Chapitre 19

Je me trouvais à deux rues de la librairie lorsque j’aperçus Reece qui se dirigeait vers moi à travers la cohue matinale, le visage grave. J’avais cinq minutes de retard. Cinq. Bon, d’accord, peut-être sept, et il venait me chercher ? J’avais même zappé ma dose de caféine pour gagner du temps. Des excuses défilèrent dans ma tête, soutenues par toutes les fois où j’étais restée tard parce qu’il avait un rencard. J’aurais dû noter ça quelque part, ça m’aurait servi.

– Reece, je…

– Demi-tour. (Il agrippa mon bras et m’obligea à rebrousser chemin.) Continue à marcher, tu n’as aucune envie d’aller à la boutique.

– Qu’est-ce qui se passe ?

Mon téléphone vibra dans mon sac. Le nom de Mal s’affichait sur l’écran.

– Mal ?

– Ah, salut. J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Laquelle tu veux en premier ?

– Est-ce que ça a un rapport avec le fait que Reece m’empêche de me rendre sur mon lieu de travail ?

– Ouais, il a appelé ici il y a quelques minutes. (Il eut un soupir désolé.) Écoute, des photos de nous hier soir au resto ont circulé. Quelqu’un t’a reconnu et un journaliste se trouve devant la librairie pour obtenir le scoop explosif de notre amour.

– D’accord.

J’étais abasourdie. Reece me fit traverser la route au pas de course.

– Et la bonne nouvelle ?

– Tout le monde est au courant pour nous, on ne sera plus obligés de se cacher.

– On ne se cachait pas.

– Pas faux. Désolé, ma puce, il n’y a pas de bonne nouvelle. Ça risque d’être un peu chiant pendant quelque temps.

– Tu as du bol que je t’aime beaucoup. Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?

Nous entrâmes dans un café. Une table était libre dans un coin.

– Les journalistes vont essayer de grappiller la moindre information sur toi, ils vont sûrement inventer des conneries pour avoir une histoire à raconter. Ils vont vouloir sortir ça vite, ça va se propager partout et il y aura encore plus de gens qui viendront fouiller dans ta vie. Sans doute rien à voir avec ce qu’a subi Ev, vu qu’on n’a rien fait de complètement débile comme se marier à Vegas. (Il prit une inspiration.) Si tu ne fais rien de fou, leur intérêt s’essoufflera. En attendant, ça te dit de vivre à l’hôtel ?

– Et mon boulot ? demandai-je. (Je secouai la tête et me tournai vers Reece. Ça, c’était une question pour mon boss.) Et mon boulot ?

Reece leva des sourcils interrogateurs tandis que Mal s’éclaircissait la gorge.

– Eh bien, je me suis dit que tu aurais envie de lui en parler, suggéra Mal.

– En effet.

– Mais pour une fois, ne te fais pas de soucis pour l’argent. Je serai là pour assurer.

Mmmh. Je ne savais pas quoi penser de ça. Cela dit, j’allais squatter la chambre d’hôtel de Mal vu que nous étions ensemble. Mon loyer était payé. Hormis les repas, je n’aurais pas besoin de grand-chose.

– O.K., donne-moi juste une minute, Mal. (J’écartai le téléphone.) Désolée. Reece ?

– On a discuté, m’informa Reece. Il m’a dit que les choses allaient être un peu dingues pendant une semaine, mais que ça allait se calmer après.

– Je suis désolée pour le journaliste. Mais je voulais savoir si je pouvais prendre quelques jours de congé. Je me rends compte que je te demande ça à la dernière minute mais vu les circonstances…

Reece tressaillit et la panique s’abattit sur moi comme une vague. S’il n’avait pas semblé en colère la veille, cela ne voulait pas dire qu’il ne m’en voulait pas. Il pouvait aussi décider en avoir assez et me virer. La situation pouvait facilement dégénérer.

Mais il soupira et se détendit.

– Tu pars en tournée avec lui ?

– J’aimerais bien. Au moins le temps que les choses se tassent.

– Ça me paraît sensé. Quoique si tu restes avec lui, cette merde pourrait bien durer. Tu y as pensé ?

– Est-ce que tu me demandes de démissionner ?

– Bien sûr que non.

– Je ne vais pas renoncer à lui, Reece.

Il tourna la tête.

– Je peux te remplacer pendant une semaine, Anne. Je ne pense pas pouvoir faire plus au dernier moment.

– Une semaine, c’est parfait. Merci.

– Il te reste des jours à prendre, et je ne peux pas me permettre d’avoir des journalistes qui font fuir les clients. Je vais m’arranger avec Tara et Alex.

