée dans le regard. Il la rattrapa sans difficulté lorsqu’elle se lança vers lui. Elle l’entoura de ses jambes et leurs bouches fusionnèrent.

– Y a des endroits pour ça, grogna Ben.

Mal me tendit ses baguettes.

– En souvenir de ton premier concert des Stage Dive.

J’entendis un éclat de rire, mais ça m’était égal. Je serrai les baguettes contre ma poitrine.

– Je les garderai précieusement.

– Elle nous a déjà vu jouer hier soir, intervint Jimmy, sa bonne humeur manifestement envolée.

– C’était en acoustique, objecta Mal. Et je ne vais pas donner à mon amoureuse des balais merdiques. Vu son appétit, je ne peux lui offrir que des objets longs, durs et phalliques.

– Au fait, vous deux. Je suis au courant, annonça David en reposant sa femme sur le sol, un bras autour de sa taille.

– Au courant de quoi ? répliquai-je vivement.

– Oooh, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Lena, les oreilles qui frétillaient presque.

– Ils ont cassé le lit d’Anne. Dingue, non ?

Jamais je n’oublierais le regard d’Ev à ce moment-là.

– Évidemment qu’on a cassé le lit. Ils ont du bol que l’immeuble tienne encore debout, lança Mal, fier comme un coq.

– Putain, le moindre micro événement et Lauren appelle ma femme à l’aube pour lui raconter. Vous devriez déménager, déclara David.

– Anne aime son appart, répondit Mal. On n’est pas pressés.

– Ce n’est pas super sécurisé. Les gens vont finir par savoir que tu vis dans le coin et tu n’auras plus aucune intimité. Sans compter que l’appart est minuscule, non ?

– Détends-toi, Davie. On va y réfléchir. Vous, les mecs, vous ne jurez que par le luxe et les grosses baraques. Anne et moi, on pourrait vivre dans une boîte à chaussures tellement notre amour est fort. J’ai pas raison, ma puce ?

– Euh, si ?

– Tu vois ? exulta Mal. Elle est complètement dingue de moi. Les considérations matérielles ne sont rien en comparaison d’une adoration aussi absolue.

David se contenta de secouer la tête.

– Bon, j’ai la dalle, dit Ben en passant une main dans ses cheveux courts. Ça vous dit d’aller manger un morceau quelque part ?

– Carrément ! répondit Lizzy d’une voix un peu trop enthousiaste.

Ben, tout à coup intéressé, braqua son regard sur elle. Un sourire grivois ourla ses lèvres.

– Génial, fit-il.

Alerte rouge. Non, ça n’avait rien de « génial ». Hors de question que ma petite sœur flirte avec un musicien qui devait avoir au moins huit ans de plus qu’elle. Si je voulais prendre des risques, c’était mon problème. Mais le mec qui ferait souffrir Lizzy devrait d’abord me passer sur le corps.

– Tu ne dois pas étudier, Liz ? demandai-je.

– Non, c’est bon.

– Je croyais que tu avais un devoir à rendre ? insistai-je, lui transmettant le message à travers mon regard.

Elle l’ignora.

– Nan.

– Lizzy, grinçai-je, les dents serrées.

– Hé, les filles, intervint Mal, sentant que la nervosité grimpait d’un cran. Qu’est-ce qui se passe ?

Une femme qui accompagnait les dirigeants de la maison de disques approcha, les talons hauts de ses bottes claquant sur le sol. Elle affichait un sourire hésitant. C’était une belle fille, les seins un million de fois plus gros que les miens – pas difficile, vous me direz – et les cheveux blonds coupés à la garçonne.

– Mal ?

Lorsqu’il se retourna et la découvrit, son visage s’illumina. Mon ventre se noua. Oui, bon, j’étais peut-être un poil jalouse.

– Ainslie ! Tu es arrivée quand ? Tu as l’air en forme.

Visiblement heureux de la voir, il la serra dans ses bras. Puis recommença. La fille gloussa et soupira, se collant contre lui. Cette pouffiasse était en train de peloter mon faux mec sous mes yeux ! Elle était carrément en train de se frotter à lui. Vu la façon dont ils se comportaient, il y avait peu de doute quant à la nature de leur relation. Je venais enfin de rencontrer un des plans cul de Mal. Ça devait bien finir par arriver. J’aurais été idiote d’être surprise et je n’étais pas en droit de me sentir blessée. Oui, mais c’était douloureux malgré tout.

