Chapitre 15

Lorsque je rédigeai le cinquième texto de la journée, l’heure du déjeuner était passée.

Anne : Je peux déposer tes affaires chez David et Ev si tu veux. Tiens-moi au courant.

Comme pour les précédents, ce message n’obtint pas de réponse. Rien. Nada. Zéro. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Il fallait que je réessaie.

Anne : J’espère qu’on pourra rester amis.

À la seconde où j’appuyais sur la touche « Envoi », je fus submergée par le regret. Quelle phrase débile et cliché ! Pourquoi les smartphones n’étaient-ils pas équipés d’une touche « Annuler » ? Voilà une application qui serait utile. J’aurais dû essayer de faire preuve d’originalité. Peut-être qu’il aurait répondu si je lui avais sorti une blague sur sa batterie. Mais là encore, rien.

– Tu lui envoies encore des textos ? me demanda Reece depuis le rayon action/aventure, qu’il avait entrepris de réorganiser.

– Mmmh.

– Pas de réponse ?

– Non.

C’était le pire lundi de toute ma vie. J’avais réussi à convaincre Reece de me laisser ranger le stock toute la matinée, ce qui avait exclu toute éventualité de conversation. Avec seulement deux ou trois heures de sommeil au compteur, je n’avais plus grand-chose d’un être humain. Je n’étais qu’une boule de chagrin méchante et amère. Ainslie avait-elle réconforté Mal ? Des images d’eux enlacés emplirent mon esprit. J’avais pratiquement tout vu de son corps ; l’image était donc plutôt nette.

Oui, ma petite sensibilité délicate avait été heurtée bien comme il faut. Finalement, il était préférable que Mal soit parti maintenant. S’il était resté plus longtemps, j’aurais été dévastée au moment de son départ pour la tournée.

Toujours rien sur mon portable. Je vérifiai deux fois, pour être sûre.

Mal avait vu juste pour Liaison fatale.

Pour l’instant, je ne l’avais harcelé que par textos. Heureusement qu’il avait gardé sa bite bien rangée. Sa simple présence m’avait suffisamment inspirée. L’idée de le perdre me donnait envie à la fois de fondre en larmes et de casser des objets – de préférence sur sa tête. J’étais envahie par la tristesse et la colère.

Depuis combien de jours le connaissais-je ? Pas beaucoup.

– Ridicule.

– Qu’est-ce que tu dis ? s’enquit Reece en jetant un coup d’œil nerveux au couple de hipsters qui flânait dans le rayon déco.

Merde.

– Non, non, rien. Désolée.

Reece s’approcha de la caisse, mais je continuai de pianoter sur le clavier de l’ordinateur, faisant mine de traiter des factures. Si je l’ignorais, il finirait peut-être par me laisser tranquille. Ça irait mieux dans deux jours, mais aujourd’hui j’avais besoin d’air. Je n’avais aucune envie de savoir qui mon boss avait baisé pendant le week-end. Pas par jalousie. C’était bien la première fois que je n’étais pas jalouse. Ou était-ce la deuxième ? Mes sentiments pour Reece avaient mystérieusement disparu. Ou pas si mystérieusement que ça. La fièvre Mal Ericson était un truc puissant.

– Ce mec t’a vraiment fait de la peine, on dirait ? demanda-t-il, comme si le concept même défiait toute logique.

– Je n’ai pas vraiment envie d’en parler, Reece.

– Écoute… (Il soupira, rivant ses mains au comptoir.) Et si je t’emmenais boire un verre ce soir ? Un nouveau bar vient d’ouvrir dans Chinatown. On peut aller le tester.

– C’est très gentil de ta part, mais peut-être un autre soir.

– Tu as déjà des projets ?

– Plus ou moins.

Comme si passer la soirée seule à broyer du noir vêtue d’un tee-shirt de Mal constituait un projet.

Reece se frotta le menton avec la paume de sa main, les sourcils froncés.

– Anne, en étant réaliste, tu devais te douter que ça allait arriver. On parle de Mal Ericson, ce mec est une légende vivante.

– Je sais, oui.

Mes épaules s’affaissèrent. Je devais mesurer soixante centimètres tout au plus. Je n’aurais pas pu me sentir plus minuscule.

– Les mecs comme lui ne sont pas connus pour leur stabilité, renchérit Reece.

– Je, euh… Je sais.

– Tu es une fille géniale, Anne. C’est lui le perdant dans l’histoire.

