Chapitre 24

J’occupai les quelques jours de vacances qu’il me restait à faire le ménage. Lizzy et Lauren se relayèrent sur le canapé, me regardant devenir dingue. « Dingue » étant leur mot, pas le mien. Compte tenu de mon appartenance à la catégorie cœur brisé, j’estimais être plutôt en forme. Il était hors de question que je me réfugie sous ma couette comme ma mère. J’étais plus forte que ça et mon appartement était à présent très, très propre.

– Regarde-moi cette cuvette, lançai-je en désignant la salle de bains d’une main gantée de caoutchouc rose, armée d’un balai à chiottes. On pourrait y manger.

– Je te crois sur parole, je ne tiens pas spécialement à inspecter tes toilettes, répliqua Lauren en croisant les jambes, balançant son pied d’avant en arrière.

– Je t’assure, elle brille à mort.

– Je te crois.

La porte d’entrée s’ouvrit et Lizzy fit irruption dans la pièce.

– Elle est encore en train de récurer ?

Oui, pendant les moments difficiles, je pouvais toujours compter sur elles pour émettre des commentaires et se foutre de moi. Trop aimable. Les amis et la famille étaient pires que tout. Mais se sentir soutenue dans cet accès de folie temporaire était aussi ce qu’il y avait de mieux.

– Et ouais, je récure, confirmai-je. Et merci de frapper avant d’entrer sans prévenir.

Mal aurait été furieux. Il détestait que les gens déboulent comme ça. Bon, en même temps, ce n’est pas comme s’il allait revenir ici un jour ni que cela lui importât d’une quelconque façon. Et si je nettoyais à nouveau la cuisine ? Reprendre le boulot demain allait me faire le plus grand bien, ça m’aiderait à rester occupée. La veille, Reece m’avait déposé deux bouteilles de produit nettoyant multi-surfaces et une brosse à récurer (j’étais venue à bout de l’ancienne). Il avait compris la raison de mon hyperactivité. En tout cas, si ce n’était pas le cas, il avait l’intelligence de se montrer discret et de ne faire aucune allusion à un célèbre batteur.

– Tu n’as pas fermé la porte correctement, Lizzy.

Ma sœur me regarda par-dessus ses lunettes de soleil.

– Parce que quelqu’un d’autre va arriver. Et j’espère que tu seras un tout petit peu plus sympa.

– Je suis toujours sympa.

Lauren fit la grimace.

– Pas vraiment, non. T’es même super relou en ce moment. Mais on t’aime et on sait que tu souffres, alors on est là.

Mes sourcils semblaient froncés de façon permanente sur mon visage. Peut-être avaient-ils quelque chose à me dire. Et s’il était temps de passer à autre chose ? Mal et moi n’avions été ensemble qu’une semaine, une période de deuil de quelques jours était sans doute suffisante. Dommage que mon cœur ne partage pas le même avis.

– Saluuuuut ! lança Ev en apparaissant dans l’encadrement de la porte. Ah ouais, je vois. Bon, Liz, elle a besoin d’aide.

– Je t’avais dit, renchérit Lauren en se levant pour embrasser Ev.

– Euh… Anne ? fit Ev en s’approchant de moi prudemment tout en retirant sa veste en laine. Enlève-moi ces gants et va mettre des vêtements qui ne sont pas criblés de trous. Tu devrais prendre une douche avant, et peut-être te laver les cheveux. Ça te ferait du bien, non ?

– Je faisais le ménage, me justifiai-je en brandissant la brosse en guise de preuve. Tu connais beaucoup de gens qui se mettent sur leur trente et un pour faire le ménage ?

Lizzy me poussa en direction de la salle de bains.

– Le jour où tu t’extasies devant la brillance de tes toilettes en agitant ton balai à chiottes, c’est que le moment est venu de t’arrêter et de réfléchir à ta vie, déclara cette dernière.

– Retourne dans cette salle de bains, pour te laver toi, cette fois, m’ordonna Lauren. Je vais te trouver des vêtements.

– Attends, dis-je en me tournant vers Ev. Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi tu n’es pas sur la tournée ?

Elle eut une petite moue.

– La tournée a été annulée. Reportée à l’année prochaine. C’est pour une bonne raison. Lori n’a plus que quelques jours à vivre alors ils sont tous allés la voir à Cœur d’Alene.

Oh mon Dieu. Pauvre Mal. Mes côtes se comprimèrent à m’en couper le souffle.

– Pourquoi n’es-tu pas avec eux ?

– Je prends un vol cet après-midi, répondit-elle. Mais je voulais être là pour cette petite opération. Et pour te demander si tu avais envie de m’accompagner.

Je la dévisageai sans rien dire.