Je sentais les yeux de cette femme posés sur moi, creusant des trous dans mon crâne. Je me refusais à leur rendre leurs regards. De toute évidence, Mal avait trouvé quelqu’un pour assouvir ses besoins. Mon visage chauffait. Toute cette scène était atrocement gênante.

– Mal, lança Lizzy, interrompant les retrouvailles des deux amants. Est-ce qu’on propose à Reece de venir ? Il passe souvent la journée avec nous le dimanche.

Quelle incroyable fouille-merde, celle-là ! Si j’appréciais son initiative, ses intentions étaient déplacées. Je n’avais pas besoin d’être protégée.

– Je crois que Reece est occupé aujourd’hui, affirmai-je.

Ma sœur ouvrit de grands yeux. Elle était parfaite dans le rôle de l’innocente.

– Tu es sûre ? Tu ne veux pas l’appeler pour vérifier ?

– Peut-être un autre…

– Je ne pense pas qu’il y aura assez de place, dit Mal, qui avait toujours un bras autour de la fille.

Il remarqua alors les regards de ses amis, à la fois curieux et désapprobateurs. Il parut perplexe pendant quelques instants, cligna des yeux, le front plissé. Puis il s’écarta et enfonça ses poings dans les poches de son jean. La main dans le sac. Notre « relation » lui était complètement sortie de l’esprit. Ses Converse s’agitaient nerveusement.

De toute évidence, il avait aussi oublié notre plan consistant à rendre Reece jaloux. Il se trouve que je n’avais pas eu non plus envie de l’appeler. Les choses telles qu’elles étaient me convenaient parfaitement. Mais tout cela m’importait peu à présent. Cette fille venait de tout changer.

– Quelque chose ne va pas ? demanda Ainslie en posant une main sur le bras de Mal.

– Non, non, ça va, assurai-je, pas du tout au bord des larmes – il y avait juste énormément de poussière dans ces vieux immeubles. Pourquoi n’irais-tu pas boire un verre avec ton amie pour rattraper le temps perdu ? proposai-je à Mal.

– Je croyais qu’on allait manger un morceau ?

– Oui, mais…

Mal m’adressa un regard circonspect. Sauf que j’étais transparente. Je n’étais même pas là. Quelles que fussent ses pensées, elles étaient indéchiffrables. Quand on avait l’habitude d’obtenir tout ce qu’on voulait, ça ne devait pas être facile de refuser une proposition aussi évidente. Son self-control avait forcément ses limites.

– Je suis désolée, tu es… ? me questionna Ainslie.

Elle était d’une politesse parfaite, je ne pouvais pas lui reprocher ses mauvaises manières.

– Ainslie, voici Anne, la nouvelle petite amie de Mal. Anne, voici Ainslie.

Génial. Même Evie la connaissait. Ça devait être une régulière. Ev ne venait-elle pas d’affirmer n’avoir jamais vu Mal deux fois de suite avec la même fille ?

– Petite amie ? répéta Ainslie avec un rire hésitant, son regard passant de lui à moi.

Mais personne ne se joignit à elle. C’était affreusement embarrassant.

– Je disais juste bonjour à une amie, qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? me questionna Mal en se dirigeant vers moi.

– Rien. Tout va bien.

– Tu mens. Tu ne me regarderais pas comme ça sinon, rétorqua-t-il, énervé, comme si je l’avais dérangé.

– Ne t’adresse pas à moi sur ce ton, lui intimai-je. Encore moins en public. Sors avec ta copine, amuse-toi bien. On parlera de ça plus tard.

– Ah oui ?

– Oui.

Ainslie recula. La pauvre. Mal survola le groupe du regard, à la fois gêné et furieux. Sur son cou, une veine semblait sur le point d’exploser.

– Bordel.

Il retourna à grands pas vers la scène et exigea qu’on lui apporte des baguettes. Le son de la batterie satura à nouveau l’immense espace. Tout le monde regardait ailleurs. Quel merdier.

Davie se tourna vers Jimmy, qui hocha la tête. Il se dirigea à son tour vers la scène, suivi de Ben. Ainslie, elle, retourna discrètement vers le petit groupe de la maison de disques.

– Mince, j’avais complètement oublié, dit Ev en ramenant ses mains à son visage, comme saisie par une idée soudaine. On est censées aller retrouver Lauren pour une soirée filles.

– Ah bon ? fit David.

