Chapitre 1

Jimmy était en train de péter les plombs.

La porte de la chambre d’hôtel trembla quand quelque chose la percuta avec un bruit sourd. À l’intérieur s’élevaient des voix mais les mots étaient indistincts. Peut-être devrais-je traîner un peu dans le couloir… C’était tentant. Tout était ma faute, j’aurais dû me tirer il y a de cela des semaines. La vérité, c’était que même si c’était bien payé, ce boulot n’était pas fait pour moi. Mais chaque fois que j’ouvrais la bouche pour annoncer mon départ à Jimmy, les mots s’évanouissaient.

Allez savoir pourquoi.

– Salut.

Evie, vêtue d’une petite robe noire toute simple, se dirigeait vers moi en se triturant nerveusement les doigts. Ses cheveux blonds étaient relevés en un élégant chignon.

– Salut.

– David est en train de lui parler.

– Très bien.

J’aurais probablement dû mettre une robe moi aussi, me montrer plus classique. Je ne voulais surtout pas embarrasser publiquement Jimmy, pas un jour comme aujourd’hui. Seulement voilà : en novembre dans le nord de l’Idaho, on se gelait les miches. Pour quelqu’un originaire de climats plus chauds, il n’existait pas de collants assez épais pour se prémunir contre ce genre de météo.

Le groupe et son entourage se trouvaient à Cœur d’Alene depuis un peu plus d’une semaine et Jimmy s’était montré de mauvaise humeur depuis notre arrivée. Encore pire que d’habitude. La mère de Mal était décédée quatre jours plus tôt, perdant sa bataille contre le cancer. D’après ce que j’avais cru comprendre, Lori avait été une mère de substitution pour les frères Ferris. La leur n’avait apparemment été qu’une espèce de parasite qui les avait abandonnés très jeunes. Je n’avais rencontré Lori que quelques fois mais personne ne pouvait contester qu’elle ait été une belle personne.

De nouveaux éclats de voix étouffés. Un autre bruit sourd.

– Je crois que je n’aurais pas dû sortir petit-déjeuner, dis-je.

Café, pain perdu et bien plus de sirop d’érable que ce dont une femme avait besoin se retournèrent dans mon estomac. Les dangers de la nourriture de réconfort.

– Je pensais être de retour avant qu’il revienne de la salle de sport.

– Tu ne peux pas le surveiller tout le temps, rétorqua Evie.

– Je suis payée pour essayer, répondis-je avec un haussement d’épaules. Hélas.

– Tu sais très bien qu’il t’aurait renvoyée si tu étais restée dans ses pattes. Comme il l’a fait avec les autres. Lui donner un peu d’espace est une bonne chose. (Ev sursauta lorsqu’un bruit assourdissant nous parvint de la chambre de l’enfer.) Enfin, d’habitude.

– Hmm.

Jimmy n’avait pas viré mes cinq prédécesseurs. Il avait réussi à persuader certains de démissionner. Du moins, c’est le récit qu’il m’en avait fait. Mais je n’ai pas jugé bon de contredire Ev.

– David va le calmer, affirma-t-elle d’une voix résolue.

C’était adorable, la façon dont elle idolâtrait son mari. Je n’arrivais pas à me souvenir de la dernière fois que j’avais eu une telle confiance dans un petit ami. David et Ev s’étaient mariés au cours d’une soirée bien arrosée à Vegas six mois plus tôt. Ça avait fait les gros titres des journaux. Apparemment, c’était une sacrée histoire, même si je n’en connaissais pas tous les détails. Ev m’avait souvent proposé de sortir avec ses amies et elle mais j’avais toujours trouvé des excuses. Non que je ne sois pas touchée du geste, mais ça ne me semblait pas approprié, étant donné que je travaillais pour son beau-frère.

En attendant, m’occuper de Jimmy était mon boulot. J’adressai un petit sourire contrit à Ev et glissai la clé de la chambre dans la serrure. Il était temps de revêtir mon costume de dure à cuire qui, selon mon ex – Dieu le bénisse –, m’allait à la perfection.

Doucement, calmement, j’ouvris la porte. À quelques centimètres de mon visage, un verre se fracassa contre le mur, me causant la peur de ma vie. Je chutai à mon tour au sol, mon cœur battant la chamade.