– Je crois qu’il aimerait beaucoup que tu sois là, Anne, reprit-elle. Je sais que vous vous êtes quittés dans des circonstances bizarres, mais je pense que ton soutien lui ferait beaucoup de bien. Et Lori aimerait sûrement te dire au revoir.

– J’en doute étant donné que j’ai refusé la demande en mariage de son fils.

Ev haussa une épaule.

– Elle était triste, mais… elle n’était pas en colère contre toi.

– Ça n’a pas d’importance de toute façon. Je ne peux pas y aller.

Je me rendis dans la salle de bains, rangeai la brosse à toilettes et ôtai mes gants en caoutchouc. Rassemblées dans le couloir, Ev, Lauren et Lizzy m’observaient. Je me lavai les mains, les savonnant avec soin.

– Écoutez, les filles, j’apprécie votre intervention, même si je ne suis pas certaine qu’elle était nécessaire. J’avais juste besoin de m’occuper avant de reprendre le boulot.

– Bien sûr. C’est pour ça que tu as lessivé le plafond, ironisa Lizzy.

– Il était recouvert de poussière.

– Ne changeons pas de sujet, nous enjoignit Lauren en faisant claquer sa langue. Anne, il faut que tu partes avec Ev. Tu dois parler à Mal.

Je m’essuyai les mains. La fille que je découvris dans le miroir ressemblait à une épave. Peau grasse et cheveux ternes. Là, elles n’avaient pas tort. Physiquement parlant, j’avais connu des jours meilleurs.

– Vous étiez bien ensemble, affirma Ev. Il s’est un peu emballé avec la demande en mariage, mais je crois qu’il l’a compris.

– Oh, j’en sais rien. Il n’y a pas mille façons de positiver ce genre de refus, estimai-je en riant doucement. Je ne suis pas sûre que j’arriverais à lui faire oublier ça. Merci, Ev, mais je ne pense pas qu’il veuille de moi là-bas.

– Tu n’en sais rien, objecta-t-elle en secouant la tête.

– Si, je le sais. (Je posai mes mains sur mes hanches. Pas très à l’aise, je décidai de les croiser à la place.) Je lui ai envoyé un texto l’autre jour pour lui demander s’il y avait quoi que ce soit que je puisse faire, s’il avait besoin de moi, même comme amie. Mais il a dit non.

Oui, la réponse de Mal – un seul et unique mot de trois lettres – m’avait mise en colère et fait de la peine. Le nouveau téléphone que je m’étais offert pour mon anniversaire y était en grande partie lié. Tout comme la marque sur le mur de ma chambre, qu’il fallait que je recouvre. J’étais manifestement plus douée pour le lancer que ce que je pensais.

Ev, Lauren et Lizzy me scrutaient. Génial. Exposer mon chagrin d’amour à la vue de tous n’était vraiment pas indispensable.

– Bon, merci pour tout, les filles. Je vais suivre vos conseils et prendre une douche.

– Tu as eu du cran de le contacter, déclara Lizzy.

– Il fallait que je tente le coup.

– Il nous faut de l’alcool. Et de la bouffe, proposa Lauren.

– Ouais, soupira Lizzy.

J’esquissai un léger sourire. Je ne pouvais pas offrir beaucoup plus.

– Bonne idée.

Le visage grave, Ev hocha la tête. Puis elle s’immobilisa.

– Il faut que tu sois plus intelligente que lui, Anne. S’il compte pour toi… ne renonce pas aussi facilement.

Je la regardai en silence, perdue. J’ignorais comment réagir, quoi faire. C’était comme ça depuis le jour où Mal m’avait quittée.

– Va te préparer, m’intima Lizzy en me serrant fort dans ses bras. Je m’occupe du ravitaillement.

– Oh, je peux le faire après m’être…

– Anne. Laisse-moi m’occuper de toi, pour une fois.

J’approuvai de la tête, une fois encore au bord des larmes.

– D’accord. Merci.

Lizzy posa son menton sur mon épaule, refusant de me lâcher.

– Tu es ma grande sœur et tu es incroyablement forte, et je t’aime. Mais tu as le droit d’avoir besoin d’aide de temps en temps. Tu n’es plus obligée de toujours tout résoudre toi-même, tu sais ?

– Je sais.

Si je n’en étais pas convaincue, je commençais malgré tout à le ressentir. Et c’était un sentiment doux, fantastique, et bien plus encore. C’était formidable de ne pas être seule pour traverser cette épreuve, de les avoir ici à mes côtés.

– Merci, dis-je.