– J’apprécie. Vraiment.

Il grimaça.

– Tu es un ami génial.

– C’est moi qui suis génial, intervint Mal dans mon oreille. Je suis tellement plus génial que lui, j’arrive même pas à… Y a pas photo. Comment peux-tu utiliser ce mot en parlant de lui ?

– Chut, rétorquai-je.

– Reviens à temps pour ton anniversaire, d’accord ? me demanda Reece. Je t’emmène toujours dîner ?

– Je n’y avais même pas réfléchi, mais je serai rentrée d’ici là.

Nous sortions toujours dîner pour nos anniversaires respectifs. C’était notre rituel. Mal serait encore sur la route, nous le fêterions ensemble en avance. Sortir avec Reece en tout bien tout honneur serait l’occasion d’apaiser la situation.

– Avec plaisir, dis-je.

– Quoi ? fit Mal. C’est quand ton anniversaire ? Ma puce ?

– Prends soin de toi, dit Reece. Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.

– Merci. Vraiment, je… Tu es un ami super.

– Un ami super… je vois, répliqua-t-il sèchement, avant de se pencher pour m’embrasser sur la joue. Bye.

– Il vient de t’embrasser, là ? hurla Mal dans mon oreille. (Je grimaçai et éloignai le téléphone.) Hé ! Trop de décibels, mon pote.

Reece se fraya un chemin vers la sortie et partit. Peut-être arriverions-nous à surmonter tout ça, au final. Je n’en étais pas persuadée la veille.

– C’est quand, ton anniversaire ?

– Le 28 octobre.

– Dans dix jours. Il faudra que j’organise quelque chose.

– Ta présence me suffira. Mais on devra le fêter avant. Je ne peux prendre qu’une semaine, ce qui est déjà pas mal.

– J’arrive pas à croire qu’il t’ait embrassée. Il a des couilles, mais il est mort quand même. (Il continua de marmonner ce que je supposais être des menaces sans intérêt.) Ne reviens pas à l’appart, juste au cas où. Je vais demander à Lauren de m’aider à te préparer un ou deux sacs. Va au Benson, d’accord ? Il y aura une chambre réservée pour nous.

– Merci.

– Tu n’es pas folle de rage que je chamboule toute ta vie ?

– Je suis une grande fille, Mal. Je savais qui tu étais quand je me suis engagée là-dedans et j’ai été témoin de ce qu’Ev avait vécu. Il y avait des risques que ça se produise.

– Et si ça dure, tu vas en avoir ras le bol et me quitter ?

Mon cœur se rebella à cette idée.

– Non. On trouvera une solution.

– Oui, approuva-t-il. Tu es cool après une nuit de sexe. Je garderai ça à l’esprit.

– Fais donc, mon ami.

Il eut un petit rire.

– On se voit dans une heure ou deux. On testera le matelas de l’hôtel et on commandera du room service, ça te va ?

– Génial.

Un immense sourire aux lèvres, je m’avachis dans le fauteuil. J’étais officiellement en congé. La dernière fois que j’étais partie en vacances, c’était en Floride avec mes parents et Lizzy. J’avais quatorze ans. Juste avant tout le merdier. Mais je n’avais aucune envie de m’attarder sur le passé.

Avec Mal, la vie était pareille à des montagnes russes. Effrayante et excitante. Les circonstances avaient beau être bizarres, j’étais bien décidée à en profiter.

 

Le dîner en compagnie du groupe et des parents de Mal fut très agréable.

Nous nous rendîmes ensuite dans un petit bar situé à la limite de Chinatown. Il était situé en sous-sol, au bas d’un escalier étroit. L’endroit n’était ni trop propret, ni trop trash. Il y avait plusieurs flippers, une table de billard et un juke-box qui crachait du Joy Division. La clientèle affichait un style bobo-hipster. Hormis quelques regards en coin, il n’y eut pas de mouvement d’excitation à notre arrivée. Les gens étaient certainement trop cool pour s’emballer à la vue de vieilles rock stars.

Sam, le garde du corps, était malgré tout présent, au cas où.

Mon portable n’avait pas arrêté de sonner en raison de ma célébrité toute neuve. J’avais reçu beaucoup de messages et j’avais appelé Lizzy pour m’assurer qu’elle allait bien. En réalité, il n’y avait personne d’autre à qui j’avais besoin de parler. Evie m’avait briefée sur la façon de gérer toute cette attention. Baisser la tête et ne pas nourrir le monstre. La curiosité finirait par s’émousser.