– Lena ! hurla Jimmy. Fous le camp d’ici !

Putains de rock stars.

Une chance que je porte un pantalon, finalement. Je n’aurais pas vraiment apprécié d’avoir des brûlures aux genoux. C’était décidé : à la minute où nous rentrerions à Portland, je démissionnerais, exigerais une prime de risque, ou les deux. Mon salaire ne valait pas ça.

– Balance-moi encore un truc, Jimmy, et je te botte le cul. Crois-moi, avec mon talon de dix centimètres, tu vas le sentir passer. (Je lui lançai une œillade furieuse derrière ma frange brune.) C’est compris ?

Il me fusilla du regard.

Je ricanai.

La routine, quoi.

– Ça va ?

David Ferris traversa la suite de luxe à grandes enjambées, contournant une table de chevet cassée et une lampe brisée. Il me tendit la main et m’aida à me relever. Les frères Ferris avaient du style, de l’argent, la célébrité et du talent. Mais un seul connaissait les bonnes manières. Au mépris des convenances, mon regard resta rivé sur l’homme en furie de l’autre côté de la pièce.

– Très bien. Merci.

Je redressai mes lunettes de travers.

– Je ne crois pas qu’il ait pris quoi que ce soit, murmura David. Il traverse juste une mauvaise passe, tu comprends ?

Mon Dieu, j’espérais que Jimmy n’avait rien pris. Pour notre bien à tous les deux.

– C’est un moment difficile pour nous tous, Lena.

– Ouais. Je sais.

En face de nous, Jimmy faisait les cent pas, les poings serrés. D’habitude, l’homme était un vrai dandy, un frimeur de première, toujours tiré à quatre épingles. Cheveux lissés en arrière et vêtements de créateurs. Dans le genre beau mec, son statut de Dieu du rock en faisait un idéal. J’étais libre de fantasmer et de satisfaire ma libido à loisir : il était totalement hors de ma portée.

(Malheureusement, mon désir sexuel n’était pas mort lorsque j’avais décidé de renoncer aux hommes. Comme la vie serait simple si ça avait été le cas…)

Mais, aujourd’hui, Jimmy semblait un peu trop humain : à moitié nu, ses cheveux noirs tombant sur les traits anguleux de son visage, une barbe de trois jours soulignant sa mâchoire. Aucune trace de son habituel sang-froid à toute épreuve. Son état, ainsi que celui de la chambre, était inquiétant. Rien ne semblait avoir échappé au carnage. Je devais avoir l’air de l’un de ces clowns de fête foraine, ceux dans la bouche desquels on doit lancer une balle pour gagner un lot. Je tournai la tête à gauche et à droite pour évaluer l’étendue des dégâts.

– Quel bordel, marmonnai-je.

– Tu veux que j’aille chercher Sam ? demanda David en faisant référence au chef de la sécurité du groupe.

– Non, je m’en occupe. Merci.

Il plissa les yeux.

– Je ne le vois pas faire quoi que ce soit mais… il est plutôt sur les nerfs. Tu es sûre ?

– Absolument. On vous rejoint en bas.

Rien ne valait la confiance en soi. Je lui tins la porte ouverte et il s’y glissa en me jetant des regards inquiets. Mon sourire factice ne suffisait apparemment pas à le rassurer.

– Je vais peut-être rester dans les parages. Au cas où.

– Vous m’avez engagée pour m’occuper de lui. Ne t’inquiète pas, ça va aller, dis-je en fermant la porte au nez des mines renfrognées de David et d’Ev.

Je pris une profonde inspiration. Puis une autre. Calme. Zen. Tous les habituels discours d’encouragement tournaient en boucle dans ma tête. Pas besoin d’être parfaite pour bien faire son boulot, il suffit d’être motivée. Et quoi que je pense de cet homme, son bien-être était mon job, ma priorité. Je ferais tout ce qui était en mon pouvoir pour l’aider. Alors que j’avançais prudemment dans la pièce, des éclats de verre crissèrent sous mes talons. Éparpillés autour du canapé renversé et de la lampe cassée. Je ne voulais pas connaître la facture de ce carnage. La sécurité aurait déjà dû rappliquer. D’autres clients avaient forcément entendu le vacarme et s’étaient plaints à l’heure qu’il était. Ou peut-être que la nuit à cinq mille dollars comprenait une insonorisation exceptionnelle.

