Les choses ne s’arrangèrent pas.
Visiblement, la mère de Mal adorait les lys. La riche odeur sucrée me fit tourner la tête. Heureusement qu’on nous avait réservé des sièges au premier rang avec la famille, car l’église était pleine à craquer. C’était vraiment étrange d’être assise avec les Ericson étant donné que je les connaissais à peine, mais c’était ce que voulait Jimmy. La sécurité gardait l’entrée, repoussant les curieux. Malgré leur présence et le mauvais temps, un groupe de fans attendait dehors. Lorsque nous entrâmes, ils crièrent le nom de Jimmy en agitant des tee-shirts et autres objets dans l’espoir d’obtenir un autographe. J’avais envie de les insulter, de leur dire de dégager. Mais Jimmy, lui, les ignora. On aurait pensé que, dans sa ville natale, il y aurait plus de respect pour sa vie privée, surtout à un moment comme celui-ci. Certaines personnes ne réfléchissaient pas, ou ne voulaient pas réfléchir. Seuls comptaient leurs désirs et les autres pouvaient bien aller se faire voir.
Comme je les détestais, ces gens-là.
À l’avant, l’organiste entama un air que tout le monde reprit en cœur du mieux possible. Ce serait ensuite le tour de Jimmy. Son visage semblait encore plus pâle que d’habitude, presque gris. L’homme ne s’accrochait peut-être plus à moi mais il n’allait visiblement pas bien. J’attrapai sa main et la maintins serrée même quand il tenta de se dégager. Le regard qu’il posa sur nos mains jointes était manifestement perplexe.
– Tout va bien, déclarai-je.
Il renonça à se libérer et se mit à tripoter le nœud de sa cravate.
– Jimmy, tu vas être parfait.
Le chant ralentit. Mal se tourna vers nous. Mon Dieu… son visage… Il semblait anéanti, les yeux brillants de douleur. Anne, sa petite amie, se tenait à son côté, un bras fermement enroulé autour de la taille du batteur. Il y a une semaine ou deux, leur belle histoire d’amour avait connu un accroc. Quel plaisir de les voir de nouveau ensemble. Surtout aujourd’hui.
Mal adressa un petit signe de tête à Jimmy, lui donnant le signal, et si, au départ, c’est peut-être moi qui m’accrochais à lui, la situation était à présent complètement inversée. Ses doigts se cramponnaient aux miens. Il était comme figé.
À ma gauche, David se pencha en avant, les sourcils froncés.
– Jim ?
Il y eut un murmure dans la nef, la foule s’agitait. Dans la chaire, le pasteur s’avança et tendit le cou, dans l’expectative.
Il fallait que quelqu’un fasse quelque chose.
– Allons-y, déclarai-je.
Je posai ma main sur son dos et le poussai. Fort. Il cligna lentement des paupières comme si je l’avais réveillé d’un profond sommeil.
– Il faut y aller, Jimmy. C’est ton tour, murmurai-je. Avance.
D’un pas douloureusement lent, il avança en direction de l’allée. Je le suivis, le poids de tous ces regards me faisant dresser les cheveux sur la nuque. Aucune importance. Nous avançâmes côte à côte, ma main le guidant sans jamais quitter son dos. En haut des marches puis sur l’estrade. Je fourrageai dans la poche de son manteau à la recherche de son discours que je posai à plat devant lui. Notre étrange comportement provoqua des murmures dans l’assistance. Qu’ils aillent se faire voir. Rien ne comptait plus que de le voir survivre à cette journée.
– Ça va aller ?
Il se rembrunit.
– Ouais.
Je fis un pas de côté.
L’espace d’un instant, son regard balaya la foule, passant de David à Ev, puis à Ben, le bassiste prodigieusement grand, pour finir par Mal et Anne. Enfin, il se tourna vers moi, sa bouche comme une ligne sombre mais les yeux suppliants. Je lui fis un petit sourire et levai discrètement le pouce. Il pouvait y arriver, je le savais. Car Jimmy Ferris était spécial et compliqué, beau et bestial, tout cela à la fois. Un artiste-né.
Il abaissa presque imperceptiblement le menton en réponse et je laissai échapper un soupir. Il pouvait le faire, et il le ferait.
Pourtant, j’aurais juré ressentir le poids de sa douleur menaçant de me couper en deux. Une espèce de surcharge empathique avait commencé à l’hôtel et, à présent, je n’arrivais pas à séparer mes sentiments des siens. Pire, je ne le voulais pas. Il m’avait laissé entrer, à dessein ou non, et je ne pouvais pas l’abandonner maintenant.
Demain, je prendrais du recul. Mais, aujourd’hui, il avait besoin d’une amie.
– Salut, commença-t-il d’une voix profonde et sonore qui portait à la perfection. Mon nom est Jimmy Ferris. J’ai rencontré Lori Ericson pour la première fois lorsqu’elle nous a laissé répéter dans son garage. Je devais avoir seize ans. Au début, M. Ericson n’était pas emballé mais Lori l’a convaincu. Personne d’autre n’aurait accepté. Pour être honnête, nous faisions un raffut de tous les diables. Putain, nous n’avions pas la moindre idée… pardon. Nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous faisions.