À l’hôtel, Mal et moi avions regardé des films et lézardé. C’était tellement bon. Lori m’avait invitée à boire un verre au bar de l’hôtel avant le dîner. Elle paraissait plus inquiète du harcèlement médiatique que moi. Quoique j’avais plutôt bien réussi à l’éviter jusque-là. Je lui assurai que son fils et moi nous en sortions très bien. Très, très bien.

Au final, ça avait été une super journée, et l’ambiance de ce bar était cool, détendue – exactement ce qu’il fallait. Nous nous étions installés autour d’une table près du mur du fond. Avec un signe de tête à l’un des barmans, Ben avait commandé des pichets de bière et de l’eau pour Jimmy et Lena.

– Le proprio est un pote. On vient parfois jouer au billard pendant la journée, m’expliqua Mal en tirant ma chaise vers lui.

Il semblait sur les nerfs, battant la mesure sur la table de la paume de sa main. Sa nervosité était contagieuse, déteignant sur moi.

Je n’avais pas mesuré à quel point les membres du groupe et leurs familles étaient proches les uns des autres. Durant le dîner, David et Jimmy avaient multiplié les attentions à l’égard de Lori, la traitant comme leur propre mère. Même Ben lui avait témoigné d’une forme d’affection discrète. Et ils semblaient tous porter un grand respect à Neil. Une fois encore, père et fils avaient veillé de près sur Lori toute la soirée. On aurait dit deux louves. Quand Lori avait montré des signes de fatigue, Neil l’avait ramenée à l’hôtel.

Oui, j’avais à présent une idée assez précise de ce qui pouvait angoisser Mal et l’empêcher de dormir la nuit. Mais tout se passait si bien entre nous. Il m’avait demandé de ne pas lui poser de questions. Pas encore. Et, de mon côté, je n’étais pas prête non plus à lui fournir des réponses me concernant. Alors je gardais mes inquiétudes pour moi, en tout cas pour le moment. Mais l’heure fatidique approchait pour nous deux. Je le sentais.

À seulement quelques jours du lancement de la tournée, tout le monde semblait trop excité pour rentrer une fois Lori et Neil partis. Il était trop tôt – à peine plus de vingt et une heures.

David et Jimmy échangeaient des regards bizarres. Ils avaient observé Mal d’un air curieux avant de se lancer dans des messes basses. Vu la façon dont il leur tournait à moitié le dos, j’avais le sentiment que Mal n’avait rien perdu de leur manège.

– Hey, me dit-il avec un sourire nerveux. Ça te dit qu’on rentre à l’hôtel et qu’on casse un autre lit ?

– On vient d’arriver.

– Ouais, mais j’ai changé d’avis. J’ai envie d’être seul avec toi. (Son pied se mit à battre un rythme rapide sur le sol.) On pourrait se mettre à poil et voir ce qui se passe après. Qu’est-ce que t’en dis ?

– Je suis sûre que ça serait une expérience géniale. Est-ce que je peux juste finir mon verre avant de partir ? Ça serait impoli de partir comme ça.

– Pfff. Combien de fois Davie et Ev disparaissent sans prévenir ?

– Je vais boire vite, promis-je, avant d’engloutir la moitié de ma bière.

Quelques gouttes coulèrent sur mon menton et tachèrent mon pull vert moulant. Boire cul sec n’était pas très féminin, je vous l’accorde. Mais avec Mal qui voulait se mettre nu et faire des trucs, qui pouvait m’en vouloir ?

Personne.

Avec toutes les pensées coquines qui agitaient mes hormones, je n’avais pas remarqué que le ton était devenu houleux entre les frères Ferris. À l’autre bout de la table, ils s’aboyaient presque l’un sur l’autre.

Jimmy donna un grand coup de poing sur la table, faisant trembler les verres de bière et attirant l’attention des clients alentour.

– Putain de merde, Dave. T’as qu’à lui poser la question.

– Je t’ai dit de laisser tomber, rétorqua son frère.

Ben se carra dans son siège et croisa ses bras musclés sans rien dire, se contentant d’observer la scène. Une nouvelle chanson démarra. Les premiers accords étaient forts à s’en éclater les tympans.

– Yeah ! hurla un des types ultra tatoués aux cheveux longs derrière le bar.

Il y en avait au moins un qui s’amusait. Autour de la table, l’ambiance était devenue très sombre.

Une veine se mit à pulser dans le cou de Mal. Il jeta un regard noir aux frères Ferris.

– Qu’est-ce qu’il y a ? lança-t-il.

– Tu le sais très bien, répondit Jimmy en hurlant pour se faire entendre par-dessus la musique.

Mal écarta les bras.