Tandis que je me rapprochais, Jimmy me lança un regard mauvais. Ses pupilles paraissaient normales. Il se laissa lourdement tomber sur l’une des chaises de la salle à manger, faisant preuve d’irritabilité et d’agressivité mais d’une excellente coordination. Peut-être bien qu’il n’avait rien pris, après tout.

– Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je en me plantant devant lui.

Pas de sang mais ses poings étaient écorchés, à vif. Les jambes écartées, il cala ses coudes sur ses genoux et baissa la tête.

– Va-t’en, Lena. Je veux rester seul.

– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

Il poussa un grognement.

– Ce n’est pas un peu cliché le coup du saccage de la chambre d’hôtel ?

– Va te faire foutre.

Je soupirai.

Bon O.K., l’énerver n’était probablement pas l’idée du siècle. Je remontai mes lunettes sur mon nez tout en réfléchissant. Il était temps de changer de tactique. L’homme ne portait qu’un pantalon de costume noir. Pas de chemise, pas de chaussures. Et aussi agréables que fussent son torse et ses épaules tatouées, il ne pouvait pas se rendre à un enterrement dans cette tenue. Surtout par ce temps.

– Jimmy, il va falloir y aller. Il faut que tu finisses de te préparer. Tu ne voudrais pas être en retard, n’est-ce pas ? Ce ne serait pas respectueux.

Pas de réponse.

– Jimmy ?

– Je déteste quand tu prends cette voix, marmonna-t-il le regard toujours rivé au sol.

– Quelle voix ?

– Quand tu essaies de ressembler à ma thérapeute. Tu n’es pas ma thérapeute, alors arrête ton baratin.

Il n’y avait pas de bonne réponse, aussi préférai-je me taire.

Les veines de son cou saillaient et une goutte de sueur marquait le contour de la musculature de son dos. Malgré sa colère, son attitude était celle de la défaite. Jimmy Ferris était peut-être la plupart du temps un connard arrogant, mais il était fort et fier. Durant les quelques mois où j’étais devenue sa baby-sitter, je l’avais vu dans toutes sortes d’humeurs, surtout mauvaises. Mais jamais je ne l’avais vu si abattu. Mon cœur se serra. La douleur était aussi inopportune qu’inattendue.

– Il me faut quelque chose, déclara-t-il d’une voix gutturale.

– Non !

– Lena… merde. Je ne peux pas…

– Si, tu peux.

– Va me chercher quelque chose, exigea-t-il sèchement.

– Jimmy, je refuse.

Il se releva d’un bond, le visage déformé par la colère. Mon instinct de survie me criait de reculer et de partir en courant. Mon père a toujours dit que j’étais trop têtue pour mon bien. Même avec mes talons, Jimmy me dominait, et ses nouveaux passe-temps étaient le jogging et la muscu. Malgré la bouffée d’adrénaline qui montait en moi, je savais qu’il ne me ferait pas de mal.

Enfin, j’en étais presque sûre.

– Juste un verre, rugit-il.

– Hé…

– Tu ne peux pas comprendre. J’ai juste besoin d’un putain de verre pour tenir. Et puis j’arrêterai. Promis.

– Non.

– Décroche le téléphone et commande-m’en un.

– Tu l’as cassé.

– Alors bouge-toi et va me chercher un verre.

Je secouai la tête.

– Tu bosses pour moi ! C’est moi qui te paie. Tu dois faire ce que je te dis, déclara-t-il en enfonçant son doigt dans sa poitrine pour souligner ses propos. Tu te rappelles ?

– Oui. Mais je n’irai pas te chercher à boire. Tu peux me menacer autant que tu veux. (Ma voix tremblait mais je ne cédai pas.) Ça n’arrivera pas. Jamais.

Il poussa un grognement.

– Jimmy, il faut que tu te calmes.

Sa mâchoire se crispa et ses narines se dilatèrent.

– Je n’ai aucune envie d’aller chercher du renfort mais je vais peut-être y être obligée. Alors calme-toi, s’il te plaît.

– Fait chier !

La bataille qu’il menait pour se contrôler se lisait sur son beau visage. Les mains sur les hanches, il me défia du regard. Pendant un long moment, le silence ne fut troublé que par sa respiration saccadée.