– Merci.

Au secours… La pitié que je lisais dans le regard de Reece. Achevez-moi tout de suite. Mes projets pour ce soir incluaient à présent une bouteille de tequila. En avant ! Voilà pourquoi je n’avais pas eu beaucoup de relations : ce moment, là. Exit les pénis, retour de l’amour-propre.

Il fallait que je remette les choses en perspective. C’était Mal, le connard. Moi je n’avais rien fait de mal. À part, bien sûr, ne pas savoir comment gérer une situation difficile.

– On devrait se remettre au boulot, suggérai-je.

Je ne me tuais pas à la tâche, mais quand même. Vu qu’il me payait un salaire, un effort ne serait-ce que symbolique serait le bienvenu.

Reece croisa et décroisa les bras tout en me scrutant.

– Et si tu prenais le reste de la journée ? Je m’occupe de la fermeture.

– Tu es sûr ?

– Oui. (Il sourit et ses fossettes se creusèrent.) Je te dois un sacré nombre d’heures. Tu n’as même jamais été malade.

– Merci, Reece.

 

Ma vieille baignoire sur pattes était le paradis sur Terre. Aucun autre endroit ne pouvait rivaliser. La vie semblait tellement plus douce à l’intérieur de ce cocon d’eau chaude savonneuse. Si je devais déménager un jour, c’est ce qui me manquerait le plus. Je faisais trempette depuis une bonne demi-heure, ravie de buller en observant le carrelage sans penser à rien.

D’infinis océans houleux emplis de vide.

Jusqu’à ce que la porte d’entrée s’ouvre brusquement. Je me redressai, tout mon corps bourdonnant d’adrénaline.

– Qui est là ? m’écriai-je.

– Anne ? appela Mal.

Puis la porte de la salle de bains s’ouvrit aussi. J’attrapai la serviette blanche pendue au-dessus de la baignoire et la plaquai contre ma poitrine. Immédiatement, le tissu s’imbiba d’eau.

– Anne.

Mal entra dans la pièce comme une furie. La colère avait dressé ses cheveux sur sa tête et assombri ses yeux. La porte claqua derrière lui.

– Mal ?

– C’est quoi, ça ? me questionna-t-il en brandissant son portable sous mon nez.

– Euh… ton téléphone ? Qu’est-ce que tu fous là, au juste ?

– Je parle des putains de textos que tu m’as envoyés.

– Quoi ? fis-je en le dévisageant, abasourdie. Sors d’ici.

– Non.

– Si tu veux qu’on parle de mes textos, tu vas devoir attendre que je sois sortie de mon bain et que j’aie mis des vêtements.

– On va en parler maintenant.

J’avais besoin d’une armure pour affronter cette discussion. Et cette satanée serviette n’était pas du tout efficace. Je croisai les bras sur ma poitrine, me pelotonnant contre moi-même.

– Ces messages, c’est moi qui essaie d’être sympa après ce qui s’est passé hier, expliquai-je. Mais quand je vois que tu débarques ici comme ça, je n’ai plus tellement envie d’être gentille. Dégage, Mal.

– Tu me largues par texto.

Il ne s’agissait pas d’une question, mais d’un constat. Un constat qui me rendait furieuse. Bien que les claquements de porte et les cris y avaient sans douté contribué aussi.

Est-ce qu’il était fou ? Sérieusement ?

– C’est ce petit con de Reece qui t’a poussé à faire ça ?

– Non, rétorquai-je. Reece n’a rien à voir avec ça. Et je ne peux pas te larguer puisqu’on n’a jamais été réellement ensemble. Tu te rappelles que tout ça était bidon ?

– C’était bidon, hein ?

Il s’accroupit près de la baignoire et en agrippa le rebord si fort que ses jointures devinrent blanches.

– Va-t’en, ordonnai-je.

– Je ne partirai pas tant qu’on n’aura pas réglé ça.

Ce qu’il me restait de tristesse disparut pour laisser place à de la colère. Comment osait-il ?

– Si tu veux qu’on règle ça, tu pourrais commencer par arrêter de te comporter comme un connard. Débouler ici et me gueuler dessus en m’accusant de choses… ce n’est pas très malin.

– Ah oui ? Alors explique-moi comment me comporter puisque je ne suis pas très malin. (Il se pencha au-dessus de la baignoire, une étincelle de folie dans les yeux.) Dis-moi comment je suis censé gérer ça, Anne. Et utilise des mots simples, surtout.