– Ouais. (Elle le regarda avec insistance.) On commence tôt.

Il comprit où elle voulait en venir.

– Je vois. Bien sûr.

Je gardais un souvenir assez vague de notre départ. Evie et Lizzy me poussèrent dehors et je me retrouvai devant un gros 4 × 4 noir. L’homme chauve et baraqué qui se tenait là me rappelait vaguement quelqu’un.

– Bonjour, dis-je. C’est vous qui avez installé le verrou sur ma porte l’autre jour, non ?

– Oui, madame.

– Anne, je te présente Sam. Sam, voici Anne. Elle est avec nous.

Ev se glissa sur la banquette arrière et boucla sa ceinture, tandis que Lizzy s’installait à l’avant, faisant rebondir ses fesses sur le somptueux cuir. Tant mieux si elle appréciait cette petite plongée dans le luxe. Pour ma part, nous aurions aussi bien pu nous trouver dans un vieux taxi puant, je m’en fichais complètement.

– Enchanté, madame, dit Sam. C’est toujours un plaisir de vous voir, madame Ferris.

Je grimpai à mon tour dans la voiture et m’attachai.

– Je ne comprends pas, dit Lizzy.

– Quoi ? fis-je.

Elle pivota sur son siège pour me voir.

– Ça. Il te rend heureuse comme jamais je ne t’avais vue heureuse. J’ai l’impression de découvrir une nouvelle personne. Et lui, il te regarde comme si tu avais inventé l’eau chaude. Et maintenant, ça. Je ne comprends pas.

Je haussai les épaules, tâchant de conserver une expression neutre et sereine.

– Le tourbillon de l’amour, lâchai-je. Ça va, ça vient.

– Sam, il va falloir que vous me trouviez une pelle rouillée, lança Ev.

– Je m’en charge, madame Ferris, répondit-il en quittant le parking.

– Parfait. Il faut qu’on passe prendre Lauren, elle voudra être de la partie.

– De quoi tu parles ? demandai-je. On ne se fait pas réellement une soirée filles, si ?

Oh que si, me répondit son regard.

– C’est très gentil mais je ne suis pas vraiment d’humeur.

– Sam ? chantonna Ev avec un peu trop d’entrain.

– Oui, madame Ferris ?

– Si j’avais besoin de votre aide pour kidnapper notre amie Anne ici présente et la faire boire, est-ce que ça poserait problème ?

– Absolument pas, madame Ferris. Tout ce que vous voudrez.

– Vous êtes un ange, roucoula-t-elle. Tu sais que Sam est un ancien Marine ? Mieux vaut ne pas trop le chercher, mais tu fais comme tu le sens, Anne.

– Tu peux être démoniaque quand tu t’y mets, dis-je en observant le paysage défiler à travers la vitre.

Evie demeura silencieuse pendant quelques secondes.

– Je ne sais pas à quoi il pensait quand il a laissé cette grognasse lui grimper dessus tout à l’heure, reprit-elle.

– Sûrement à rien, persifla Lizzy.

J’étais d’accord avec elles, mais je le gardai pour moi.

Mal et moi avions-nous rompu ? Qui sait, notre fausse relation était peut-être terminée. Quelle idée atroce. Je me mis à cligner des yeux frénétiquement. Je devais avoir une poussière dans l’œil – honnêtement, je n’étais pas du genre à pleurnicher. Alors comme ça mon coup de foudre venait d’être foudroyé. La vie continuait. Lizzy ne dirait rien de ce qu’elle savait – ou de ce qu’elle croyait savoir. Quant à moi, je n’avais aucun commentaire à faire à ce sujet.

Absolument aucun.

Voilà exactement la raison pour laquelle il n’était pas recommandé de s’attacher à certaines personnes. S’il y avait un risque pour que leur absence vous brise le cœur, mieux valait fuir. Personne ne devrait détenir le pouvoir de vous plonger dans un état maniaco-dépressif et de vous donner envie de boire des litres de gin (la méthode préférée de ma mère pour gérer les moments difficiles). J’imagine que tout le monde devait passer par là un jour. Eh bien, voilà. Ce jour était arrivé.

 

Mal ne rentra pas à la maison dimanche soir – non pas que mon appartement fût sa « maison », mais vous voyez ce que je veux dire.

En dépit de la quantité d’alcool que j’avais ingurgitée, je ne dormis pas beaucoup cette nuit-là.