– Je t’en prie, Lena.

– Non. (Merde, je n’avais pas l’air convaincante. Je croisai les mains contre mon ventre pour me donner du courage.) NON.

– S’il te plaît, implora-t-il de nouveau, les yeux cerclés de rouge. Personne n’a besoin de le savoir. Ce sera juste entre toi et moi. J’ai besoin de quelque chose pour me calmer. Lori était… elle était importante pour moi.

– Je sais, et je suis désolée qu’elle ne soit plus là. Mais boire ne résoudra rien.

Mon cerveau tentait désespérément de se remémorer toutes les formules que j’avais lues sur Internet, mais les battements de mon cœur m’empêchaient de réfléchir correctement. Je n’avais pas peur de lui, j’étais terrifiée pour lui. Il ne devait pas replonger. Je l’en empêcherais.

– Boire est une solution temporaire qui ne fera qu’empirer les choses à long terme. Tu le sais très bien. Tu peux survivre à cette journée. Tu en es capable.

– On va l’enterrer. (Sa voix se brisa et il s’effondra de nouveau sur la chaise.) Elle nous a nourris, Lena. Quand nous n’avions rien à manger à la maison, elle nous faisait asseoir à sa table, David et moi, et elle nous nourrissait. Elle nous traitait comme ses propres enfants.

– Oh, Jimmy…

– Je… je ne peux pas.

De toute évidence, moi non plus. Et pour preuve, je restai là, complètement inutile, le cœur serré. Je m’étais déjà demandé ce qui avait bien pu lui arriver pour le rendre si dur. Bien sûr que je me l’étais demandé. Mais jamais je n’aurais pu imaginer ça.

– Je suis vraiment désolée, dis-je, les mots devenus dérisoires.

Pour être honnête, Jimmy avait vraiment besoin d’un thérapeute, d’un conseiller personnel, de quelqu’un. N’importe qui mais pas moi, car j’ignorais totalement comment gérer ça. Il était en train de craquer et le voir ainsi tomber en morceaux était une véritable torture. Ces dernières années, j’avais été prudente, je m’étais protégée. Et tout à coup sa douleur semblait la mienne, me déchirant les entrailles, m’écorchant vive. Devant moi, la pièce se brouilla.

Mais qu’est-ce que je foutais encore là ?

Quand j’avais accepté ce job, les consignes avaient été terriblement simples : lui coller aux basques et ne jamais – sous peine de mort, de licenciement et j’en passe – le laisser consommer une goutte d’alcool ou un gramme de drogue. Aucune pilule ne devait être avalée. Étant donné qu’il était clean depuis près de six mois, la tâche ne m’avait pas paru si difficile.

Jusqu’à aujourd’hui.

– Je vais aller chercher ta chemise, déclarai-je en clignant frénétiquement des yeux, m’efforçant de garder mon sang-froid. (Qualifiée ou non, il n’avait que moi.) On doit finir de te préparer et après on y va.

Aucune réaction.

– On va y arriver, Jimmy. Nous allons affronter cette journée et puis les choses s’arrangeront.

Les mots sonnaient faux. J’espérais simplement que ce n’étaient pas des mensonges.

Toujours rien.

– O.K. ?

– Pourquoi ai-je dit que j’allais faire un discours aux funérailles ? À quoi je pensais, putain ? lança-t-il d’un air maussade. Les gars auraient dû savoir que ça ne marcherait pas, ils n’auraient pas dû me mettre dans cette situation. Je ne suis pas en état de faire quoi que ce soit. Mais Dave était genre : « Tu n’as qu’à dire quelques mots, je lirai un poème. Tout va bien se passer. » Tu parles.

– Tu peux le faire.

– Non, je ne peux pas. (Il se frotta le visage de ses mains.) Si je ne veux pas gâcher l’enterrement de la meilleure personne que j’aie jamais connue, il me faut un verre. Un seul, et puis j’arrêterai de nouveau.

– Non. Ils t’ont demandé de parler car, même si ça leur fait mal de l’admettre, ils savent que tu es le plus apte à le faire. Tu es le leader. Tu n’as pas besoin d’un verre. Briller sous le feu des projecteurs, c’est ton truc. C’est ce que tu es.