J’essayai de m’asseoir, mais l’eau déborda. Aurait-il pu choisir un moment et un endroit encore moins appropriés ? Et depuis quand était-ce lui, la victime ?

– Je ne voulais pas…, commençai-je. Grrr, qu’il aille se faire foutre ! S’il voulait des insultes, il allait les avoir. Et avec mes compliments. Je m’éclaircis la gorge.

– Reprenons. Hier, tu n’es pas rentré à la maison… enfin, ici, à l’appart. Je suppose que tu étais avec Ainslie. Tes amis doivent être au courant, j’imagine ? Donc, notre petit jeu est terminé.

– Je n’étais pas avec Ainslie, lâcha-t-il.

Tout se figea.

– Ah bon ?

– Non. J’ai joué jusqu’à ce que je sois calmé, et après on est allé boire des coups avec les mecs. Davie m’a conseillé de te laisser du temps pour que ça retombe. J’ai dormi dans la suite de Ben.

– Un bon conseil, Mal : la prochaine fois qu’il s’agira de nous, essaie de me parler à moi plutôt qu’à David.

Il poussa un long soupir.

– O.K.

– Donc tu n’as fait que dormir dans la suite de Ben ?

Cette version de la réalité était tellement différente de ce que j’avais imaginé que j’eus d’abord du mal à y croire.

– Ouais. (Ses yeux vert foncé sillonnèrent mon visage.) Quand Ainslie est venue me voir après la répèt, j’ai pas réfléchi à la façon dont ça pourrait être interprété… Et après, je n’ai pas su comment gérer la situation.

Il s’interrompit, mais je n’avais rien à dire. Je dus me retenir d’éclater en sanglots de soulagement. Non pas que j’étais du genre à pleurer pour un rien. J’aurais bien mis ça sur le compte de mes règles, sauf que ce n’était pas du tout cette période du mois.

– J’ai merdé et je t’ai blessée, admit-il, désemparé. Je suis désolé.

– Oh non, tu ne m’as pas blessée, mentis-je, m’efforçant de garder une contenance. Enfin, ça aurait été sympa que tu répondes à au moins un de mes textos mais bon… tu ne m’as pas vraiment blessée.

Il haussa les sourcils et resta silencieux pendant quelques instants.

– C’est l’impression que j’ai eue.

– Eh bien, ce n’est pas le cas. Ça va.

Il se contenta de me regarder.

– Je t’assure, insistai-je.

Des cernes avaient réapparu sous ses yeux. Visiblement, il n’avait pas dormi beaucoup plus que moi.

– Tout va bien, affirmai-je en espérant qu’il me croirait.

Pendant ce temps-là, j’étais toujours cul nu dans la baignoire, affreusement exposée à son regard.

– Maintenant, est-ce que tu peux sortir s’il te plaît ?

– Tu es sûre que ça va ?

– Oui. La porte est juste là.

– Je ne t’ai pas fait de la peine ?

– Noooon.

– D’accord, finit-il par dire, battant la mesure de son pouce sur le rebord de la baignoire. Donc notre contrat est toujours en vigueur ?

– Oui, j’imagine. Pourquoi pas ?

Je lui adressai mon sourire le plus déterminé, cramponnée à ma serviette, les genoux relevés pour dissimuler mon intimité.

Il souffla par le nez et se remit sur ses talons. Tout était arrangé. Il était d’accord et nous allions pouvoir passer à autre chose. Ouf.

– Tout va bien. Pas de problème.

Il secoua alors lentement la tête.

– Putain, Anne, tu racontes tellement de conneries que je ne sais même pas quoi dire.

– Quoi ?

Mon cri rebondit sur les murs carrelés, résonnant entre nous.

– Tu m’as très bien entendu.

Mais…

Sa main se posa derrière ma nuque et il plaqua sa bouche sur la mienne. J’oubliai tout. Sa langue se glissa entre mes lèvres, me taquinant. Sa main maintenait ma tête hors de l’eau avec douceur. Je m’abandonnai à la pression de ses lèvres et au frottement de sa barbe naissante. J’inclinai la tête, l’attirai vers moi pour m’approcher plus près. Si je me noyais, ce ne serait pas pour rien.

La délicatesse n’était pas de mise. L’appétit vorace prit le dessus.