« L’été, elle nous apportait des grandes carafes de limonade. Ceux qui me connaissent ne seront pas étonnés d’apprendre que j’en jetais un quart pour la remplacer par de la vodka bon marché que j’avais convaincu un des gars d’acheter pour moi. (Il regarda son frère qui lui retourna un sourire crispé.) Bref, continua-t-il en s’éclaircissant la voix. Un jour, elle m’a pris en flagrant délit. Peu importe que je fasse deux fois sa taille, elle m’a attrapé par l’oreille, me l’arrachant presque. Puis elle m’a traîné dehors et m’a passé un savon. Lorsqu’elle a eu terminé, je n’en menais pas large. Gentille ou non, Lori était douée pour vous faire culpabiliser. Puis elle s’est calmée et a discuté avec moi. De tout et de rien. Par la suite, chaque fois que je retournais chez elle, elle prenait le temps de me parler, même si ce n’était que pour deux minutes. Comme notre mère avait déjà mis les voiles, je n’étais pas habitué à ça à la maison. Je n’étais pas le fils de Lori. Je n’étais probablement même pas le genre de gamin qu’elle voulait voir le sien fréquenter. Mais elle a toujours mis un point d’honneur à garder un œil sur Dave et moi. Elle s’est assurée que nous avions de quoi manger et nous habiller, que nous ne manquions de rien. Elle s’est occupée de nous quand personne d’autre ne le faisait.
Jimmy marqua une pause et étira puis plia fermement les doigts.
– J’aimerais pouvoir vous dire qu’après cet épisode j’ai arrêté de boire dans le garage de Lori. C’est comme ça que l’histoire devrait se terminer. Mais j’imagine qu’une partie de moi était déjà dépendante. J’ai en effet arrêté quelques jours, puis j’ai recommencé, en douce. Je ne supportais pas l’idée de la décevoir. On pourrait croire qu’elle n’en a pas assez fait, qu’elle n’a pas eu beaucoup d’influence. Mais ce qu’elle a fait était énorme. C’est la première personne à m’avoir jamais donné envie d’être meilleur. D’être quelqu’un de bien. De faire quelque chose de ma vie. Et ça, c’est un véritable pouvoir. Si vous arrivez à donner envie à un type comme moi d’être meilleur, alors vous êtes vraiment spécial.
Jimmy ramassa soigneusement la feuille de papier devant lui et la replia. Il n’en avait pas besoin. La poésie était en lui, dans la façon dont il mettait son cœur à nu devant tous ces gens. Il se tenait, digne, face à l’auditoire. Sa vérité n’était peut-être pas flatteuse, mais il y avait de la force dans sa posture, de la fierté. La chaleur envahit ma poitrine à ce spectacle. Un sentiment de satisfaction que je n’avais pas ressenti depuis bien longtemps. Ce n’était pas moi qui avais écrit l’éloge funèbre, certes, mais quand même…
– Vous vous demandez peut-être pourquoi j’ai choisi de vous raconter cette anecdote, reprit-il d’une voix calme et mesurée. C’est vrai, elle ne me montre pas sous mon meilleur jour. Mais je pense qu’elle vous donne une idée de l’importance que Lori avait pour moi. Ce qui faisait d’elle une femme si extraordinaire, c’était… qu’elle s’intéressait aux autres. Elle se souciait vraiment des gens. Et c’est aussi rare que beau. C’est pourquoi elle va tant nous manquer.
J’essuyai une larme du dos de ma main avant que Jimmy ne me surprenne en train de pleurer. Je ne fus malheureusement pas assez rapide. Mais bon, ce n’est pas comme si j’étais la seule. Encore un peu et l’église était inondée.
Il se tourna vers moi, le visage dénué d’émotion.
– Allons-y.
– O.K., répondis-je en reniflant.
Nous retournâmes à nos places, sa main, cette fois, posée au creux de mes reins pour me guider. Avant même notre arrivée, Mal se leva. Sans un mot, il enlaça Jimmy. Il le serra fort et lui donna une petite tape sur le dos comme le font les hommes. Il fallut un moment à Jimmy pour réagir et lui rendre son étreinte. L’organiste se remit à jouer et, autour de nous, tout le monde se leva. Les voix remplirent l’église.
Je me glissai sur le banc et m’assis. Jimmy prit place à côté de moi et la jambe de son pantalon frôla la mienne. Je m’attendais qu’il me demande de me pousser, même si l’apparition soudaine d’un sac à main à côté de moi m’en aurait de toute façon empêché. Mais il n’en fit rien. Honnêtement, après tout ce drame et ces émotions, être l’un près de l’autre me semblait une bonne idée.
Pour lui, bien sûr. Moi, j’allais bien.
Il baissa brièvement les yeux sur l’endroit où nos corps se touchaient avant de détourner le regard.
– Ça va ?
– Oui. Toi ?
Il poussa un grognement inintelligible. Je pris ça pour un oui.
– Tant mieux, répondis-je en posant mes mains sur mes genoux.
Le pasteur prit la parole. La jambe de Jimmy s’appuya un peu plus fermement contre la mienne. Mais il regardait droit devant lui, apparemment inconscient de ce que faisait sa cuisse. Son visage ne trahissait aucune émotion. Peut-être était-ce sa façon de me remercier. Ou peut-être avait-il une crampe. Qu’importe. Un petit sourire ourla mes lèvres et je laissai retomber mes épaules de soulagement.
Nous avions réussi. Nous avions survécu.