Il m’observa longtemps. Si longtemps qu’il devenait de plus en plus difficile de soutenir son regard.

– Tu en es capable, Jimmy. Je le sais. Je n’en doute pas une seule seconde.

Rien. Il ne cligna même pas des yeux, il continuait simplement à me fixer. Son regard n’était pas agressif. Je n’aurais d’ailleurs pas su le définir. Trop, c’est sûr. J’essuyai mes mains moites sur mon pantalon.

– Allez ! fis-je, désireuse de trouver une échappatoire. Je vais aller te chercher tes fringues.

Deux bras musclés m’enlacèrent soudain. Je trébuchai avant d’être arrêtée par le chaud visage qui se pressait contre mon ventre. Il me tenait fermement, comme s’il s’attendait que je me débatte, que je le rejette. Mais je restai simplement stupéfaite. Tout son corps trembla, ses frissons me transpercèrent, ébranlant mes os. Il n’émit aucun son. Quelque chose mouilla le devant de mon chemisier.

C’était peut-être de la sueur. Mais j’avais le sentiment que ce n’était pas le cas.

– Eh…

Ces deux derniers mois ne m’avaient absolument pas préparée à ça. Jamais il n’avait eu besoin de moi. Au contraire, je constituais une gêne pour lui. Nous nous disputions. Il m’envoyait bouler. Je lançais une vanne. Un modus operandi établi depuis longtemps.

L’homme accroché à moi m’était inconnu.

Les mains en suspens au-dessus de ses épaules nues, je sentis la panique bouillonner en moi. Je n’étais en aucun cas autorisée à le toucher. Ni même à l’effleurer. Le contrat de travail de cent douze pages le stipulait formellement. Jusqu’ici, Jimmy avait tout fait pour éviter le moindre contact mais à présent ses bras se resserraient, ses doigts se cramponnaient à moi. J’étais quasi sûre d’avoir entendu ma cage thoracique craquer. Quelle force. Heureusement que j’étais bien en chair, sinon il m’aurait complètement étouffée.

– Jimmy, je n’arrive plus à respirer, haletai-je.

Il desserra légèrement son étreinte et je restai là, pantelante, mes poumons faisant des heures supplémentaires. Ses bras musclés m’entouraient toujours. De toute évidence, je n’irais nulle part.

– Je devrais peut-être aller chercher Sam, déclarai-je dans un éclair de génie après avoir repris mon souffle.

Le chef de la sécurité ressemblait peut-être à une brute en costume, mais j’aurais parié qu’il était doué pour les câlins.

– Non.

Merde.

– Ou David. Tu veux que ton frère revienne ?

Son visage remua contre moi, d’abord à gauche, puis à droite. Encore un refus.

– Tu ne peux pas leur dire.

– Je ne dirai rien. Promis.

Le silence résonna dans mes oreilles.

– Donne-moi juste une minute, dit-il.

Je me tenais droite comme un i sous son étreinte, inutile. Un mannequin aurait été aussi efficace. Merde, je devais faire quelque chose. Lentement, très lentement, je me détendis. Le besoin irrésistible de le réconforter l’emporta sur la menace d’éventuelles poursuites. La chaleur affleura à mes paumes. Il semblait fiévreux, la sueur faisait luire les contours nets de ses épaules et la colonne puissante de son cou. Mes mains glissèrent sur lui, faisant de leur mieux pour l’apaiser.

C’était étrangement agréable qu’il ait besoin de moi, d’être si proche de lui.

– Ça va aller.

Mes doigts se frayèrent un chemin dans son épaisse chevelure noire. Si douce. Pas étonnant qu’il m’ait interdite de le toucher : maintenant que j’avais commencé, je ne semblais plus pouvoir m’arrêter. J’aurais dû avoir honte de profiter ainsi de la situation. Mais c’était lui qui avait commencé. Il s’accrochait à moi à la recherche de réconfort et, apparemment, lorsqu’il s’agissait de lui, j’en avais une quantité effrayante à donner.

– Qu’est-ce que je vais bien pouvoir raconter ? demanda-t-il d’une voix étouffée. Comment faire un putain de discours ?

– Dis-leur ce qu’elle représentait pour toi. Ils comprendront.

Il renâcla.

– Non, sincèrement. Il suffit de laisser parler ton cœur.

Il prit une inspiration tremblante, gardant son front contre moi.