Je ne me rendis pas compte qu’il avait grimpé dans la baignoire jusqu’à ce que la moitié de l’eau se déverse à l’extérieur en véritables cascades. Il s’immergea dans l’eau avec son jean, son tee-shirt et ses Converse, ses jambes se mêlant aux miennes. Un bras robuste m’entoura par la taille, me tenant tout contre lui, tandis que l’autre reposait sur le bord de la baignoire. Il fallait bien que quelqu’un nous maintienne à flot parce que moi, j’étais trop occupée à glisser mes mains sous son tee-shirt. J’aurais pu l’embrasser pendant des jours entiers, sauf qu’il était primordial qu’il soit nu.

– Enlève ça, exigeai-je en tirant sur le tissu.

Il se redressa pour se mettre à genoux. Avec une de ses mains et les deux miennes, nous réussîmes à le débarrasser de son tee-shirt.

La sensation de sa peau chaude et ferme était tellement agréable. Mes doigts étaient incapables de bouger assez vite, assez loin. Je brûlais de connaître la moindre parcelle de son corps. De nouveau, ma bouche trouva la sienne. J’émis un grognement et il m’agrippa plus fort. Nous étions collés l’un contre l’autre, presque entièrement peau contre peau. Mes tétons durcis caressaient son torse.

Oh oui… du frottement.

Le frottement, c’était top. Le jean trempé, beaucoup moins. Je glissai une main à l’intérieur de son pantalon et empoignai ses fesses dures. Il cambra le bassin, se pressant contre moi, m’écrasant de son poids. La baignoire risquait fort de ne pas être assez grande. On s’en contenterait. Mon coude cogna contre le bord, et je reçus une décharge électrique qui me fit un mal de chien. Il le remarqua sans doute puisque la seconde d’après, nous faisions un roulé-boulé. De l’eau déborda encore.

– Toi au-dessus, grogna-t-il.

Ses mains couraient sur ma peau, essayant de s’agripper quelque part.

– Merde, tu glisses.

Il savait clairement comment se servir de son corps. Je ne pouvais rien faire d’autre que me tenir à lui, les mains rivées dans sa longue chevelure. Sa bouche navigua sur ma clavicule, le long de mon cou, et ses dents glissèrent sur ma mâchoire. Mon corps tout entier était survolté. Mon ventre se contracta. Une grande main étreignit mon cul, serrant fort. Pas si mal le jean mouillé, finalement. Frotter mon entrejambe contre la crête que dessinait son érection était plutôt agréable. Pas autant que s’il avait été nu, mais quand même.

– T’as entendu ? murmura-t-il.

– Non, quoi ?

La seule chose que j’entendais, c’était mon cœur qui tambourinait. Et qu’est-ce que ça pouvait faire de toute façon ? Ce n’était pas le moment de tendre l’oreille. Le moment était aux sensations, et être assise à califourchon sur lui me procurait des sensations exquises. Heureusement, j’excellais dans la gestion des priorités. Je posai mes lèvres sur les siennes et lui offris un baiser profond et mouillé. Il se dégagea, tournant la tête sur le côté.

– Attends, dit-il. Merde.

Au loin – mais pas si loin que ça, genre la pièce voisine –, j’entendis une voix.

– Malcolm ? Chéri ?

C’était une voix de femme accompagnée de bruits de pas. Nous avions de la visite.

C’était quoi, ce délire ?

– Maman ? appela-t-il tandis qu’une expression incrédule se peignait sur son visage.

Merde, il n’avait pas fermé à clé la porte d’entrée.

– On a pris un vol plus tôt, expliqua sa mère.

Pour info, elle avait une voix charmante. Mais je n’avais aucune envie de la rencontrer dans ces conditions. Il y avait mieux, pour une première impression.

– Ah oui ? lança Mal en retour.

– J’espère que ça ne pose pas de problème ?

– Tes parents sont là ? chuchotai-je, furieuse.

– J’aurais oublié de t’en parler ? murmura-t-il en fermant les yeux très fort.

– Mal ? Chéri ? reprit sa mère. Est-ce que ça va ?

– Oui, oui. Aucun problème, maman. Tout va bien.

– On était si contents quand tu nous as parlé d’Anne.

– Et je vous confirme qu’elle vaut le détour, dit-il en gratifiant mes seins d’une longue œillade.

– On avait tellement hâte de la rencontrer qu’on est venus tout de suite. On aurait peut-être dû te prévenir.

Son sourire était purement démoniaque. Satan lui-même aurait été jaloux.