 

Mon anniversaire ne me donna pas l’impression d’être mon anniversaire. J’avais apprécié ceux des deux années précédentes – virée shopping avec Lizzy et dîner au restaurant avec Reece. Mais cette année ? Pas vraiment. J’avais le sentiment d’être revenue dans le passé avec maman et d’afficher un sourire de façade pour le bien de Lizzy. D’avoir fait un gâteau puis d’avoir été malade après en avoir englouti la moitié, parce que c’était ce qu’il fallait faire.

J’avais recommencé à travailler trois jours plus tôt. L’« opération » avait été un succès. Je ne m’étais pas lancée dans d’autres marathons de la propreté. En même temps, mon appartement pouvait difficilement être plus immaculé qu’il ne l’était déjà. Je n’avais pas eu de nouvelles de Mal et je ne m’attendais pas à en recevoir. Fin de l’histoire.

Ma robe-pull rayée serait parfaite pour aller dîner avec Reece. Ça me mettait de bonne humeur. Un chagrin d’amour pouvait être apaisé grâce à mille et une petites choses, à commencer par un bon gâteau et une jolie robe.

Putains de rock stars avec leurs putains de demandes en mariages et leurs putains d’incroyables odeur, visage, corps, voix, sens de l’humour, esprit, générosité, et tout le reste (pas nécessairement dans cet ordre).

Qu’ils aillent se faire foutre. Surtout Mal.

Reece avait un quart d’heure de retard. Je tapais du pied sur le parquet usé, battant un rythme endiablé. Inutile de préciser qui m’avait refilé cette manie. Je ferais peut-être mieux d’attendre dehors, au grand air. Je descendis péniblement l’escalier et sortis du bâtiment tout en rédigeant un texto à Reece pour m’assurer qu’il n’était pas tombé en panne ou autre chose.

Ce n’était pas le cas.

Non, il était là, devant l’immeuble, en train de se rouler dans le petit carré d’herbe avec quelqu’un. Et ce n’était pas vraiment une partie de plaisir, vu les grognements et autres grommellements que j’entendais. Un bouquet de roses tout écrasé gisait non loin. C’était quoi, ce bordel ?

– Reece ?

Pas de réponse.

Je clignai des yeux, m’assurant que je n’étais pas en train de rêver. Était-ce vraiment…

– Mal ?

Oui, Mal et Reece étaient en train de se battre sur la pelouse, devant chez moi. Mal était blessé à l’arcade sourcilière et avait un hématome sur la joue. Quant à Reece, sa lèvre était en sang et sa chemise déchirée. Ils se balançaient des coups de poing en produisant des sons dignes d’animaux sauvages.

– Espèce de…, fit Mal en envoyant son poing dans le ventre de Reece.

Reece grogna et répliqua en essayant de lui flanquer un coup de pied dans l’aine, mais il le toucha à la cuisse. Le coup fut douloureux, à en juger par la grimace qui se peignit sur le visage de Mal.

– C’est toi le connard qui l’a larguée, rétorqua Reece avec mépris.

Les coups se mirent à pleuvoir à nouveau et le sang à jaillir. Je déglutis pour chasser la bile qui me brûlait le fond de la gorge. Merde, merde, merde. Que faire ? Je sortis mon téléphone portable et composai le numéro de Lauren.

– Salut, Anne, lança-t-elle.

– Vous êtes chez vous ? rétorquai-je. Il faut que Nate sorte de l’immeuble tout de suite. Vite.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Mal et Reece sont en train de s’entretuer.

J’entendis des jurons, suivis de murmures.

– On est en route. On sera là dans cinq minutes.

Je raccrochai. Cinq minutes. Cela leur laissait largement le temps de salement s’amocher – si ce n’était pas déjà fait. Je ne pouvais pas attendre, il fallait que j’intervienne maintenant.

Je mis mes mains en coupe devant ma bouche et me perchai sur une marche.

– Hé ! Qu’est-ce qui vous prend ?

Lorsque Reece tourna la tête vers moi, Mal en profita pour le frapper au menton. Enragés comme des bêtes, ils se tombèrent dessus à nouveau.

Bon, pas très efficace ma méthode.

Reece décrivit alors un grand geste et atteignit Mal au visage, l’envoyant valser en arrière. Mal demeura immobile quelques instants, hébété. Il était hors de question que je reste là à le regarder se faire démolir. Je ne pouvais pas. Reece arma son bras, ses lèvres ensanglantées dévoilant ses dents.

– Reece, non !

Je ne pris pas le temps de réfléchir et me précipitai au secours de mon homme, prête à tout pour le défendre.

Mal pivota.

– Anne.

Je courus droit sur lui. Le poing de Reece me toucha à l’œil et je m’écroulai. La douleur me terrassa et mon cerveau disjoncta. Ça faisait un mal de chien.