– Pour couronner le tout, elle a téléphoné.

– « Elle » ? Qui t’a téléphoné ?

Je regardai le sommet de son crâne avec stupeur. Merde, il ne semblait pourtant pas délirant.

– Ma mère.

– Oh.

Ça n’augurait rien de bon. Ça valait toujours mieux pour lui que d’imaginer recevoir des coups de fil de la défunte, mais quand même.

– Qu’est-ce qu’elle voulait ?

– La même chose que d’habitude. De l’argent. (Sa voix était dure et faible. Si faible que je dus me concentrer pour l’entendre.) Je l’ai avertie de rester à l’écart.

– Elle est en ville ?

Il hocha la tête.

– Elle a menacé de se pointer à l’enterrement. Je lui ai dit que je la ferais arrêter si elle osait.

Merde, cette femme avait l’air d’un vrai cauchemar.

– David n’est pas au courant. Il ne faut pas qu’il sache.

– D’accord. Je ne le lui dirai pas.

Je n’étais pas convaincue que ce fût la meilleure solution mais ce n’était pas à moi d’en décider.

Ses épaules remontèrent sous mes mains, sa détresse nous enveloppant comme une carapace impénétrable. Nous étions seuls au monde.

– Ça va aller.

J’inclinai la tête et me penchai, le protégeant de mon corps. Mon cœur se crispa et mon détachement émotionnel s’évanouit. Impossible de lutter contre le désir de lui apporter du réconfort. D’habitude, c’était un homme exaspérant, indélicat, grossier. La colère me facilitait alors la tâche. Lorsqu’il se comportait comme un connard fini, j’arrivais à rester indifférente. Mais ces sentiments nouveaux et dangereux qui m’envahissaient étaient doux, idiots et mièvres. Je ne pouvais quand même pas me permettre de m’impliquer autant.

Mais qu’est-ce qui m’arrivait, bon sang ?

Il agrippa mes hanches généreuses et leva son visage vers moi. Il paraissait totalement vulnérable. Ses traits d’ordinaire anguleux étaient émoussés par la douleur et ça ne rendait sa beauté que plus évidente. J’humectai mes lèvres soudain sèches. Ses doigts se crispèrent et se resserrèrent contre moi puis son front se plissa lorsqu’il aperçut la tache humide sur mon chemisier.

– Désolé.

– Ne t’en fais pas pour ça.

Il desserra son étreinte et mes jambes vacillèrent sous l’effet de la séparation.

Le charme rompu, la gêne déferla comme un raz-de-marée. Je pouvais presque sentir ses défenses se réédifier. Les miennes étaient plus lentes, plus faibles. Maudites défenses. Quelqu’un avait troqué mon titane contre du papier d’alu, me laissant béante et exposée. C’était entièrement sa faute. L’espace d’un instant, il était descendu de son piédestal auto-imposé. Il avait été honnête avec moi, m’avait montré ses peurs, et je n’avais réussi qu’à marmonner un truc vaguement réconfortant. Franchement, je n’arrivais même pas à m’en souvenir. Pas étonnant qu’il se soit refermé comme une huître.

De plus, nous étions anormalement proches dans cette position. Seuls quelques centimètres nous séparaient. Jimmy me lança un bref regard embarrassé pour enfoncer le clou, au cas où je n’aurais pas remarqué. Manifestement, il regrettait ce qui venait de se passer. Et pour cause : il avait pleuré devant la boniche, bon sang !

– Je vais te chercher des vêtements, déclarai-je, sautant sur la première idée utile qui me traversa l’esprit.

Je traversai la pièce dans le brouillard, assaillie par toutes sortes de pensées et sentiments. Il fallait que je parle à ma mère. À ma connaissance, il n’y avait pas d’antécédents de maladies cardiaques dans la famille. La leucémie avait emporté oncle John. Mamie était morte d’avoir fumé un paquet par jour. Il me semblait que grand-tante Valérie avait attrapé une espèce d’étrange infection aux poumons mais je n’en aurais pas mis ma main au feu. Maman le saurait, elle. Quoi que mon cœur fût en train de faire, ça ne pouvait pas être bon. Je n’avais que vingt-cinq ans, bien trop jeune pour mourir. Mais probablement le bon âge pour devenir totalement hypocondriaque.