– Ah, vous vouliez rencontrer Anne ? Ça tombe bien, elle est juste…

Je recouvris sa bouche de ma main.

– T’as pas intérêt, putain, sifflai-je.

Ce qu’il trouvait drôle pourrait bien achever l’un d’entre nous. Et dans le cas présent, c’était sa vie à lui qui était en première ligne. En dépit de l’étincelle d’amusement dans ses yeux, il hocha la tête et embrassa la paume de ma main. Je l’ôtai lentement, mon regard braqué sur lui.

– Qu’est-ce que tu as dit ? demanda sa mère.

– Juste qu’elle n’allait pas tarder à rentrer du boulot.

– Fantastique.

– Désolé, prononça-t-il tout bas avec un petit rire silencieux.

– Connard, répliquai-je.

Il m’attrapa par la nuque, approchant mes lèvres des siennes. Si seulement je n’aimais pas tant l’embrasser.

– Fiston, intervint une deuxième voix depuis le salon.

– Salut, papa. (Mal appuya son front sur mon épaule.) N’entre pas, s’il te plaît.

– Non, bien sûr que non.

– Il y a beaucoup d’eau par terre, fit remarquer sa mère. Tu n’es pas un peu vieux pour jouer avec l’eau comme ça ? Qu’est-ce que tu fabriquais ? Où Anne range-t-elle sa serpillière ?

– Placard de la cuisine, dis-je tout bas.

– Dans le placard de la cuisine, maman. Merci. Je crois que je me suis un peu emballé.

Posant sa tête contre le rebord de la baignoire, Mal jeta un coup d’œil sur le côté pour jauger les dégâts.

– Regardez ce que vous avez fait, jeune fille.

– C’est toi qui es monté dans la baignoire, rétorquai-je à voix basse.

En effet, la salle de bains était complètement inondée. L’eau avait recouvert le sol et commencé à couler vers le salon.

– Quel bordel. On ferait mieux de nettoyer.

– Désolé, ma puce. Je veux bien ramasser mon linge sale, mais je suis une rock star. Les rock stars ne passent pas la serpillière. Ça ne se fait pas, c’est tout.

– Tu m’as aidée à foutre de l’eau partout, alors tu vas m’aider à nettoyer. Je pose des limites, Mal.

– Tu ne comprends pas. (Il ferma les yeux. Son visage était crispé par un désespoir feint.) Ce sont les mains d’un artiste que tu vois là. Est-ce tu imagines Bonham en train de passer la serpillière ?

– Qui ça ?

– John Bonham.

– Ah. Eh bien… Si John Bonham mettait de l’eau partout, oui, j’imagine qu’il passerait la serpillière.

– Bon, il se trouve qu’il est mort.

Je penchai la tête sur le côté.

– Euh… On parle de qui, en fait ?

– Tu ne sais pas qui est John Bonham ? s’offusqua Mal d’une voix aiguë.

– Chuuut. Tes parents vont nous entendre.

– Oups. Mais tu me faisais marcher, ma puce ? Tu sais qui est John Bonham quand même ?

– Désolée…

– Putain, soupira-t-il en secouant la tête d’un air triste. Je ne suis pas sûr de pouvoir fourrer ma bite dans une femme qui n’a jamais entendu parler de John Bonham.

– « Fourrer ta bite » ? répétai-je en levant les sourcils très haut. Tu viens vraiment de dire ça ?

– Faire l’amour. Je voulais dire faire l’amour… bien sûr. Je ne me permettrais jamais de « fourrer ma bite » dans ton corps magnifique. Je lui ferais l’amour passionnément, follement pendant des jours, non, des semaines entières. Ce serait si beau, ma puce. Il y aurait des petits anges, des oiseaux qui, tu sais… seraient là, à nous regarder. Les petits vicieux.

– Tu dis vraiment beaucoup de conneries.

Je souris, tout en me relevant avec précaution.

– Et Lee Kerslake, tu le connais ? reprit-il. Et Brad Wilk ? Tu as entendu parler de Brad Wilk ?

– Je connais Dave Grohl. Il est super bon.

– Putain, non. Merde, ma puce, pas Dave Grohl. Enfin, c’est un mec sympa et il a clairement eu des éclairs de génie à l’époque Nirvana. (Ses mains glissèrent jusqu’à mes cuisses, me maintenant bien en place.) Euh… ils sont passés où ?

– Mmmh ? Arrête, Mal.