– Ça va ? me demanda Mal.

– Ah…

– Anne, merde, je suis tellement désolé, bredouilla Reece.

– Doucement, dit Mal.

Ma tête fut soulevée délicatement et posée sur une cuisse ferme recouverte de jean.

– Hey. Salut, dis-je, un peu dans les vapes.

Je couvris mon œil endolori de mes mains, haletant dans une exquise agonie.

– Ma puce, qu’est-ce qui t’a pris de t’interposer comme ça ?

– Je voulais te sauver. Enfin… tu vois.

Ils avaient cessé de se battre. C’était un demi-succès.

J’entendis des gémissements excités provenant d’une petite boîte, près de moi. Une petite tête en surgit, pour disparaître à nouveau. C’était quoi, ce délire ? Et je parlais de la soirée dans son ensemble. J’étais allongée sur l’herbe froide et humide en train de contempler le ciel nocturne. Mon crâne tambourinait. Mal m’observait, le regard empli d’inquiétude, perdu.

– Comment tu te sens ? voulut-il savoir.

– Aïe…

– Anne, je suis vraiment navré, m’assura Reece, l’air très contrarié. Est-ce que ça va ?

– Je vais survivre. (Enfin, sûrement.) Je crois qu’une aspirine et de la glace ne me feraient pas de mal.

– Oui, on va te ramener chez toi, dit Mal en ôtant délicatement mes cheveux de mon visage.

Cette fois, j’entendis des halètements provenant de la boîte, suivis de petits cris perçants.

– C’est bon, Killer. Maman va bien.

Plongeant une main dans la boîte, Mal en sortit un petit corps frétillant recouvert de fourrure blanche et noire. Son cou était orné d’un collier à clous surmonté d’un nœud rouge plus gros que le chien lui-même.

– Maman a voulu sauver papa de méchant oncle Reece, pas vrai ? C’est très gentil de sa part, mais papa va quand même donner une fessée à maman pour s’être bêtement interposée dans une bagarre. Eh oui, parce que papa, c’est le meilleur.

– J’y crois pas, marmonna Reece.

– Joyeux anniversaire ! Je t’ai acheté un chiot !

Mal porta le chien à mon visage et une langue rose et humide me lécha le menton. Ses yeux sombres et doux étaient magnifiques.

– Je l’ai baptisé Killer.

– Oh. (Vraiment adorable – l’homme ET le chiot.) Mal, tu ne peux pas appeler Killer un truc aussi mignon.

– Il le mérite. Il a défoncé une de mes Converse juste après que je l’ai récupéré cet après-midi. Il a fait un énorme trou dedans.

Le chiot recommença à me léchouiller et faillit atteindre mes lèvres.

– Hé, c’est dégueu ça ! m’exclamai-je. Je sais ce que tu fais avec cette langue.

Mal sourit, puis tendit l’animal à Reece.

– Tiens, prends-le. Et ne le laisse pas tomber.

– Je vais pas le laisser tomber.

– T’as intérêt.

Reece marmonna quelque chose tandis que Killer jappait de plus belle. Cette soirée était surréaliste.

– Mal, attends. Et ta mère ? demandai-je. Comment va-t-elle ?

Sa bouche se crispa et il fronça les sourcils.

– Pas bien. Il ne lui reste plus très longtemps.

– Alors qu’est-ce que tu fais là ?

Son expression se tendit et il m’adressa un regard empli de tristesse.

– Ça aussi, c’est une longue histoire. Je te raconterai là-haut.

Une voiture s’arrêta brusquement à notre hauteur. Nate et Lauren en sortirent précipitamment. Je leur fis signe de la main.

– C’est bon, ils ont arrêté de se battre.

– Oooh, regarde le petit chiot ! s’extasia Lauren.

– Bande de connards, qu’est-ce qui vous lui avez fait ? demanda Nate en s’agenouillant près de moi pour examiner mon œil fermé qui enflait à toute vitesse.

Je n’y voyais presque rien de ce côté-là.

– Tu as mal, Anne ? (Il se tourna vers Lauren, en pleine séance de câlins avec Killer.) Lauren, laisse ce chien tranquille et appelle ta copine infirmière. Si on emmène Anne aux urgences, on lui posera des questions auxquelles elle n’a sans doute pas envie de répondre.

– Désolée. Oui, bonne idée, répondit Lauren en extirpant son téléphone de son sac.

– Non, c’est inutile, affirmai-je. Vraiment.

Lauren hésita. Son regard navigua entre Nate, Mal et moi.

– Je t’assure, repris-je en m’efforçant d’adopter un ton enjoué. Je vais avoir un œil au beurre noir, mais ça va.