J’attrapai une chemise et une cravate dans le dressing de l’immense chambre principale. La mienne, de l’autre côté de la suite, n’était pas mal, mais celle-ci aurait fait honte au Ritz. Les draps, les couvertures et les coussins jonchaient le lit gigantesque. Non pas à cause d’acrobaties sexuelles car, à ma connaissance, l’homme était asexué, abstinent, ou les deux. Mais il était évident qu’il avait mal dormi. Je l’imaginais se tournant et se retournant, son corps puissant s’agitant sur ce grand lit ferme. Totalement seul avec ses mauvais souvenirs. Quant à moi, j’avais été dans la chambre en face de la sienne, seule moi aussi, sans parvenir non plus à trouver le sommeil. Certaines nuits, comme la dernière, mon cerveau refusait catégoriquement de se taire ou de se mettre en veille.

Je restai figée, hypnotisée par l’enchevêtrement de draps et de couvertures.

Encore une fois, mon cœur fit quelque chose d’étrange. Totalement hors contexte. Quant à ce qui se passait entre mes jambes, mieux valait l’ignorer. J’étais convaincue qu’une des clauses du contrat de travail proscrivait toute humidité de ma part, surtout si elle concernait un certain James Dylan Ferris.

– Hé, fit-il en apparaissant à côté de moi, me fichant la frousse de ma vie.

– Hé, répondis-je, hésitante, de nouveau hors d’haleine, pour je ne sais quelle raison

– peut-être devrais-je faire vérifier mes poumons, juste pour être sûre. Il faut que tu fasses un brin de toilette. Viens.

Il me suivit comme un enfant obéissant. Dans la salle de bains immaculée, les lumières m’éblouirent, aveuglantes après toute cette agitation émotionnelle. O.K., et maintenant ? Flacons et tubes jonchaient le lavabo. Mais mon cerveau saturé refusait de fonctionner.

– Dépêchons-nous, murmurai-je, surtout à moi-même.

Je posai sa chemise et sa cravate sur le meuble vasque, attrapai un gant de toilette et l’humidifiai. Si je n’avais pas été maquillée, je me serais passé le visage sous l’eau glacée pour qu’elle me fasse émerger de cette atmosphère étrange. Pendant ce temps, Jimmy regardait dans le vide, de nouveau perdu dans ses pensées. Lorsque je lui tendis le gant, il n’eut aucune réaction. Oh et puis zut, nous n’avions pas le temps, j’allais devoir m’y coller. Quand le tissu froid et humide toucha sa peau, Jimmy se cabra, les narines dilatées.

– Tiens-toi tranquille, lui intimai-je en me lançant dans ma toute première toilette au gant.

Pour résumer, je le frottai comme une folle. Dans ma ferveur, je le nettoyai même derrière les oreilles.

– C’est pas vrai…, marmonna-t-il en se dégageant pour essayer de m’échapper.

– Arrête de bouger.

Vint le tour de son cou, puis de ses épaules. J’humidifiai de nouveau le gant et passai à sa poitrine et son dos, en me dépêchant. Mieux valait ne pas réfléchir, ne voir en lui que Jimmy, mon patron. Encore mieux : le corps sous mes mains était une pierre, pas le moins du monde réelle, malgré la chair de poule qui parcourait le corps de Jimmy. Les désirs de base ne comptaient pas quand le devoir était en jeu, les montées d’hormones et les émotions devaient passer au second plan. Je pouvais y arriver.

– O.K. Chemise.

J’attrapai le coton épais et lui tins le vêtement ouvert. Il l’enfila. Une peau douce effleura le revers de mes doigts, me faisant frissonner. Je fermai les boutons d’une main hésitante.

– Il nous faut des boutons de manchettes. Et je ne sais pas faire le nœud de cravate.

– Je m’en occupe.

Je lui tendis l’élégante bande de soie noire. Parfait, j’avais simplement besoin d’un peu d’air, et le plus frais serait le mieux.

Jimmy me contourna pour retourner dans la chambre. Du premier tiroir de sa commode, il retira une paire de boutons de manchettes argentés et les attacha aux poignets de sa chemise. Le connaissant, ils devaient être en platine. Ses tatouages dépassaient des manches et du col de sa chemise. Il ne pouvait passer pour rien d’autre que la rock star qu’il incarnait. Jamais il n’aurait pu se cacher ou se fondre dans la masse : cet homme était bien trop beau pour ça.