Tandis qu’il scrutait mon sexe, une ride s’était creusée entre ses sourcils. Il n’était vraiment pas obligé de faire ça. Ses parents se trouvaient de l’autre côté de la porte ! La femme qui l’avait mis au monde était en train de nettoyer notre bordel, ce n’était donc pas vraiment le moment idéal pour apprendre à me connaître. Et son petit quizz sur les batteurs célèbres pouvait certainement attendre aussi.

– Tu peux arrêter, s’il te plaît ? Et de quoi tu parles ?

J’enjambai la baignoire, posant un pied prudent sur le sol de la salle de bains, pressée d’échapper à ce regard un peu trop indiscret. Dieu merci, mon peignoir était accroché à la porte. Je n’avais pas pensé à prendre des vêtements pour me changer et ma tenue de travail gisait dans un coin, trempée.

– Tes poils, répondit-il, l’angoisse perçant dans sa voix. Ils sont passés où ?

– Je les épile.

Son nez se plissa, exprimant un dégoût manifeste.

– Eh bien il faut que tu arrêtes. Je voudrais des jolis poils couleur carotte, comme sur ton crâne. Je le mérite.

Je réprimai un sourire.

– Tu y as déjà beaucoup pensé, hein ?

– Ça fait presque une semaine. Il me fallait bien quelque chose à me mettre sous la dent pour me branler.

– Tu t’es masturbé en pensant à moi ? demandai-je, aux anges – applaudir aurait paru idiot, sans compter que ses parents auraient pu m’entendre.

– Est-ce que j’ai une bite, Anne ?

Mal sortit de la baignoire à son tour. Son jean dégoulinait d’eau, ses Converse étaient ruisselantes. Quel sublime naufragé.

– Vu la taille de la bosse qui gonfle ta braguette, je suis tentée de répondre oui à cette question, Malcolm.

– Donc, oui, de toute évidence j’y avais beaucoup pensé. Je n’ai pas arrêté d’imaginer ta chatte, ce à quoi elle pouvait bien ressembler, le goût qu’elle pouvait avoir, la façon dont ça se passerait.

Il me surplombait, à moitié et nu et trempé.

– Pourquoi crois-tu que j’ai dormi sur le canapé de Ben hier soir ? Je n’ai envie de baiser personne d’autre que toi. Il faut que ce soit toi.

– Oh, murmurai-je.

– Quoi, tu vas encore m’engueuler parce que je ne suis pas assez romantique ?

– Non.

– Non ?

Ses doigts jouaient avec le col de mon peignoir, sans l’ouvrir pour autant.

Je saisis son jean à la taille et, levant la tête vers lui, je pressai mes lèvres sur les siennes.

– Tout ce que j’ai entendu, c’est « blablabla j’ai pas arrêté de penser à toi », « blablabla il faut que ce soit toi », dis-je. Ça me paraît parfaitement romantique.

Il eut un large sourire.

– T’es dingue.

– Il se peut qu’on ait ça en commun, oui.

– Je veux vraiment que tu saches que j’ai une bite.

Il frotta sa bouche contre ma joue. Je frissonnai.

– Tu me la montreras plus tard ?

– Puisque c’est demandé si gentiment. (Il se recula.) Merde, on va pas commencer à être cucul la praline comme David et Ev, si ?

– C’est pas ce qu’on est censés faire ?

– Si, mais c’était marrant quand on jouait la comédie. Si on fait ça pour de vrai…

Il laissa sa phrase en suspens, et mon ardeur retomba comme un soufflé. Parce que « pour de vrai » signifiait « souffrir ». Et celle qui allait souffrir, c’était moi. Ça pouvait aussi être lui, bien sûr. Mais les cotes n’étaient pas en ma faveur. J’avais déjà conscience que j’allais en baver le jour où notre faux couple se séparerait. Mais une vraie relation ? Ce serait mille fois pire.

– Je, euh… Et si on y allait doucement ? Attendons de voir comment ça se passe, suggérai-je.

– On ne peut pas s’arrêter maintenant, répondit-il en collant son front au mien. Il faut vraiment qu’on baise, Anne.

– Oui. Mais les choses ne doivent pas forcément changer pour autant.

– C’est vrai ?

– Oui. Ne t’inquiète pas.

– Cool, fit-il, son petit sourire prétentieux plus que jamais en place. (Il leva une main en l’air pour que je tape dedans.) Putain, on est trop bons.

– Tellement bons, renchéris-je en mêlant mes doigts aux siens, les serrant très fort.