– Je m’en charge, grogna Mal quand Nate essaya de me soulever.

– Je peux marcher, aide-moi juste à me lever.

Je tendis les bras. Nate m’attrapa par les mains et je me remis sur mes pieds. Je sentis le monde autour de moi se dérober. Mal se leva d’un bond et me stabilisa en me tenant par la taille.

– Ouh là, fis-je tandis que la tête me tournait.

– Doucement. (Je m’appuyai contre Mal, qui se tenait derrière moi, jusqu’à ce que j’aie retrouvé mes esprits.) Putain, Anne… Je suis sincèrement désolé.

– Ce sera mon premier coquard.

– J’aurais préféré que ce ne soit pas à cause de moi. (Ses lèvres frôlèrent mon oreille.) Laisse-moi te porter.

– D’accord.

Je n’allais pas me battre – j’avais eu ma dose avec Mal et Reece. Mal me prit dans ses bras robustes et musclés tandis que je tombais en pâmoison devant lui, telle une héroïne de comédie romantique.

– Je ne suis pas sûre de pouvoir envisager une carrière dans la boxe, remarquai-je.

Je fis reposer ma tête sur son épaule, humant son odeur familière. Ça m’avait sacrément manqué. Mal se contenta de secouer la tête. Visiblement, il n’était pas encore prêt à rire de la situation.

Nate ouvrit la porte de l’immeuble et les autres lui emboîtèrent le pas. Lauren essayait encore de caresser le chiot, blotti dans les bras de Reece.

– Tu es revenu et tu m’as acheté un chiot ? dis-je.

L’idée me paraissait encore saugrenue. Peut-être était-ce à cause du coup que je venais de recevoir ? Je passai mon bras autour de son cou, prenant des libertés pendant que je pouvais le faire. Après tout, qui sait combien de temps il allait rester cette fois ? Ou pour quelle raison il était revenu.

– Tu n’en as pas eu quand tu étais petite.

– Les animaux sont interdits dans l’immeuble, Mal.

– Ouais, je sais. Je t’ai aussi acheté un nouvel appart. Ça aurait été dommage de faire les choses à moitié, non ?

– C’est ça, oui, ironisai-je.

J’avais pourtant la vague impression qu’il ne plaisantait pas.

Nous gravîmes les marches. Nate fouilla dans mon sac, en sortit mes clés et ouvrit la porte.

– Tu peux me poser sur le canapé, indiquai-je. Ah, et il y a une poche de glace dans le congélateur.

Sans un mot, Mal s’exécuta et alla chercher la glace. Le laisser partir ne fut pas trop douloureux. Mon œil, en revanche, si. Je pressai ma main dessus, le protégeant de la lumière trop vive.

– Merci d’être venus si vite, dis-je à Lauren et Nate. Et désolée d’avoir interrompu votre soirée.

Ils me dévisagèrent, stupéfaits. Lauren, en jean et talons hauts, était manifestement habillée pour sortir.

– Et détends-toi, Reece, poursuivis-je. C’était un accident.

Il me lança un regard coupable.

Mal revint dans la pièce avec la poche de glace enveloppée dans une serviette, une bouteille d’eau et un flacon d’aspirine.

– Merci. (J’avalai deux comprimés d’un coup et portai la glace jusqu’à mon œil.) Reece, Mal, il faut que vous arrêtiez de vous battre. Vous pouvez m’offrir ça, pour mon anniversaire ?

Sans hésiter, Mal tendit la main, disposé à serrer celle de Reece.

– Oui, d’accord, consentit Reece.

– Merci.

– Tiens, fit Mal en me tendant mon nouveau chiot.

Le gros nœud rouge retombait à présent sur la tête de Killer, qui tirait dessus avec ses dents en grognant. Trop mignon ! Je ne m’étais jamais rendu compte que j’avais envie d’un chien. En dépit de mon œil douloureux, j’avais un immense sourire accroché aux lèvres. Reece le plaça sur mes genoux, et il essaya aussitôt de me grimper dessus et de me léchouiller le menton. Sur les trois mâles présents, il était sans conteste mon préféré, même s’il était aussi le plus agité.

– Du calme, mec, ordonna Mal, qui s’assit à côté de moi sur un fauteuil tout en posant sur Killer une main ferme.

– Tu es sûre que ça va ? me demanda Lauren.

– Oui, ne t’en fais pas. Merci.

– Tu veux qu’on s’en aille pour que tu puisses régler son compte à Mal ?

– Oh oui, s’il vous plaît.

Elle hocha la tête, attrapa un Nate à l’air renfrogné et l’emmena hors de l’appartement. Les filles, contrairement aux mecs, comprenaient tout.