– Jimbo, j’ai de nombreux talents, mais lire dans tes putains de pensées n’en fait pas encore partie.

– Qu’est-ce qui se passe avec Lori ?

Les yeux d’Ev se rivèrent aux miens. Or je n’en savais pas plus qu’elle.

– T’as pris quelque chose, Jimbo ? demanda Mal en s’avançant sur son siège. Dis la vérité.

– Joue pas au con. (David s’accouda sur la table, scrutant Mal avec hargne.) On s’inquiète pour elle. Elle a perdu vachement de poids. On dirait qu’elle va s’envoler au moindre coup de vent. Neil et toi, vous la couvez du regard. Tu sais très bien ce que Jimmy veut dire.

Je pouvais presque entendre Mal grincer des dents.

– On a le droit de savoir, affirma Jimmy.

– Allez, mec, dis-nous, implora David.

Merde. Mal se raidit sur sa chaise, puis il se mit à se balancer. Il fallait qu’on parte.

Je posai une main sur son bras. Il irradiait de nervosité. J’ignorais comment lui apporter du réconfort, mais je me devais d’essayer.

– Mal ?

Il me repoussa d’un geste sans même m’adresser un regard.

– Elle a eu la grippe ou un truc du genre, expliqua Mal. Rien de plus. Pas la peine d’en faire tout un plat.

Jimmy s’avança dans son siège.

– C’est plus que ça. Arrête de mentir, putain.

– C’est pour ça que t’es pas bien en ce moment, hein ? renchérit David. Lori est malade. Très malade.

– Je ne vois pas de quoi vous parlez, rétorqua Mal avec un rire terrifiant. C’est ridicule. Je suis prêt à parier que Jimmy a replongé, mais toi, Davie, c’est quoi ton excuse ?

Lena se leva, attrapa le pichet de bière à moitié plein et en balança le contenu au visage de Mal. Le liquide mousseux et froid m’aspergea tandis que Mal, surpris, avait un mouvement de recul.

– Qu’est-ce qui te prend, bordel ? rugit-il en se levant brusquement.

En face de lui, Jimmy se leva aussi, reléguant une Lena agressive derrière lui. Tout le monde s’immobilisa. Les conversations s’interrompirent. Pour ceux qui avaient prévu de boire un verre tranquillement, c’était raté.

– Je t’interdis de lui gueuler dessus, ordonna Jimmy, les mains serrées en poings.

Les épaules de Mal se soulevèrent. Les deux hommes se faisaient face, de part et d’autre de la table, visiblement furieux. Lentement, Ben et David se levèrent à leur tour. La situation était en train de dégénérer.

– Partons, Mal, suggérai-je. Laissons tout le monde se calmer.

Il m’ignora à nouveau.

– Tu devrais y aller, mec, intervint Ben d’une voix bizarrement calme.

Les cheveux de Mal dégoulinaient de bière. Sa chemise était trempée. Un flash nous aveugla. Un type était en train de nous prendre en photo avec son téléphone portable. Connard.

Sans un mot, Mal se retourna et se rua vers l’escalier, manquant de renverser au passage une jeune fille portant une bouteille. Je restai plantée là, abasourdie, inutile et empestant la bière. Ben et Sam le suivirent.

– Anne, laisse-nous gérer ça, dit David.

David et Jimmy partirent aussi, montant l’escalier étroit et sombre au pas de course. Je n’allais certainement pas m’opposer à eux.

Mal avait laissé sa veste sur le dossier de sa chaise. Il allait être frigorifié dehors. Je m’en emparai, mais une main me saisit le poignet. La main d’Ev.

– Laisse-les lui parler, me conseilla-t-elle en s’approchant de moi. Ils le connaissent depuis toujours.

Je pris mon sac à main et serrai sa veste contre ma poitrine.

– Non.

– Mais…

Je n’avais pas le temps pour ces conneries. Je devais trouver Mal pour m’assurer qu’il allait bien.

Je gravis les marches quatre à quatre et sortis du bar. L’air froid me glaça, à cause des taches de bière mouillées qui constellaient mon pull et mon jean. Mon rythme cardiaque s’accéléra. Merde. Je ne les voyais nulle part. La Jeep noire de Mal avait disparu. Ils pouvaient être n’importe où.

Que faire ? Où aller ? Peut-être était-il retourné à l’hôtel. Oui, bien sûr. Je tendis le bras en apercevant un taxi. Avec beaucoup trop de lenteur, il s’arrêta à ma hauteur. J’ouvris la portière et grimpai à l’intérieur.

– Hôtel Benson, s’il vous plaît.

Je le trouverais.