– Tu as besoin d’autre chose ? lui demandai-je en le suivant comme un petit chiot perdu.

Mes orteils étaient tendus tandis que mes mains pendaient mollement le long de mon corps. Il n’avait pas besoin de savoir à quel point il me rendait nerveuse.

– Non, c’est bon.

Chaussettes et chaussures attendaient au pied du lit. Il s’assit et ses mains s’affairèrent. Sa veste de costume était accrochée au dossier d’une chaise, un long manteau noir en laine plié au-dessus. Tout était prêt.

– Tu as ton discours ?

Son froncement de sourcils s’accentua.

– Ouais. Dans ma poche.

– Super. Laisse-moi simplement prendre mon sac et ma veste.

Il hocha le menton et son regard glissa sur moi.

– Tu es très jolie, au fait.

– Ah, merci.

– Ce n’est qu’un constat. Tu es jolie.

Et il se retourna.

Quant à moi, je restai immobile, sous le choc de ce compliment. Puis, pour je ne sais quelle raison, laisser Jimmy seul ne me parut soudain plus une bonne idée. Ça me tracassait. Et s’il avait une nouvelle crise d’angoisse et que je n’étais pas là pour le calmer ? Sa sobriété était un enjeu trop important pour courir un tel risque.

Lèvres pincées, il étudia la tache qui séchait lentement sur mon chemisier.

– Tu es sûre que tu n’en parleras à personne ?

– Non. Jamais.

Il inspira entre ses dents et son visage se détendit.

– O.K.

Je hochai la tête et lui adressai un petit sourire.

– Écoute, Lena…

– Hmm ?

Il se retourna.

– Il n’y a rien ici. Ni pilules ni alcool. Je suis clean. Je ferai un test salivaire et tu peux fouiller la chambre…

– Pas la peine, répondis-je, déroutée. Si c’était le cas, tu ne m’aurais pas demandé d’aller te chercher quelque chose et nous aurions à présent une conversation totalement différente. Ou alors tu serais à nouveau en désintox et moi au chômage.

– Pas faux.

L’espace d’un instant, aucun de nous ne dit plus rien. Je croisai les bras sur ma poitrine, le visage crispé, tendu.

– Tu peux me laisser seul. Tout va bien. Va chercher tes affaires. Fais ce que tu veux mais dépêche-toi.

– Pas de problème ! répondis-je en lâchant un de ces petits rires faux et embarrassés. Ouais, O.K. Je vais les chercher.

– Super.

Il passa une main dans ses cheveux, comme il le faisait des dizaines de fois par jour depuis que je travaillais pour lui. Rien de nouveau. Mais mon cœur battit la chamade une fois encore.

Non. NON.

Ça ne pouvait pas avoir de rapport avec lui, je refusais de le croire.

– Qu’est-ce que tu attends ?

Son visage reflétait l’agacement, merci mon Dieu. Sa franche irritation me soulagea considérablement : nous étions de retour à la normale.

– J’y vais, j’y vais.

– Maintenant ?

– Tout de suite.

Je partis à petites foulées et claquai la porte de la chambre derrière moi.

Je ne ressentais rien pour Jimmy Ferris. Quelle idée ridicule. C’était un ancien drogué. Et si je l’admirais et le respectais pour avoir repris sa vie en main et mené cette bataille, je n’avais aucun besoin de m’engager avec quelqu’un dont la sobriété datait d’à peine six mois. En outre, la majeure partie du temps, Jimmy n’était pas un mec particulièrement sympa. L’absence totale d’intérêt et de considération pour quiconque habitait cette planète était son mode par défaut.

Mais surtout : c’était mon patron.

Je n’avais pas de sentiments pour lui. Impossible. Dans le passé, j’avais craqué pour d’improbables connards de première, instables, et fieffés criminels, mais j’en avais fini avec ça. Surtout le côté connard et instable. Non, je ne ressentais rien pour lui. J’avais vraiment mûri et tout et tout, pas vrai ?

Je m’affalai contre le mur le plus proche.

– Et merde…

Je pris une profonde inspiration et me concentrai sur l’enterrement.

Les choses allaient s’arranger.