– Écoute, Anne, dit Reece. Je suis désolé pour la scène de baston devant l’immeuble, et de t’avoir donné un coup.

– Je sais, Reece. Mais là, j’ai juste envie d’engueuler Mal. Est-ce qu’on peut reporter notre dîner ?

– Tu ne vas pas m’engueuler ?

– Non, c’est lui qui va se faire engueuler, parce que c’est de lui que je suis amoureuse.

Mal se raidit à côté de moi. Sa main s’immobilisa au-dessus de Killer.

– D’accord, dit Reece. Ce qui signifie que tu n’es définitivement pas amoureuse de moi et qu’il faut que je laisse tomber.

– Je suis navrée, Reece.

– C’est bon. (Il eut un sourire triste, puis se pencha et déposa un baiser sur ma joue.) Je m’en souviendrai la prochaine fois. Mais fais-moi plaisir, ne viens pas travailler pendant quelques jours. Reste chez toi, le temps que ton œil et ma culpabilité s’en remettent.

– D’accord.

– Je m’en veux tellement.

– Je sais. Tu n’as pas fait exprès, Reece. Sans rancune.

– Ouais, sans rancune, répéta-t-il doucement.

Il m’adressa un petit geste de la main et partit en refermant la porte derrière lui. Et voilà. Je me retrouvai en compagnie de Mal et de Killer. L’appartement était étrangement silencieux, à l’exception des halètements du chien. Mal le souleva et le posa délicatement par terre.

– J’ai envie de t’engueuler pour m’avoir quittée comme ça, pour avoir disparu sans un mot, expliquai-je en ôtant la poche de glace de mon visage. Mais je ne peux pas, parce que ce que tu vis en ce moment avec ta mère est terrible, et je sais que tu en souffres. Et, bêtement, je me sens coupable d’avoir refusé ta demande en mariage alors que c’était une mise en scène complètement dingue et ridicule qui n’avait pas grand-chose à voir avec moi.

– C’est faux. Et laisse la glace sur ton œil.

Je couvris ma blessure de guerre.

– Je te vois flou si tu restes de ce côté-là.

Poussant un soupir, il s’agenouilla devant moi et posa ses mains sur mes genoux.

– Tu me vois bien, là ?

– Oui. Pourquoi n’es-tu pas avec ta mère ? C’est là-bas que tu devrais être.

– Elle voulait que je sois avec toi le jour de ton anniversaire. Aucun de nous deux n’avait envie qu’un autre type t’emmène dîner. Rien que l’idée me rendait cinglé. (Ses traits se crispèrent, tandis que ses mains frictionnaient mes cuisses recouvertes d’un collant en laine.) On a beaucoup parlé, maman et moi… de toi, de tout. Elle m’a aidé à comprendre pas mal de choses.

– Comme quoi ?

– Tu viens de dire à Reece que tu étais amoureuse de moi.

– Oui. Mais qu’est-ce que ta mère t’a aidé à comprendre ?

Des grognements s’élevèrent du côté des pieds de Mal, que nous ignorâmes tous les deux.

– Je ne sais pas, ce que sont une relation, l’amour… Beaucoup de choses. Les voir tous les deux, ces dernières années… (Il écarta mes genoux pour s’approcher plus près de moi.) Tu sais, moi aussi je suis amoureux de toi. C’est juste que j’ai appuyé un peu trop fort au mauvais endroit, au mauvais moment et pour la mauvaise raison. J’ai eu tort sur pas mal de trucs, ma puce.

– Ouais.

Il hocha la tête.

– Bon choix de fille, mauvais choix pour tout le reste.

Mon œil valide s’emplit de larmes. L’autre n’avait pas cessé de pleurer, mais pour d’autres raisons.

– Merci. Mais quand les choses se sont corsées, tu t’es barré. Il faut que tu arrêtes de faire ça. C’est une limite que je pose, Mal. Ce n’est pas le genre de choses que je pourrai supporter de ta part.

– Je ne partirai plus. Je te le promets. On résoudra les problèmes ensemble.

– D’accord, dis-je en reniflant avant de lui adresser un sourire. Tu ferais mieux de retourner auprès de ta mère.

– J’ai réservé un jet pour nous y emmener demain matin… Elle, euh… Ils pensent qu’il ne lui reste plus qu’un jour ou deux. (Il ferma les yeux et enfouit son front dans mes genoux.) Putain, c’est la semaine la plus difficile de ma vie. J’ai presque pas dormi. Tu veux bien dormir avec moi, Anne ? J’ai vraiment besoin que tu dormes avec moi.

Je posai une main sur sa tête, caressai les douces mèches de ses cheveux.

– Tout ce que tu voudras.

 

Lorsque je me réveillai, mon réveil affichait 23 h 40 en chiffres verts. Nous avions éteint toutes les lumières et nous étions allongés sur mon lit – qui consistait encore en un matelas à même le sol. L’aspirine m’avait assommée, comme toujours. Je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait Mal. Au loin, j’entendis des pas dans l’escalier, une porte s’ouvrir et des petites griffes claquer sur le parquet. L’instant d’après, Killer me sautait dessus, branché sur dix mille volts. Après m’avoir saluée comme il se doit, il se rua sur ma robe en laine. Je l’avais pourtant balancée en direction des tiroirs, mais la rencontre n’avait pas eu lieu. Elle gisait donc sur le sol et faisait manifestement un lit pour chien idéal.

– Notre fils avait envie de pisser, m’informa Mal tout en se débarrassant de son sweat à capuche et de ses bottes.

– Tu es un bon père.

– Je trouve aussi. Le meilleur.

Il ôta ensuite son jean. Il ne portait rien en dessous. Si seulement je disposais d’autre chose que de la lumière provenant de la rue pour le reluquer. Il se faufila sous la couette, tout près de moi.

– Comment tu te sens, ma puce ? Ton œil n’est pas très joli à voir.

– Je sais. Je ne vois rien de ce côté-là. Mais tu es censé me dire que je suis belle quand même.

– Tu es belle quand même. Tu as aussi un magnifique coquard. À l’avenir, plus de bastons pour toi.

Il m’embrassa doucement. Puis il m’embrassa passionnément, enfonçant sa langue dans ma bouche. Son goût m’était familier, ses mains épousaient ma tête à la perfection. Je fis glisser mes doigts sur son torse, sur ses larges épaules, réapprenant à connaître son corps. Mes cuisses se contractèrent, mon entrejambe se gonfla, trempé. Je sentis son sexe durcir contre ma hanche. C’était tellement bon de ne pas être seule.

– Joyeux anniversaire, murmura-t-il.

– Il l’est maintenant que tu es là.

– Tu m’as manqué, putain.

– Tu m’as manqué aussi.

– Tu t’es endormie si vite. Qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? demanda-t-il en jouant avec le bord du tee-shirt que je portais pour dormir.

– Tu as déjà oublié ?

Il le passa au-dessus de ma tête et le jeta sur le côté.

– Oh, des seins. Le meilleur des cadeaux. Merci, ma puce.

– Mais je t’en prie. J’adore offrir des cadeaux aux autres le jour de mon anniversaire.

J’inspirai profondément tandis qu’il léchait un téton, puis le deuxième. Ils durcirent instantanément, m’infligeant la plus douce des douleurs.

– Attends de voir ce que j’ai d’autre pour toi, dis-je.

– Là-dedans ? Montre-moi. (Ses doigts s’insinuèrent dans l’élastique de ma culotte, avant de tirer dessus pour l’enlever.) Sympa. Il faut que je voie ça de plus près.

Il se plaça entre mes jambes. Ses doigts caressaient mes cuisses de haut en bas, aussi légers que des plumes. Avec une lenteur qui m’imposait un véritable supplice, il décrivit un sillon avec sa langue, du haut de mon sexe jusqu’à mon sternum. Des frissons parcoururent tout mon corps. Sa bouche recouvrit la mienne tandis qu’il introduisait un doigt au plus profond de moi, sans la moindre difficulté.

– J’ai l’impression que tu m’aimes bien.

– Tais-toi et embrasse-moi.

Il rit. Le doigt qui était en moi bougea et excita un endroit délicieux, me rapprochant de l’explosion. Je suffoquais. Mon cou se cambra, mes yeux s’ouvrirent en grand, fixant le plafond sans le voir.

– Putain, Mal…

– C’est ça.

Son pouce dessina de petits cercles sur mon clitoris, faisant trembler les muscles de mes jambes. Ça s’annonçait rapide et puissant, aucun doute là-dessus. J’avais quelque peu négligé mes orgasmes pendant son absence. Si ma libido avait pris des vacances, elle était bel est bien de retour. Sa bouche chaude se referma sur mon téton et le suça fort, le taquinant avec sa langue.

Je grommelai et l’attirai plus près de moi.

– Encore.

Un deuxième doigt se joignit au premier, m’écartant légèrement et décuplant l’efficacité du contact avec mon point G. Mes talons s’enfoncèrent dans le matelas. Il allait me tuer… Mais ça valait le coup.

– Dis-moi que tu m’aimes, dit-il tout en continuant à titiller mon téton.

– Je t’aime.

– Tu mens. Tu dis ça uniquement parce que tu as envie de jouir. Je ne te crois pas une seconde.

Il se redressa et me fixa droit dans les yeux avec un sourire diabolique. J’étais foutue.

Je lui attrapai le visage et écrasai mes lèvres sur les siennes, l’embrassant avec force. Lui prouvant mes sentiments. Entre mes jambes, sa main ne cessait de bouger. Ça me rendait dingue. Ses doigts allaient et venaient en moi, inlassablement. C’était presque suffisant, mais pas encore tout à fait. La tension qui était en train de croître en moi… J’étais tout près.

– Tu m’aimes, Anne ? demanda-t-il en s’asseyant sur ses talons, intensifiant la pression en faisant entrer et sortir ses doigts de mon vagin.

– Oui.

Depuis le bord du lit, il attrapa un préservatif, dont il déchira l’emballage avec les dents.

– Fort ?

Je hochai la tête, au bord de l’asphyxie.

– Genre, fort fort ? Ou juste fort ?

– Quoi ?

Affichant un large sourire, il enfila la capote.

– Tu m’aimes comment ? Fort à quel point ?

– Mal…

Je ne comprenais pas sa question. Mes mains se contractèrent en poings sur l’oreiller, derrière ma tête.

– Tu vois, c’est de ça que je veux parler.

Il plaça son bras à côté de ma tête et se pencha au-dessus de moi. Lentement, il ôta ses doigts de mon sexe et se positionna. Je m’efforçai de garder les yeux ouverts, mais c’était une bataille perdue d’avance. Mes paupières se fermèrent. Je m’abandonnai à la sensation de sa queue épaisse qui s’enfonçait en moi, s’aménageant une place bien à elle. Nous nous emboîtions à la perfection.

– Je t’aime plus fort encore, murmura-t-il.

Puis ses doigts glissèrent sur mon clitoris, me donnant ce dont j’avais tant besoin, exerçant la pression nécessaire pour que je m’embrase. J’explosai. Le feu qui brûlait en moi était incontrôlable, mais tant que je pouvais me tenir à lui, tout allait bien. Mes jambes étaient agrippées autour de lui tandis que mes mains, autour de son cou, le rivaient tout contre moi. Les muscles de mon vagin se serrèrent autour de sa queue avide.

Il grogna, sa joue collée contre la mienne.

Petit à petit, ma conscience émergea et je revins doucement à la réalité. Mal commença à bouger, doucement d’abord, glissant en moi. Des tremblements m’ébranlaient à chaque poussée.

– Menteur, chuchotai-je, me rappelant ses mots. C’est moi qui t’aime plus fort encore.

Il sourit, tout en s’enfonçant en moi.

– Prouve-le.

Je l’enveloppai de mes jambes et de mes bras, amenant sa bouche à la mienne, lui donnant tout ce que j’avais, lui accordant une confiance totale. Parce que j’avais enfin trouvé quelqu’un qui était prêt à prendre le bon comme le mauvais, les moments heureux et les autres. J’avais envie d’en faire autant pour lui.

Il faisait preuve de tellement de retenue, tout en étant habité par tant d’émotions. Je les sentais, s’agitant sous sa peau, brûlant dans son regard.

– Plus fort, le suppliai-je.

Il accéléra le rythme.

– Ne te retiens pas.

– Anne…

Sa mâchoire était crispée, ses yeux verts en feu.

– Vas-y. Donne-moi tout, l’implorai-je.

Je n’eus pas besoin d’insister davantage. Il me ramena contre lui, nos peaux claquant l’une contre l’autre. Nos hanches s’entrechoquaient violemment, sa bite s’enfonçant au plus profond de moi. J’avais l’impression de me trouver au beau milieu d’une tempête : c’était à la fois magnifique et terrifiant. Jamais auparavant je n’avais osé aller aussi loin, faire l’amour de façon aussi brutale. Il me martelait. Ses dents s’accrochèrent à ma nuque, marquant ma peau. Sa main se cramponna à ma fesse. Tout son corps tressaillit tandis qu’il s’écrasait en moi, très profond, et jouit. Il cria mon prénom, sa bouche encore pressée contre ma peau.

Je gardai mes bras et mes jambes serrées autour de lui, si bien qu’il s’effondra sur moi. Le poids de son corps me cloua au matelas. J’aurais pu le garder à jamais contre moi.

Nous restâmes allongés en silence. L’endroit de mon visage où il avait posé sa joue était humide. Je n’aurais su dire s’il s’agissait de larmes ou de transpiration. Quoi qu’il en soit, il trembla un long moment. Je caressai ses cheveux, puis son dos, longeant de mes doigts sa colonne vertébrale.

– Je t’aime, murmurai-je. À tel point que je n’ai pas de mots.

Il posa ses lèvres sur ma joue.

– Je te crois.